Chapitre 12 : Les méandres du temps
Repoussant tant bien que mal les ronces qui lui bouchaient le passage, Craven se frayait un chemin derrière Dirk. Il avait rejoint le jarl à l'heure dite, devant la faille ouverte dans la roche qui coupait le sentier menant à l'orphelinat. Cet obstacle naturel datait d'une centaine d'années. Il était apparu lors d'une secousse sismique qui avait ébranlé l'île entière, sans faire d'autres dégâts que celui de cette large et profonde entaille dans la pierre.
Les tremblements de terre n'étaient pourtant pas un danger sur Andhon Island. Aucun n'avait été signalé avant cet épisode, et pas un frémissement du sol n'était survenu depuis. Ni les scientifiques de l'époque ni ceux d'aujourd'hui n'expliquaient cette anomalie. Un « saut du diable » de plus, pour les amateurs d'ésotérismes de tout poil, auquel George ne donnait pas totalement tort dans son for intérieur.
Depuis l'effondrement du sentier, un pont de bois suspendu permettait d'accéder de l'autre côté, mais il n'avait jamais été entretenu. Les cordes s'effilochaient et les planches étaient en partie pourries. Plutôt que de faire le détour par la route qui longeait la mer, il fallait avoir le cœur bien accroché pour s'y risquer.
En voyant le géant poser le pied sur cette passerelle de fortune, le policier ne put s'empêcher de remarquer :
— Pourquoi ne pas gagner le bosquet en arrivant de l'autre côté ?
Sans même lui accorder un regard, son guide répliqua :
— Si on passe par-derrière, rien ne se produit.
À son ton rogue, Craven saisit qu'il n'aurait pas droit à plus d'explications. Ce que le colosse désirait lui montrer dépassait sans doute un exposé simple.
Prudemment, les deux hommes franchirent l'obstacle, en s'engageant l'un après l'autre sur le pont branlant. George ne respira normalement qu'une fois de l'autre côté. Son calvaire n'était pourtant pas terminé. Une marée de ronces, plus hautes encore que les précédentes, se dressait devant eux. Le jarl s'était heureusement muni d'une large faucille. Aussitôt, il se mit à la manier d'une poigne exercée pour agrandir un passage.
Avançant précautionneusement entre les tiges hérissées d'aiguillons, le commissaire le suivit.
Enfin, ils atteignirent le bosquet. L'épaisseur de l'entrelacs des branches faîtières assombrissait le sol même en plein hiver, et nettoyait les buissons à leur pied. Mais les troncs se serraient entre eux dans un désordre tellement inextricable qu'il était difficile de progresser. Malgré le froid, Craven commençait à transpirer à grosses gouttes sous son manteau.
Le nez tourné vers le sol pour vérifier où il posait les pieds, il faillit percuter le géant lorsque celui-ci s'immobilisa brusquement devant lui.
— C'est là, énonça ce dernier en tendant le bras.
Relevant la tête, le policier se porta à sa hauteur. Une sorte de clairière étroite, taillée à même la roche, s'offrait à leur vue. Un trou d'environ deux mètres de circonférence occupait son centre. Aucune raison géologique ne justifiait sa présence. Il semblait plonger profondément dans le sol, dans un à pic ouvrant sur un monde plus sombre que la nuit. De part et d'autre, les branches entrelacées des arbres formaient une cathédrale végétale qui le protégeait jalousement des regards, fût-ce de ceux venus du ciel.
Mais George fut davantage surpris par l'impression désertique qui émanait de ce lieu. Pas une ronce, pas une feuille, pas un brin d'herbe ne souillait la marge de roche nue qui l'encerclait ; pas le moindre chant d'oiseaux ni le plus petit crissement d'insecte ne s'entendaient aux alentours ; nulle trace de gibier n'était repérable. Cet endroit respirait la mort.
Des gaz toxiques s'échappaient-ils de cet orifice ? Il aurait aimé y croire, mais son instinct lui soufflait qu'il n'en était rien. Non, il y avait autre chose, et ce relent indéfinissable lui faisait froid dans le dos.
Intrigué, il avança d'un pas.
