Chapitre 5 : Perdu dans la neige
Dirk venait d'atteindre le sommet de la crête qui dominait la crique du Dragon noir. Debout face au large, la barbe et la chevelure balayées par le vent relativement calme de ce matin d'hiver, il respirait avec bonheur l'odeur salée des embruns formés par les vagues d'une mer grise. Il avait neigé durant la nuit. Suffisamment pour recouvrir l'herbe rase et le sable blond sur la plage. Autour de lui, le paysage offrait une blancheur immaculée, que seule déparait l'empreinte de ses bottes doublées de fourrure.
Entre la veste en cuir de chèvre et la tunique à longues manches en peau de lapin qu'il portait, il se sentait prêt à affronter les températures les plus froides. Pour l'heure, un rayon de soleil se frayait un passage entre les nuages bas, et il pouvait se repaître du panorama en toute sérénité. Il aimait se tenir ainsi en haut de la bute sableuse, bravant les éléments tout en posant un regard à la fois attendri et fier sur l'activité humaine qui se déroulait en contrebas.
Habitués aux frimas, les habitants du fortin, construit en retrait de la mer sur une petite plaque rocheuse émergeant de la dune, vaquaient à leurs occupations quotidiennes, en discutant ou s'invectivant, suivant les caractères de chacun. Niché un peu plus bas, près de la jetée qui avançait dans les flots, le village de pêcheur érigé sur pilotis était tout aussi animé. Les barques et leurs filets tanguaient sur les vagues, tandis que voiles et rames sagement déposées, les drakkars amarrés un peu plus au nord s'abritaient du vent dans une anse calme.
Attendri par cette vue paisible et industrieuse, Dirk huma avec bonheur l'odeur de harengs saurs qui remontait vers lui. La pêche avait été bonne cette année et les barriques remplies de petits poissons fumés étaient assez nombreuses pour affecter la moitié au commerce. Les moissons avaient été tout aussi généreuses et la chasse garnissait les saloirs. Les granges débordaient de fourrages. Si le gel et la neige s'installaient durablement, ils mangeraient à leur faim et le cheptel de moutons à l'épaisse toison blanche, qui faisait la fierté et la renommée de ceux qui demeuraient à terre, atteindrait le printemps sans qu'ils aient à trop sacrifier de bêtes.
Suite à des négociations avisées, cela faisait des mois que les clans venus des lointaines mers du nord ne les avaient plus attaqués. Avec un peu de chance, cette année encore, il passerait l'hiver en toute quiétude. Il n'en négligeait pas pour autant d'envoyer régulièrement quelques hommes patrouiller aux confins de son domaine. La sécurité des fermiers les plus isolés en dépendait.
Levant les yeux vers le ciel, le géant roux adressa une prière muette en remerciement à Odin, pour l'existence qu'il menait. Il se trouvait à sa place. Il aimait ces gens sur lesquels il veillait ; il aimait ce lieu dont il était devenu le jarl ; il aimait sa fonction de gestionnaire, de garant de l'autorité tout autant que de protecteur. Les dieux l'avaient béni et ils les révéraient en retour. La vie n'était pas à proprement parler douce, mais c'était la sienne, et pour rien au monde il n'en aurait changé.
Rasséréné par tant d'éléments favorables, il reprit sa marche d'un pas tranquille. Il n'était pas vraiment pressé de rejoindre le fortin. En principe, les gens demandaient à le rencontrer en matinée pour régler tel ou tel problème. Une fonction honorable, indispensable pour le maintenir informé de l'état d'esprit de chacun, mais fastidieuse. Le drakkar de son cousin Alarik venait d'accoster, et il était personnellement descendu l'accueillir. Pour ce faire, il avait délégué son ennuyeuse obligation à son beau-frère Olaf, homme de bons conseils et ami fidèle.
Alors qu'il progressait, il remarqua les baies rouges emperlées de givre d'un buisson sauvage. Un sourire aux lèvres, il se baissa pour casser un branchage. La fragilité de ce décor naturel s'estomperait rapidement à la chaleur du foyer, mais il savait qu'il plairait à sa femme, Brunhilde, d'observer les petites rosaces marbrées disparaître. Douce et effacée, sa seconde épouse ne ressemblait en rien à Hilda, la mère de son fils Solveig.
Un instant, l'afflux de ses souvenirs voila son regard. Hilda était une guerrière aussi accomplie qu'intrépide, qui combattait courageusement à ses côtés. C'était une maîtresse femme, ne mâchant pas ses mots, ardente au lit et capable d'abattre le travail de deux hommes quand il le fallait. Elle était morte durant une attaque dix ans plus tôt, alors qu'elle défendait le fortin, tandis qu'il visitait ses fermiers. Il l'avait pleuré, longtemps, avant de remarquer les timides regards énamourés que lui jetait Brunhilde.
