9. Clair-obscur
Le jour pointait aux fenêtres du long corridor. Victoire avait contemplé la rue en contrebas, sans relâche, pendant les quelques heures qui les avaient séparés de l'aube. Elle n'avait pas prononcé un seul mot, malgré les demandes répétées de Charles.
Si tu souhaites vous voir vivre, toi et ton père, tu viendras. Seule. Tes jours sont comptés.
Ils étaient tombés dans un traquenard destiné non seulement à se débarrasser de Charles, mais aussi à l'enlever, elle. De cela, le jeune homme ne connaissait que la première partie, et il observait avec d'autant plus de suspicion le comportement de Victoire.
Les engrenages crissèrent entre les doigts de Charles.
— Je connais les Mercenaires. Ils ne reviendront pas dans l'immédiat. Ils frapperont lorsque nous ne nous y attendrons pas.
Un sourire amer étira les lèvres de Victoire. En effet. Charles connaissait les Mercenaires, et les Mercenaires connaissaient Charles. Ils reviendraient lorsqu'il ne s'en douterait pas. On lui avait donné dix jours pour se rendre à eux. Mais la guilde était fourbe, manipulatrice. Ils ne patienteraient pas jusqu'à ce qu'elle vienne sagement jusqu'à eux.
— Je veux que ça s'arrête, murmura-t-elle soudain.
Les pas du jeune homme résonnèrent sur le marbre du sol, derrière elle. Les mains de Charles se posèrent sur ses épaules, glissèrent sur ses bras, avant de l'enlacer. Il l'attira contre lui, si bien qu'elle pouvait sentir les battements de son cœur contre son dos.
— Bientôt, promit-il.
Elle secoua négativement la tête. Elle brûlait d'envie de lui rapporter les paroles du Mercenaires. Lui dire qu'il avait tort, que son père était en vie, et que la guilde voulait les plans.
— Comment veux-tu ? chuchota-t-elle encore.
— Je trouverai un moyen.
Il resserra un peu plus son emprise sur Victoire, embrassa son front.
— Je refuse que tu te sacrifies.
En parlant, Victoire sentit son propre pouls s'accélérer. Elle réalisait tout à coup qu'ils ne possédaient qu'une seule chose qu'ils étaient en mesure de sacrifier.
Charles contemplait à présent lui aussi la rue. Une pluie fine scindait l'air, s'écrasant avec violence sur les pavés, soulevant des gerbes aux passages des diligences.
— Charles...
Quelque chose, dans le ton de sa voix, parvint à capter l'attention de l'ancien Mercenaire.
— Ils veulent les plans, fit-elle.
— Non.
L'inflexion que Charles avait insufflé à sa voix figea Victoire sur place. Les yeux écarquillés, elle fixa sans vraiment la voir l'avenue qui s'étendait au pied de la demeure et les fiacres qui y passaient en vacarme.
— Non ? Cet homme... cet homme me l'a dit, ils...
— Tu ne les leur donneras pas.
Victoire se raidit en entendant la colère glaciale qui pointait dans ses paroles. Pendant un instant, elle crut que Charles, emporté dans son élan, allait défaire son étreinte. Il n'en fit rien. Au contraire, il la fit pivoter, toujours prisonnière de ses bras, jusqu'à ce qu'elle soit face à lui, jusqu'à ce que son regard croise le sien.
— Je t'aime, Victoire, et je ne te laisserai pas tomber entre leurs griffes.
— Mais...
— Écoute-moi ! Tout ce que nous avons à faire, c'est d'utiliser ces plans. Toi et moi. Si nous mettons en oeuvre ce qu'ils contiennent, peu importe ce dont il s'agit, les Mercenaires ne pourront plus les réclamer. Comprends-tu ?
Victoire fut incapable de soutenir le regard Charles plus longtemps. Il y brillait une lueur fiévreuse qu'elle n'était pas certaine de vouloir comprendre.
Elle détourna les yeux, et il sentit une vague de honte et de culpabilité mêlées le submerger lorsqu'il poursuivit.