— Non ! intervint le colosse. Il ne peut nous sentir que quand on est très près. S'il sait que vous m'accompagnez, il ne se montrera pas. Attendez-moi là. Vous allez voir.
— Il ?
Négligeant sa question, Dirk se dirigea vers le trou béant. Craven nota qu'il s'en approchait avec circonspection, avant de s'arrêter à une vingtaine de centimètres du bord. Le malaise du jarl était palpable. Il avait peur. Qu'une force de la nature telle que lui manifestât de la crainte, et plus encore qu'il ne prît pas la peine d'essayer de la lui dissimuler, convainquit le policier de rester sur ses gardes.
Très vite, des volutes de brumes se mirent à remonter de ce puits étrange. Vrillant lentement sur elles-mêmes, elles s'épaississaient rapidement, tout en ne s'élevant pas plus haut que l'ouverture de la roche. Un brouillard dense noya bientôt l'intérieur de l'entrée circulaire au sein duquel semblait pulser une lumière grise.
Craven sortit son portable pour prendre une photo, mais l'appareil afficha un écran noir. Il était pourtant certain d'avoir rechargé sa batterie à bloc récemment. L'apparition d'un chuchotement raviva son attention sur le centre de la clairière. D'abord ténu et incompréhensible, ce dernier enfla progressivement, pour épouser la tessiture de la voix d'un enfant.
Devant lui, Dirk ne bougeait pas, comme hypnotisé. Les mots jaillirent soudain de la brume, aussi clairs que de l'eau de roche.
— Viens. Approche davantage, il faut que tu me tendes la main.
En entendant ces paroles, le jarl parut reprendre ses esprits. En fait, George le vit réagir comme s'il recevait un coup de fouet. Tressaillant fortement, il rejeta la tête en arrière et serra les poings, mais il ne dit rien.
Nullement découragée, l'entité insista.
— Pourquoi refuser ce que je te demande. Ta main, juste ta main, tends-la-moi... Si tu m'obéis, je te rendrai ta femme, et j'y adjoindrai même la dernière de tes filles.
Sous la force de ses doigts, les phalanges du géant virèrent au blanc, tandis qu'il s'écriait avec rage :
— Elles sont mortes ! Et c'est toi qui les as tuées !
— Ou je les ai sauvées, reprit la voix sans s'émouvoir. Et je les détiens en attendant que tu te décides à me rappeler.
À nouveau, Dirk paraissait frappé par la foudre. Craven le surveillait avec inquiétude.
Décide-toi, mais décide-toi vite, enchaîna sa némésis. Les concernant, mon offre est de courte durée.
Avec horreur, George vit Dirk avancer vers le trou d'un pas, puis d'un autre. Dépliant ses doigts, ce dernier porta lentement une main en avant, paume ouverte.
Ne réfléchissant pas davantage, le policier se rua sur lui. Surpris par sa vélocité, le colosse se laissa attraper à bras le corps sans réagir. Emporté par son élan, Craven le renversa sur le sol, suffisamment loin de la crevasse circulaire pour lui interdire d'y sauter en se relevant. Derrière lui, la voix issue de la brume émit un sifflement de colère, tandis qu'un coup de vent froid lui glaçait le dos. Occupé à maintenir le géant sous son poids, il n'avait pas le temps de regarder ce qui se passait.
Il s'attendait à devoir batailler rude tout en n'étant pas sûr de remporter la lutte. Il se battait plutôt bien, mais il envisageait mal de gagner au corps à corps contre le colosse. Allait-il être obligé de tirer son arme et de le blesser pour l'arrêter ? La réaction de celui-ci le déconcerta. Contrairement au hurlement de contestation et à la charge de taureau à laquelle il se préparait, le Scandinave le repoussa presque gentiment pour se redresser.
Il semblait redevenu lui-même, et le policier se contenta de l'observer. Lui tendant la main pour se relever, le jarl le gratifia d'un « merci » qui le rassura définitivement.
— De rien, répondit George en acceptant son aide. Vous auriez fait pareil pour moi.
La moue dubitative du géant lui apprit le contraire, mais il n'était pas là pour en débattre.
— De toute manière, il n'y a plus rien à gagner, maugréa tristement celui-ci. Je savais qu'il disparaîtrait s'il vous sentait près de moi. C'est un sournois. Il aime connaître les faiblesses d'un adversaire avant de l'attaquer, et il ne vous avait encore jamais rencontré.
