1 - Le jeune homme aux épées doubles
Lyngrad se réveilla. Il n'ouvrit pas les yeux tout de suite car la légère brise qui caressait son visage et la bonne odeur de la forêt étaient agréables et il ne voulait pas gâcher ce moment.
Puis, au bout d'un certain temps, il les ouvrit, se redressa sur le tronc auquel il était adossé, regarda l'homme qui lui faisait face et qui était en train de fouiller dans ses affaires, puis se racla la gorge pour attirer son attention.
Le brigand releva la tête, et vit le jeune homme au regard plus agacé qu'en colère. Il le jaugea un instant et se dit qu'il n'aurait aucun mal à s'en débarrasser. Il sortit donc un long couteau de sa ceinture et arma son coup.
Le jeune homme ne réagit pas tout de suite, esquissa tout d'abord un léger sourire suffisant, puis dégaina une épée fine et traça un élégant arc de cercle dans les airs. Le bandit, n'ayant pas fini son mouvement, se crispa, attendant la mort, puis se rendit compte que Lyngrad n'avait fait qu'entailler sa chemise, ainsi que sa ceinture, et l'homme le regarda, pantois. Son pantalon, dans un comique évident, tomba sur ses pieds... Après un bref instant de réflexion, le brigand releva ses braies et s'enfuit comme il put, en se dandinant d'une façon qui fit rire le jeune homme.
Celui-ci portait une veste entièrement blanche, signe de son appartenance à une catégorie sociale très aisée. Sous son gilet, il avait une légère cotte de mailles d'un genre différent, plus fine, qui le protégeait des légers coups sans entraver ses mouvements. À sa taille, un fourreau de chaque côté renfermait chacun une épée. Ses habits étaient ceux d'un noble, qu'il était d'ailleurs. Lui-même était mince, élancé, avait une posture qui montrait un manque flagrant de modestie. Ses cheveux blonds, bien coiffés, indiquaient également son appartenance à cette classe, et ses traits fins et souriants étaient contrebalancés par son arme dégoulinante de sang et les lambeaux de chair encore attachés à elle.
Il essuya donc son épée et se dit :
Les gens ont vraiment trop confiance en eux. Ce type a eu de la chance d'avoir eu le bon sens de s'enfuir...
Il la rengaina, reprit sa besace et son chemin.
Lyngrad Reyzal était né dans la noble famille des Aleyade, et avait donc appris l'art du combat à l'école militaire. Son talent s'était vite montré flagrant, et il avait rapidement surpassé ses instructeurs. À 17 ans, il était entré à l'académie guerrière d'El-Sh'edat. Là, il bénéficia de la meilleure formation au combat dont il pouvait rêver. Il avait fait ses preuves dans le maniement de toutes les armes existant dans le pays, et même d'autres, plus exotiques.
Sa formation achevée à 24 ans, il s'était mis en tête de devenir l'épéiste le plus fort, le plus habile du continent, et qui sait ? Peut-être même du monde ! Son objectif ultime était de vaincre Ibensu, et lorsqu'il en avait fait part à ses proches, ils lui avaient répondu :
"Tu es fou ! Abandonne tout de suite ce projet ! Tu lis vraiment trop de romans. Tu te fiches de moi ? N'importe quoi !"
Mais le pire commentaire avait été celui de sa mère :
-Mon pauvre Lyngrad, tu dois être fatigué. Tu divagues, repose-toi un instant.
Lyngrad grinça des dents en se remémorant ce moment. Ils allaient voir s'il divaguait ! Il était le meilleur, et il allait le prouver.
Ses pas l'avaient porté jusqu'à la capitale du pays, Bayloon. Un tournoi y était organisé, et on disait même que le roi allait y assister. C'était l'occasion de le rencontrer, ou au moins le voir de loin, comme il ne sortait plus souvent. Il y avait également une récompense, bien que l'argent n'intéressât pas le jeune homme : il n'en avait pas besoin.