— Tu m'aimes. Tu m'aimes, alors même que je suis incapable de t'offrir la vie que tu souhaiterais. Tu me reproches sans cesse d'être ce que je suis. Un Mercenaire. Je t'offre la possibilité de faire autre chose de moi qu'un tueur.
Victoire dû se faire violence pour ne pas montrer son trouble.
— À quoi bon, si tu meurs juste après ? articula-t-elle avec difficulté.
Charles cilla, ne trouvant rien à répliquer. La logique de la jeune femme était implacable. La guilde le liquiderait à la première occasion. Elle se débarrasserait également de Victoire, et récupérerait les plans.
Il se pencha vers elle pour l'embrasser.
— Tu as raison, avoua-t-il. C'était stupide, pardonne-moi.
Son ton si conciliant la surpris. Elle observa ses yeux glacés et brûlants à la fois, et les réminiscences de ce jour où elle avait reproduit les schémas resurgirent.
— Tu les désires encore, n'est-ce pas ?
Une multitude d'émotions passèrent en quelques secondes sur les traits de l'ancien Mercenaire. Étonnement, espoir, inquiétude, culpabilité. Doute.
Ses doigts se crispèrent sur les engrenages.
— Non, répondit-il d'une voix légèrement tremblante. Non, je veux notre bonheur. Rien de plus.
— Si je pouvais te les donner, je le ferais. Crois-moi. Mais c'est trop dangereux. Pour toi, pour moi, pour nous deux.
Elle se blottit contre lui. Charles contempla la chevalière qui ornait son doigt, posé sur la chevelure ambrée de Victoire. Dans l'aurore qui se déversait par les fenêtres, le joyau scintillait de mille feux.
— Si je pouvais revenir en arrière, Victoire, je te jure que j'aurais refusé le contrat qui m'a amené à toi.
Ils ne se seraient jamais connus. Cela aurait mieux valu, pour l'un comme pour l'autre. Victoire aurait continué sa vie comme avant, rythmée par les journées d'usine. Charles se serait enfoncé encore davantage dans le meurtre, aux côtés de son oncle.
— Moi, je n'aurais rien changé, souffla-t-elle.
Le coeur du jeune homme se serra. Elle était dans le vrai, une fois encore. Tant qu'il ressentit le besoin de se justifier.
— Je ne voulais pas, ajouta-t-il la gorge serrée. Je ne voulais pas te faire souffrir, et j'ai fait tout le contraire. Je n'aurais pas dû te laisser m'aimer. Ça aurait été préférable. Pour toi, comme pour moi.
Au moment où les mots franchirent ses lèvres, il réalisa à quel point ils devaient être blessants, pour Victoire qui avait placé tout son amour et son espoir en sa personne.
Elle se mordit la lèvre.
— C'est trop tard pour regretter. Je t'aime, et il en sera ainsi jusqu'à la fin de ma vie. Je te le promets.
— Ne fais pas de promesses que tu ne pourras pas tenir.
Charles se crispa, et ses doigts comprimèrent un peu plus les engrenages. Les mots s'étaient échappés sans qu'il ne puisse les retenir. Il sentit la jeune femme tressaillir contre lui.
— M'aimeras-tu vraiment à jamais ? Peu importe les actes que j'ai accomplis, et ceux que je pourrais accomplir ?
La voix du jeune homme s'était presque fait suppliante. Victoire se détacha de lui, un air grave sur son visage si pâle et fatigué.
— Pourquoi me demandes-tu ça ?
Il ferma les yeux, serrant davantage encore les rouages qui ne le quittaient jamais dans son poing. Lui avouer son impuissance lui coûtait.
— Parce que j'ai peur de ce que je pourrais commettre. Je te fais mal, sans même m'en rendre compte. C'est ancré en moi.
— C'est faux.
Charles fronça les sourcils, tandis que les images dansaient dans son esprit, si vivaces qu'elles semblaient prêtes à jaillir sur sa rétine. Il avait perdu son père, sa mère, son oncle, son maître. Et toutes ces choses qu'il taisait. Les meurtres qui ensanglantaient ses mains. Sa folie, les plans qui brûlaient avec ses désirs de gloire enfouis. Sa chevalière, vestige d'une vie qu'il ne connaîtrait plus et à laquelle Victoire était étrangère. Toute sa vie n'était qu'une succession de malheurs et de sang.