Il avait choisi cette dernière, car son fils avait encore besoin d'une mère, et que la jeune femme semblait disposée à le materner. Sans doute aussi parce qu'elle ne manifestait aucun intérêt pour les armes. Paisible et prévenante, Brunhilde ne songeait qu'à entretenir son intérieur et à veiller à ce que les enfants et lui ne manquassent de rien. De son côté, ses sentiments personnels se tissaient davantage de tendresse et de respect que de passion, mais il avait fini par s'attacher sincèrement à elle. Elle s'était occupée de Solveig comme une mère, et le jeune garçon, maintenant âgé de15 ans, l'adorait.
Elle lui avait surtout donné deux filles qu'il aimait pardessus tout. Deux petites princesses de sept et neuf ans, qui ressemblaient à sa seconde épouse par leur blondeur et la joliesse de leurs traits. L'aînée, Mathilda, avait hérité de la douceur et de l'esprit casanier de sa mère, tandis que la cadette, Sigrid, ne rêvait que de combats et d'aventures par-delà les mers. Son frère entraînait d'ailleurs cette dernière à l'épée depuis le printemps, et la gamine se débrouillait plutôt bien.
Retrouvant son entrain, Dirk reprit sa progression solitaire. Oui, décidément, il était fier des siens ; il était fier de ses gens ; il était fier de ce coin de landes battu par les vents. Il regrettait simplement le départ de son frère cadet, dix-huit mois plus tôt. Mais Rolf n'avait pas eu le choix. Les naissances se multipliaient, et l'arrivée de plusieurs familles, chassées par un hiver particulièrement rude dans le nord, avait fini d'occuper toutes les terres arables disponibles. Trop de monde et pas assez de ressources. Il était temps de fonder une autre colonie.
Rolf avait fait valoir sa voix au conseil, pour demander de naviguer vers le sud-ouest avec une vingtaine de célibataires, vers ces îles gigantesques que ceux qui l'avaient précédé décrivaient comme plus vertes, moins froides, plus favorables à l'agriculture et dotées de filles parfois aussi rousses que celles qui peuplaient leurs côtes. Commerçant avisé, Alarik l'avait accompagné, permettant ainsi aux nouveaux arrivants de s'installer avec un peu plus que le nécessaire.
Aujourd'hui, son cousin rentrait pour la première fois de ce long périple. Rolf et ses hommes n'avaient pas eu besoin d'user de leurs haches ou de leurs épées pour s'imposer. Ils ne désiraient d'ailleurs pas piller. L'île où ils avaient débarqué était pratiquement déserte, mis à part deux villages de pêcheurs, qui n'avaient marqué aucune hostilité à leur venue. Leurs filles étaient belles et trois unions avaient déjà été célébrées. Pour sa part, Alarik souhaitait commercer. De l'avoine, de l'orge et des choux contre du hareng saur.
Dirk était heureux de ses bonnes nouvelles. Son frère avait toujours eu la parole facile et il ne doutait pas de son talent pour conclure un accord devant une chope de bière. Il construirait une base solide là-bas.
Le cri d'un oiseau de mer tira le colosse de ses pensées. Décrochant du sommet de la crête, le chemin descendait à présent dans une large combe. Du fortin, il n'apercevait plus que les toits fumants et le haut de la palissade en bois. Quelques fermes dessinaient leur relief enneigé dans la plaine. Dépourvue d'arbre, celle-ci s'étirait à perte de vue sur sa droite, tandis qu'au loin les cimes arrondies des collines se perdaient dans les nuages.
Il connaissait ce paysage par cœur. Ainsi son œil fut-il immédiatement interpellé par la tache sombre, qui n'avait rien à faire sur le tapis blanc qui s'étendait devant lui. Elle était trop loin pour déterminer de quoi il s'agissait. Elle n'en était pas moins suffisamment grosse pour être repérée et elle était visiblement apparue après la chute des derniers flocons.
Intrigué, mais également méfiant, Dirk bifurqua dans cette direction. Peu d'ennemis osaient s'avancer si près en cette période de l'année, mais certains se montraient parfois si inventifs qu'il préférait vérifier de quoi il en retournait. Progressant à grandes foulées malgré la poudreuse, il eut tôt fait d'atteindre sa cible. En identifiant la forme étendue sur le sol, sa dextre proche de la hache passée à sa ceinture retomba. Allongé sur le ventre, enveloppé dans une cape qui l'emmitouflait jusqu'au pied, le corps d'un enfant inanimé reposait.