Se retournant, Craven s'aperçut que le trou béant était redevenu aussi sombre et profond qu'à leur arrivée. La brume s'était évanouie. Mis à part l'étrange désertification du lieu, rien ne trahissait le mystère qui imprégnait cet endroit. Soucieux de clore convenablement son enquête, il demanda :
— C'était la voix de Bailliafus ?
— Oui.
— Au moins, nous savons qu'il est bien coincé quelque part, reprit le commissaire. Hors de ce trou, il est incapable de nous nuire. Sinon, il l'aurait déjà fait. Il cherchait clairement à ce que vous le rameniez.
— Je sais, acquiesça le jarl d'un ton morne, le regard perdu sur l'abîme circulaire.
— Votre femme et la dernière de vos filles ne méritaient pas de croiser sa route, tenta de le réconforter George. Je suis désolé de ce qui leur est arrivé, mais croyez-moi, les êtres tels que ce Bailliafus signent toujours des marchés de dupes. Il ne vous aurait jamais permis de les revoir.
— Je n'en doute pas, répondit le colosse en posant enfin les yeux sur lui. Mais j'avais besoin d'y croire.
— Et maintenant ? s'inquiéta Craven.
— Maintenant, je sais que cette engeance du diable a essayé de me piéger. J'y passerai le reste de ma vie s'il le faut, mais je le lui ferai payer.
C'était tout ce que le policier désirait entendre. De son côté, le jarl avait compris qu'il se ralliait à son histoire. Entièrement, cette fois-ci. Ou plutôt, ouvertement. Après ce qu'il venait de vivre, Wes ne pourrait pas lui reprocher de recruter cet allié de choix.
— Vous croyez que Baillifus est captif de ce trou ? demanda soudain Dirk.
— Je n'en sais rien. Vous et les vôtres avez été sauvés grâce à une faille temporelle. En essayant de vous suivre, ce démon s'est peut-être retrouvé prisonnier du temps ? Il a pu aussi tomber dans un piège. Ou bien il a réussi à gagner l'endroit qui l'intéressait, et pour une raison que nous ignorons il veut maintenant vous rejoindre à cette époque. Dans tous les cas, vous devez me jurer que vous ne tenterez pas de reprendre contact avec lui. Tout au moins, pas sans moi, ou l'un de mes amis. En contrepartie, je vous promets de chercher comment le détruire, et si je trouve, vous serez le premier invité à la curée.
L'œil plus vif, Dirk demanda :
— Vous seriez prêt à en faire le serment par Odin ?
— Par Odin, je vous jure que nous vaincrons ce démon ensemble, répliqua George sans hésiter.
Un sourire de fierté sauvage apparut sur les lèvres du jarl.
— Alors, à notre alliance, répondit-il. J'attendrai, et quand vous serez prêt, prévenez-moi.
Craven était satisfait. Il restait néanmoins un dernier détail à régler.
— Vous êtes sûr que Bailliafus ne se manifeste que si on arrive par le pont ?
— Certain, le conforta Dirk.
— Très bien, nous couperons les cordes au retour. Personne ne doit plus approcher de ce trou tant que nous n'aurons pas détruit ce qui s'y trouve.
Gravement, le géant approuva de la tête.
— Je sais que vous espérez rentrer un jour chez vous, reprit George. Dans votre vrai chez vous. J'ignore si vous y arriverez, mais je ferai tout pour vous y aider.
— Et vous pouvez compter également sur mon aide, acheva le jarl en écho.
Conscient de l'importance du moment, Craven tendit la main à Dirk. Au fait de cette coutume chez ses lointains descendants, Dirk n'hésita pas à la prendre pour la lui serrer longuement. À présent les deux hommes se taisaient, mais le regard qu'ils dardaient l'un sur l'autre finissait de boucler leur destin. Tout devenait trop glauque sur cette île. Glauque et dangereux. À deux, les chances de protéger ceux qu'ils aimaient se multipliaient. Et qui sait, peut-être aussi de s'en sortir eux-mêmes.
Seul l'avenir le dirait.
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