Le souffle coupé - 2 : Enquête sous l'océan
La silhouette peu avenante du quartier général des Protecteurs à Atlantis se découpait devant les ténèbres angoissantes de l'océan, de l'autre côté du dôme. La nuit artificielle commençait à tomber, et les installations lumineuses passaient une à une en veille.
Zenekan Caravel, Oren Serfaty et Maz Kaparral s'identifièrent au poste de contrôle, puis pénétrèrent dans l'enceinte du camp. Oren, visiblement sous le charme de la policière, discutait à voix basse avec elle.
— C'est amusant, non ? Nous sommes actuellement trois Protecteurs de classes différentes. Vous n'avez jamais pensé à vous engager dans la partie gouvernementale du Syndicat ?
— Je ne sais pas. J'ai passé déjà dix ans dans le métier, ce serait un peu tard pour changer de carrière.
Oren recoiffa ses cheveux mi-longs qui lui chatouillaient le front.
— C'est dommage. Vous êtes donc policière en chef d'Atlantis depuis dix ans ?
— Oh, non. J'ai d'abord travaillé à Zal-Riga, la ville où j'ai étudié. Cela ne fait que trois ans que j'ai été mutée ici, et encore, on ne m'a accordé cette promotion que depuis... dix jours.
Une moue surprise anima les traits de l'autre.
— Quel charmant cadeau de bienvenue, cette affaire, dit-il. Ne vous inquiétez pas, nous sommes l'escouade la plus compétente de tout le Syndicat, on va résoudre ce mystère en un clin d'œil.
— Et nous allons le faire en limitant les bavardages inutiles, grogna Caravel, qui menait le groupe.
Le trio s'avança dans une cour intérieure, et pénétra dans un bâtiment en forme de U. Ils montèrent un escalier, empruntèrent un couloir interminable, avant de se retrouver devant une porte de bureau. Cette fois, c'était Kaparral qui menait la marche, puisqu'elle connaissait la disposition des lieux.
La femme frappa sans hésitation à la porte. Un déclic retentit, signe que le verrou avait été débloqué à distance. Les trois Protecteurs entrèrent, Oren le dernier, qui ferma la porte derrière eux.
Un bureau plutôt spacieux entourait les nouveaux arrivants. Une dizaine de chaises avaient été disposées autour d'une table de réunion, et un tableau numérique était dressé au fond de la salle. Plusieurs personnes étaient déjà présentes.
Oren reconnut immédiatement les quatre membres de l'escouade 42, surtout à leur air supérieur. Leur chef, un grand gaillard assez jeune, les toisait d'une expression narquoise, tournant et retournant un stylo entre ses mains. Oren regarda ses coéquipiers, et en oublia instantanément les visages.
Le dernier occupant de la pièce était le plus frêle, et pourtant, poser le regard sur lui donna immédiatement un frisson le long de la nuque d'Oren.
Gendo Darma, dans son uniforme de Conseiller de tous les jours, était assis en bout de table, le menton posé sur ses doigts entrecroisés. Son crâne déjà dégarni trahissait son âge avancé, plus que son teint grisâtre et sa maigreur extrême. Sans un mot, il désigna des sièges vides aux nouveaux venus, qui s'exécutèrent de bonne grâce.
— Madmeoiselle Kaparral, et l'escouade 13, fit Darma en guise de préambule. J'ai entendu beaucoup de bien de vous. Je présume que vous êtes Zenekan Caravel, et Oren Serfaty. Il me semblait qu'une troisième personne vous accompagne, une certaine...
— Frieda, monsieur, compléta Oren. Frieda Jaeger.
À ce moment, Caravel lui jeta un regard assassin si puissant que l'homme crut que ses orbites allaient éclater. Il comprit qu'il avait commis un faux pas en parlant le premier, et laissa son chef poursuivre.
— En effet, monsieur, notre réputation ne fait que grandir de jour en jour, se rengorgea Zenekan Caravel. Mon prédécesseur en tant que meneur de la treizième, Lao Kin-Dan, m'a appris les valeurs des Protecteurs, et je m'efforce depuis à les appliquer au quotidien, ce qui, selon moi, est une recette clef du succès.
Ça, et le fric que ton père t'octroie grâce à ses industries d'armement, pensa Oren en souriant intérieurement.
— Je me réjouis de votre enthousiasme, répondit Darma, peu dupe. Je n'ai pas besoin de vous introduire la quarante-deuxième, je suppose ?
Un sourire méprisant aux lèvres, le chef de l'escouade concernée leur adressa un salut si dénué de respect qu'Oren crut que Caravel allait dégainer son pistolet et lui tirer une balle dans la paume. Hume Rogers, c'était son nom, fit semblant de ne voir ni Oren, ni Kaparral, et se contenta de répondre :
— Non, on se connaît bien. Que penses-tu de notre action au Burundi, Caravel ?