Lâchant son branchage gelé, le géant s'agenouilla à ses côtés avec inquiétude. Avec une délicatesse qui aurait surpris plus d'un de ses opposants au combat, il le retourna entre ses bras. Écartant les mèches brunes d'une chevelure mi-longue collée par la neige, il découvrit le visage exsangue d'un gamin d'une dizaine d'années, maigre comme un chevreau né avant terme. Il ne pouvait s'agir d'un des petits des fermes environnantes. Il les connaissait tous, blonds ou roux, aucun ne possédait une tignasse aussi sombre.
L'enfant ne semblait pas blessé. Il n'avait pas de fièvre non plus. Sans doute était-il épuisé et à demi mort de froid. D'où venait-il ? Regardant autour de lui, Dirk remarqua que les seules empreintes menant à l'inconnu étaient les siennes. Ce dernier n'était tout de même pas tombé du ciel ! Songeur, le colosse décida d'élucider ce mystère plus tard. Le plus urgent était de ramener le garçonnet au chaud.
Son arrivée au fortin, accompagnée du fardeau léger qu'il portait entre les bras, suscita aussitôt la curiosité. La couleur de la chevelure du petit éveillait l'intérêt, mais également la perplexité. Tous se mirent à discuter en essayant de se souvenir des enfants nés dans les clans voisins, où existaient des têtes brunes, mais personne n'était capable de déterminer auquel il appartenait, encore moins comment il était arrivé là. Aucun drakkar autre que les leurs n'avait récemment longé les côtes, aucune barque de pêche non plus, et pas un voyageur n'avait été aperçu traversant les collines depuis des semaines.
Dirk achoppait toujours sur ce point d'interrogation, alors qu'il regardait Brunhilde réchauffer les pieds du gamin en les bassinant d'un linge trempé dans de l'eau tiède, additionnée d'herbe soulageant les engelures. Le jeune garçon avait été déposé sur un lit aménagé dans un coin de leur logement privé, situé à côté de la salle du conseil.
Relevant la tête, sa femme lui adressa ce sourire paisible qui la différenciait tant d'Hilda.
— Il dort, l'informa-t-elle. Il est simplement épuisé et il a eu très froid. Il a besoin de repos.
Pour la première fois depuis leur mariage, elle avait fait acte d'autorité en repoussant dehors les curieux. Il restait seul avec ses filles, dans la grande pièce affectée aux libations et aux travaux de la vie quotidienne. Mathilda avait spontanément pris la place de sa mère à son arrivée, pour surveiller la cuisson du repas. Sage et industrieuse, elle se contentait de lancer quelques regards furtifs du côté du garçonnet.
Sigrid fixait pour sa part celui-ci avec beaucoup moins d'amabilité. Occupée précédemment à attacher l'empennage d'une flèche, elle délaissait à présent cette tâche, qui passait pourtant avant tout ce qu'on lui demandait en temps ordinaire, pour se porter régulièrement près du naufragé des neiges. La méfiance s'affichait clairement sur son visage. Dirk observait son manège avec étonnement. Jamais la plus jeune de ses filles n'avait montré une telle nervosité.
— Je ne l'aime pas ! déclara-t-elle soudain, en se plantant pour la troisième fois devant le lit.
— Voyons, Sigrid, la gronda Brunhilde. Ce garçon n'a pas encore ouvert les yeux. Comment peux-tu deviner si tu l'apprécieras ou non à son réveil ? On ne juge pas ainsi les gens.
— Je sais ce que je dis, s'entêta la gamine. On peut être malade et pas aimable.
Dirk retint un sourire. Il aurait dû la tancer également, mais le caractère bien trempé de sa fille l'amusait. Tournant le dos à sa mère, cette dernière ramassa son arc d'un air rageur pour aller s'entraîner dehors. La voyant s'approcher de la porte, un grand chien gris à poil long se leva à son tour pour la suivre. Find avait reçu le droit exceptionnel de venir chauffer ses os à l'intérieur de la maison le jour où il avait vaillamment défendu la petite contre une meute de loups. Depuis, lui et Sigrid étaient inséparables.
En passant près du lit, l'échine du vieux chien se hérissa et il grogna.
— Find ! le rappela à l'ordre Brunhilde. Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi.
Dirk regarda sa fille et son protecteur sortir de la pièce, avant de poser des yeux pensifs sur le garçonnet.
Lorsque son fils aîné se pencha à son tour sur l'inconnu, il observa avec intérêt sa réaction. Contrairement à sa sœur, celui-ci ne manifesta aucune répulsion. À son exemple, celui de sa mère, de Mathilda et de l'ensemble de leur communauté, il paraissait plutôt s'inquiéter du sort du gamin.