— Tu ne peux pas nier que...
— C'est faux, répéta-t-elle. Tu t'en rends compte, mais tu trouves le moyen de t'aveugler.
L'ancien Mercenaire se figea de stupeur. Dans des gestes incertains, Victoire se saisit du poing du jeune homme. Elle déplia un à un ses doigts, jusqu'à révéler les rouages qui y reposaient.
Elle s'en saisit. Charles gardait les yeux rivés sur eux, comme s'il ne parvenait à croire qu'ils fussent dans une autre main que la sienne. Jamais au grand jamais elle ne les avait touché. Ils avaient toujours été la propriété exclusive du jeune homme. Les pièces métalliques étaient brûlantes d'avoir été manipulées.
— Tu n'as pas à suivre ce que ton passé te dicte. Tu n'es pas un engrenage.
Charles détourna les yeux, et prit une inspiration saccadée. Ses doigts frôlèrent son anneau sigillaire, hésitants. Puis, d'un geste si vif qu'il en devint flou, il s'empara des rouages, les faisant disparaître dans sa poche.
Il tourna les talons sans accorder un regard de plus à Victoire. Il s'engouffra derrière une des portes qui s'ouvrait sur le couloir. Le panneau de bois claqua, abandonnant la jeune femme au milieu du corridor.
Une fois seul, Charles tressaillit. Une nouvelle idée insensée germait dans son esprit. Si tortueuse qu'il se demanda même comment il avait pu y songer un seul instant.
***
Se rendre aux Mercenaires. C'était la seule solution. Victoire avait perdue sa mère, et il lui était inconcevable que la seule famille qu'il lui restait meurt à son tour. Et qu'en était-il de cette menace proférée par l'homme qui l'avait menacé ? Tes jours sont comptés.
Elle n'avait pas relaté la moindre autre parole du Mercenaire à Charles. Pour lui, le tueur lui avait simplement posé une lame sur la gorge et lui avait demandé les plans.
Leurs rapports étaient distants depuis la conversation qui les avait opposés le jour d'avant. Charles n'était pas un engrenage. Elle n'arrivait pas à appréhender toute la profondeur de ces mots qu'elle avait elle-même prononcés.
Plus les heures passaient, plus le besoin impérieux de se livrer aux Mercenaires montaient en elle. Elle connaissait déjà la réponse de Charles. Jamais il ne la laisserait partir. Le jeune homme la couvait en permanence des yeux. Ils avaient repris leur entraînement. Victoire se pliait à sa volonté, consciente que rien de tout cela ne servait à quoi que ce soit. Elle n'était pas comme lui. Elle était bien incapable de répandre le sang, fut-ce pour se protéger.
Ils sortirent dans la cour de l'hôtel particulier. D'une taille modeste, elle était battue par une pluie cinglante qui rendait son sol boueux. Charles ne sembla même pas s'en formaliser. Il tendit son pistolet à Victoire.
Elle n'écouta pas un traître mot de ses explications qu'il répétait pour la énième fois. Elle gardait les yeux rivés aux les mains de l'ancien Mercenaire, sans vraiment les voir, un sentiment d'urgence grandissant au creux de son ventre.
Le danger qui planait autour d'eux occupait chacune de ses pensées. Chaque heure qui passait en devenait une torture.
La main de Charles se posa sur sa joue glacée. Il orienta son regard vers le sien.
Charles qui était poursuivi par sa guilde, alors qu'il n'avait rien fait d'autre que de tenter de la protéger.
Charles qui n'était pas un engrenage perdu dans la machine de ses désirs de gloire, actionné par son passé.
Charles qu'elle aimait à la folie.
Pendant quelques secondes, là, sous les torrents déversés par le ciel, ses yeux plantés dans ceux de l'homme qu'elle aimait, elle hésita.
Lorsqu'il se pencha vers elle pour l'embrasser, tous ses doutes s'envolèrent.
Si elle offrait les plans aux Mercenaires, ils amnistieraient Charles en échange.
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