L'intéressé fit craquer une articulation de son cou.
— Admirable. Vous avez fait preuve d'une maîtrise qui ne vous est pas coutume, et je me réjouis de vous voir récompensés pour le brio dont vous avez fait preuve, malgré les difficultés que ces Terriens primitifs ont pu vous causer.
Ce fut au tour de Rogers de fulminer intérieurement. Il sembla pourtant se rappeler être en présence du numéro trois des Protecteurs, et reprit contenance. Darma poursuivit :
— Oui, empêcher un coup d'état n'est pas une mince affaire, et j'espère que notre planète n'aura pas à en voir l'ombre un jour. Mais revenons-en à l'affaire du jour. J'ai reçu un message de la part de madame Kaparral, ici présente, suggérant que ces attaques font partie d'un plan visant à me porter atteinte.
— Je sais que vous étiez censé repartir dans deux jours, acquiesça la femme. Mais la situation a évolué. Même si les générateurs nous protègent de l'asphyxie, il serait plus sage de quitter Atlantis pour le moment.
Darma expira lentement. Ses rides se creusèrent ; Oren crut qu'il allait se transformer en momie sur place.
— L'état d'urgence sera déclaré dans la ville si les attaques s'intensifient, continua Kaparral. Si cette éventualité se présente, nous devrons évacuer la ville entière : il serait plus sage d'anticiper le mouvement, monsieur. Le ou les attaquants pourraient profiter de la confusion pour vous menacer.
Mais Darma secoua la tête en signe de dénégation.
— Non. Mon rôle, en tant que Conseiller, est de rassurer et de protéger le peuple. Je ne peux pas fuir devant le danger : l'escouade 42 me protègera.
— Ce serait un honneur, commenta Hume Rogers en adressant un sourire provocateur à Caravel.
— Bien sûr, renchérit le chef de la treizième avec un rictus pareillement narquois. Laissez-nous la tâche d'arrêter ces malfaiteurs qui attentent à la vie de plusieurs milliers de personnes, Rogers restera à vos côtés pendant ce temps-là.
L'autre chef resta interdit pendant un moment, puis réalisa à quel point il venait de se faire avoir.
— Il est désormais temps de prendre congé, déclara Darma d'un ton impérieux. Caravel, Kaparral, bonne chance.
— À vous aussi, marmonna la policière.
Le trio ressortit du bâtiment. Oren posa les poings sur les hanches et lança :
— Pas très commode, Rogers.
— Il fait semblant de m'ignorer depuis que je lui ai refusé un verre, commenta Kaparral. Il n'a pas semblé comprendre que je ne sors pas avec des collègues du travail.
Oren pesta intérieurement.
— Tout ceci ne nous avance pas beaucoup, grommela Caravel. Policière, allez donc rassembler plus d'indices, c'est votre travail, après tout. Quant à nous, rejoignons les deux autres incapables.
*
— Et vous dites que le feu s'est propagé dans toute la tour ?
— C'est ça. En moins de cinq minutes, toute la ferme à oxygène s'était embrasée.
Lyngrad acquiesça, et nota quelques mots sur son calepin. Il ne le montrait pas, mais prenait son rôle de détective amateur très au sérieux. Frieda, quant à elle, examinait les décombres, mais revenait toujours bredouille, dans chaque site étudié.
— Il est bien, mon stagiaire, hein ? dit-elle en secouant ses cheveux noircis par la cendre.
— Je suis en probation, pas stagiaire, protesta le jeune homme de vingt-et-un ans. Et vous n'avez rien remarqué de particulier avant ou après l'incendie ?
L'homme se frotta la barbe, pensif. Agent d'entretien de la tour à oxygène, il était la dernière personne à interroger à cet endroit.
— Non, je ne pense pas que...
Une quinte de toux l'interrompit.
— Excusez-moi, reprit-il. C'est l'air sec, je déteste ça. C'est pour ça que je ne mets jamais la climatisation chez moi, d'ailleurs.
Lyngrad huma l'atmosphère. C'était vrai que l'air était incroyablement sec : il avait déjà extrêmement soif, alors qu'il avait bu une bouteille entière il y avait à peine une heure. En fait, après une réflexion plus poussée, l'air avait semblé plus sec autour des fermes que le duo avait visitées au cours de la dernière heure.
Frieda congédia l'agent d'entretien, et conversa avec son "stagiaire".
— Alors, y a-t-il eu de l'avancement dans ta quête ?