— C'est heureux que vous l'ayez secouru, père. Il est si maigrelet qu'il n'aurait pas survécu longtemps seul dans la neige.
Solveig rentrait d'une inspection avec deux de ses meilleurs hommes, qui l'avait mené à deux jours de marche vers le sud. Dirk l'interrogea donc sur l'éventualité d'une rencontre, en espérant fortement que celle-ci expliquerait la présence du petit garçon parmi eux.
— Tu n'as rien remarqué durant ton déplacement ?
Pressentant que sa réponse allait le décevoir, le jeune homme secoua la tête d'un air désolé.
— Pas âme qui vive, mis à part nous.
— J'aimerais tout de même bien savoir d'où vient ce gamin, maugréa Dirk en dévisageant le frêle endormi.
« Et comprendre comment il a atterri si près du fortin sans laisser de traces », ajouta-t-il mentalement pour lui-même.
— Nous le saurons quand il se réveillera, répliqua son fils, sans percevoir son trouble.
Le regard bleu de son aîné contenait une assurance si tranquille que le colosse en ressentit un apaisement immédiat. Reconnaissant, il gratifia celui-ci d'une grande claque chaleureuse dans le dos. Solveig possédait une logique indéniable, et des qualités qui le rendaient fier d'être son père. Franc, honnête, pas méchant pour un sou, dévoué à sa famille et à ses amis, intrépide au combat, et malheureusement pas assez méfiant pour faire un bon jarl après lui. Le conseil déciderait après sa mort.
Dirk n'en suivit pas moins l'avis de son fils. Il se tracassait vraisemblablement pour rien. Évitant de s'éloigner du fortin durant tout le reste de la journée, il patienta jusqu'à ce qu'un battement de cils frémisse sur la joue pâle du rescapé. Plus rapide que lui, Brunhilde se précipita à son chevet pour le questionner d'une voix rassurante.
— Tu te sens mieux, mon petit ?
Lentement, l'enfant ouvrit les yeux. Ses iris, aussi sombres qu'une nuit d'été sans lune ni étoile, accrochèrent immédiatement ceux de la jeune femme. Durant quelques instants, ils reflétèrent une dureté insondable avant de brusquement s'adoucirent et de manifester une interrogation naturelle. Dirk se demanda s'il n'avait pas rêvé. Il était en tout cas préférable que Sigrid, partie avec son frère échanger quelques coups de lames, fut absente. Sa cadette aurait à coup sûr usé d'une de ses réparties spontanées manquant singulièrement de diplomatie.
Compatissante, Brunhilde aida le garçonnet à s'asseoir sur sa couche.
— Où suis-je ? demanda faiblement celui-ci.
Le regard craintif qu'il jetait maintenant autour de lui finissait de convaincre le jarld qu'il s'était méchamment laissé déborder par son imagination. Un enfant de cet âge ne pouvait pas jouer aussi bien la comédie.
— Tu es au fort du Dragon noir, répondit sa femme. N'aie pas peur, nous allons t'aider.
Affichant un air désespéré, le gamin se lamenta.
— Mais je veux rentrer chez moi.
Dirk trouva le moment opportun pour intervenir.
— Nous ferons en sorte de te ramener chez toi, mon garçon. Mais pour cela, il faut d'abord que tu nous dises d'où tu viens.
Tournant la tête dans sa direction, le petit rescapé plongea ses yeux dans les siens et le géant eut l'impression d'y lire la même froideur dénuée d'émotions que précédemment. Une sensation fugace, vite remplacée par le sentiment que le gamin quémandait seulement de l'aide, mais qui n'empêcha pas un frisson glacé de remonter le long de son échine.
— Je dois rentrer chez moi, insista celui-ci, sans répondre à sa question.
Patient, Dirk la reposa :
— D'où viens-tu ?
Plissant le front, l'enfant eut l'air de réfléchir profondément, avant de répliquer en lui offrant une mine un peu perdue.
— Je ne m'en souviens plus.
Il paraissait sincère. Malgré tout, le colosse n'arrivait pas à se sentir ému.
Au contraire, sa femme semblait totalement sous son charme. L'attirant contre elle, elle le cajola.
— Ne crains rien. Ce n'est pas grave, ça va te revenir. En attendant, nous prendrons soin de toi.
Statique à leurs côtés, Dirk les observait sans parvenir à s'attendrir. On célébrait pourtant son sens de l'hospitalité dans toute la région, et il aimait les enfants, mais il aurait été incapable de bercer celui-là entre ses bras. Le plus étrange étant qu'il ne savait pas dire pourquoi.
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