Elle est heureuse de me voir, un sourire se dessine sur ses lèvres avant qu'elles ne formulent mes prénoms.

— Pierre-Emmanuel !

Impossible, qu'elle me donne ces prénoms. Ce n'est tellement pas moi.

— PEM, Maman, je la corrige machinalement. Mes amis, mes collègues m'appellent tous ainsi. Je suis PEM. Pierre-Emmanuel Monfort-Martens a disparu quand il a été mis dans un train sans billet de retour comme un malpropre.

— Pier... PEM !

Je réalise qu'elle essaye de s'approprier mon surnom, de l'associer à moi et qu'elle n'y arrive pas. Je suis toujours pour elle, le même petit garçon ou l'adolescent rebelle.

— Je suis désolé. Tu peux m'appeler comme tu veux. Je m'excuse, je n'aurais pas dû te parler ainsi. Je suis un peu...

— Chamboulé ? me propose-t-elle. C'est normal, fils, au vu de ce que je t'ai appris. Et ce n'est pas fini, je vais continuer à la faire. C'est moi qui m'excuse par avance.

— Le secret de famille ?

Ce n'est jamais bon, les secrets, je le sais. Comme les non-dits. La franchise était plus facile à vivre finalement.

— Oui, je dois te transmettre. Si tu veux bien. Je n'ai pas confiance en ton frère pour veiller sur... sur elle.

— Elle ?

— Oui elle. Ton grand-père a été marié à une autre femme, avant ta grand-mère. Elle est morte en couches.

J'avais souvenir de ma dernière rencontre avec mon grand-père maternel, usé par les années et un AVC. Le vieillard m'avait demandé de l'amener en voiture au cimetière pour une séance de recueillement. Il m'avait fait faire un détour pour acheter deux bouquets de fleurs pour ses épouses décédées.

— Oui, elle est enterrée dans le caveau familial. Il en parlait avec émotion à la fin.

— Oui, il avait honte de lui, de ce qu'il avait fait... à l'enfant de la femme de son seul amour... Tout le monde pense que le bébé n'est jamais venu au monde. Mais c'est un mensonge...

Je pressens un secret de type vaudeville, un enfant caché. Un autre héritier qui viendrait dérober l'herbe sous le pied aux ambitions de mon père et mon frère.

—... Le début du secret. L'enfant Anne-Catherine Martens était née différente, handicapée avec un verdict implacable : Mongolisme... Maintenant on parle de trisomie 21 ou de syndrome de Down. C'est plus politiquement correct. Mais le résultat était le même : impossible d'en faire l'héritière. Il était brisé par la mort de son épouse, il suivit ce qu'on lui a conseillé les médecins et son entourage. Mon père l'a caché aux yeux du monde, chez une nourrice aimante qui l'a élevé comme sa fille puis l'a confiné dans des institutions.

Oh ! J'ai une tante différente. Pour ce que j'en savais à cause de la jeune fille de ma voisine tricoteuse, c'était des personnes généreuses et affectueuses qui donnaient simplement leur amour pour en recevoir autant. Anna sourit tout le temps et aime tout le monde. Et surtout moi qui lui dessine des mondes imaginaires où les héros de ses dessins animés préférés se croisent enfin.

— C'était la honte de mon père, la corvée de ma mère. Ils me l'ont caché pendant longtemps. Le secret de mes parents me pesait. Alors jeune adolescente, j'ai fouillé et découvert que j'avais une sœur. Elle était heureuse à sa manière, il était tard pour qu'elle prenne sa place à mes côtés. Alors c'est devenu le mien aussi. Je la protège de ce monde acide depuis. Actuellement, j'en suis sa tutrice officiellement. Mais c'est tellement plus pour moi, c'est ma sœur Katy et je l'aime...

Elle pleure, alors je la serre dans mes bras maladroitement, et j'attends. C'est si étrange de consoler un de ses parents. Elle se reprend, essuie ses yeux avec un mouchoir en papier. Yeux dans les yeux, l'instant va – être solennelle, je le sens.

— J'aimerais que tu en fasses autant. Que tu veilles sur elle à ma place.

Mille doutes m'assaillent. Moi m'occupant d'un adulte à jamais enfant. Je n'avais que vingt-sept ans. Suis-je prêt pour ça ?

— Elle vit à Paris heureuse dans une magnifique institution gérée par une fondation que j'ai créée pour que ton père n'ait pas la main mise dessus. Je me suis fait piéger une fois par lui, on ne m'y rependra pas deux fois.

D'une sœur aimante, elle est passée en une seconde à la digne femme d'affaires que tous connaissaient. Celle qui avait développé son héritage pour en faire un grand groupe que dirigerait bientôt mon frère. Je me demande si elle m'avait choisi pour blesser mon père. Sûrement et j'aime cette idée, connaître ce qu'il ne sait pas, avoir un pouvoir qu'il n'aura jamais.

Elle continue à parler et je ne comprends rien tellement je suis perdu dans ma réflexion de ce qui m'attendrait. Un petit son de rappel à l'ordre, une main sur la mienne.

— Désolé Maman ! J'avoue que j'ai décroché quand tu as parlé de Père !

— Pierre-Emmanuelle, rêveur, franc et honnête. C'est ce côté de ta personnalité qui me dit que tu seras la bonne personne pour veiller sur Katy pour qu'elle puisse vivre heureuse en surveillant le travail de la fondation.