— Les dernières tours à oxygène que nous avons visitées, ce sont bien les dernières qui ont été attaquées ?
Frieda arbora une expression surprise, mais satisfaite.
— Correct. Tu as une piste ?
— Elles sont toutes sous le même dôme. As-tu remarqué à quel point l'atmosphère est sèche sous celui-ci ? Ça n'a rien à voir avec la coupole principale, où il fait si humide que mes cheveux se collaient contre mon crâne.
— Ne m'en parle pas, je vais devoir acheter un pot de gel supplémentaire. Mais tu as raison. Quelle est ta conclusion ?
Lyngrad haussa les épaules.
— Que le feu absorbe l'humidité ? Je n'en sais rien, mais c'est peut-être important.
À ce moment, deux silhouettes familières émergèrent de derrière un coin de rue. Caravel et Serfaty rejoignirent le duo d'enquêteurs, et lui résuma leur entrevue avec Gendo Darma. Lyngrad et Frieda, quant à eux, rapportèrent leurs maigres trouvailles sur les lieux du crime. À chaque fois, un incendie avait pris à plusieurs endroits en même temps, et avait dévoré la tour avant l'arrivée des pompiers. Lyngrad ne manqua pas de soulever le détail à propos de l'humidité, ce qui ne les avança pas beaucoup.
— Bon, établit Oren. Au moins, Maz Kaparral nous a assurés que les générateurs d'oxygène peuvent tenir le coup à eux seuls. Ils sont protégés par une pression aquatique astronomique, et les allées et venues des navettes sont étroitement surveillées. La situation devrait être stabilisée.
À la fin même de sa phrase, la terre trembla sous les pieds des Protecteurs.
— Promettez-moi de ne plus jamais dire ce genre de choses, grommela Oren.
L'interface de Caravel sonna. Il décrocha l'appel, porta son poignet à son oreille. Une voix lui parla pendant quelques secondes, ce à quoi il répondit simplement par un grognement. Après avoir raccroché, le chef d'escouade dégaina son pistolet et vérifia ses munitions.
— Il va y avoir de l'action ? demanda Frieda, soudainement impatiente.
— Un des générateurs de secours vient d'exploser, déclara posément Caravel. Il semblerait que nos mystérieux ennemis soient passés à la vitesse supérieure. Aucune navette n'a pourtant été détectée à proximité du générateur : je suggère d'aller y jeter un coup d'œil.
Bien entendu, "suggérer", dans le vocabulaire du Protecteur, signifiait "ordonner impérieusement". Les quatre Protecteurs se dirigèrent vers la voiture électrique que le préfet leur avait prêtée, et conduisirent en direction du port naval où ils avaient débarqué la veille.
Au milieu du trajet, une alarme stridente retentit, provenant des quatre interfaces des occupants de l'habitacle. Ils reconnurent immédiatement le signal de détresse des Protecteur, envoyé aux détenteurs les plus proches d'une interface compatible.
Maz Kaparral, 760m.
Caravel jura dans sa barbe. À côté de lui, Frieda conduisait, les dents serrées.
— Et c'est maintenant qu'elle choisit de faire sa crise.
— On va l'aider, chef, pas vrai ? intervint Oren, à l'arrière.
Un mutisme effrayant lui répondit tout d'abord.
— Tu sais pourtant que la mission passe avant tout, dit Caravel. L'escouade 13 n'est ralentie par personne, elle se bat pour Alteria, et sa gloire.
Oren ne demanda pas de quelle gloire il parlait, et se renfonça dans son siège, bras croisés.
— Nous sommes peut-être les seuls à avoir reçu le signal. Si elle est en danger de mort, ce sera nous qu'on blâmera.
— Moins que si on la sauve, au prix de laisser filer les malfaiteurs.
Caravel réfléchit encore quelques secondes, des secondes qui parurent interminables aux occupants de la voiture. Même Frieda avait les mains crispées sur le volant.
— Jaeger, Reyzal, finit-il par dire. Descendez.
L'Allemande le regarda sans comprendre. Caravel répéta, presque en hurlant :
— Maintenant !
— Ça va, ça va, protesta Frieda. Pourquoi ?
— Vous porterez secours à la policière. Tu es l'élément le plus fort de l'escouade, et j'en suis le plus dangereux ; or, les deux destinations sont loin d'être sûres. Si le stagiaire meurt, je réduis ta paye.
Frieda amena la voiture à l'arrêt, sortit avec Lyngrad, et exécuta un salut militaire parfait.
— À vos ordres, chef !
Elle s'éloigna, le temps que Oren s'installe à l'avant et prenne le volant.
— Tu vois, entendit-on Frieda au loin. Même le chef sait que tu es stagiaire.
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