Il arriva alors pour la première fois à Bayloon. Au premier abord, il fut ébloui par la profusion de sons, d'odeurs et de saveurs. Les rues étaient immenses, au moins neuf mètres de large pour la grande avenue. Elle était bordée de maisons construites dans la pierre du pays, dorée, et on voyait des gens de tous les coins du monde, qui parlaient toutes les langues. Lyngrad en oublia son but, qui était de s'inscrire au tournoi, et se mit à déambuler dans la ville, découvrant à chaque tournant une nouvelle surprise.
Cependant, ces surprises n'étaient pas toutes agréables, loin de là : dans une ruelle étroite, il trouva un vieillard moribond, étendu à même le sol sans que personne ni fasse attention. Au détour d'une artère, il tomba sur un homme adossé à un mur, qui avait visiblement été agressé et dépouillé, qui sanglotait sans arrêt. Plus tard, son attention fut attirée par une femme sale mais très maquillée, aux dents noires et déchaussées, qui tentait vainement d'attirer des clients dans son antre. Lyngrad croisa son regard et détourna vivement la tête, rougissant de honte. Il commençait à s'apercevoir que dans la capitale également, les choses n'allaient pas en s'arrangeant. La grande avenue n'était qu'une façade, le dessus bien entretenu d'une ville qui était finalement comme les autres, un lieu de débauche et de corruption, tout cela aggravé par la guerre.
Le jeune noble se reprit et alla directement aux arènes, afin de s'inscrire pour le tournoi et évaluer ses adversaires.
Le cirque était situé au centre de la ville, et s'élevait à plus de cent mètres de hauteur. Tout avait été prévu pour divertir les spectateurs : des gradins surélevés pour ne rien manquer du spectacle, une arène centrale circulaire divisée en quatre parties égales, pour plusieurs combats à la fois. On pouvait également retirer ces parois pour des courses de chars, mais comme celles-ci étaient onéreuses à organiser et surtout sans beaucoup de sang, on n'en faisait pas beaucoup.
Ce jour-là, aucune séparation de terrain n'avait été effectuée : les qualifications préliminaires se faisant en dehors du cirque, le public allait pouvoir voir à l'œuvre les meilleurs combattants. Lyngrad espérait en faire partie ; non, il en était sûr.
En revanche, en faisant la queue devant le bureau d'inscription, sa confiance en lui s'effrita légèrement, car il pouvait voir les autres participants. Il y avait des combattants de toutes les tailles et de tous les horizons, ici un soldat voulant gonfler sa paye, là un gladiateur intéressé par la gloire et ce qui allait avec. Lyngrad vit même un aveugle et ce qu'il supposa être sa fille, et en passant à côté d'eux, il entendit :
-J'ai vraiment pas envie de me battre devant ces abrutis, en sachant qu'ils n'attendent qu'une chose, c'est me voir perdre un bras. On est vraiment obligés de faire ça ?
Ce à quoi l'aveugle répondit :
-On a besoin d'argent, je te rappelle. En plus, nos chances de perdre ne sont pas très élevées, non ?
La fille croisa les bras et grommela dans sa barbe.
Lyngrad sourit. Comme si ces empotés pouvaient le battre, lui ! Il était tenté de tous les défier tout de suite et en finir rapidement. Par contre, d'autres hommes plus dangereux l'inquiétaient. L'un d'eux, un véritable colosse, créait le vide autour de lui. Cependant, Lyngrad savait qu'un coup d'épée bien placé, comme au cœur ou à la jugulaire, le ferait s'écrouler.
Il aperçut alors une pancarte, clouée au mur :
"LES COMBATS SE FONT AUJOURD'HUI EN DUOS".
Et, effet, Lyngrad vit que tous les combattants étaient venus à deux. Mais il était seul. Il lui fallait trouver un partenaire, et vite, car la file d'attente se réduisait et le nombre de personnes diminuait.
Il avisa alors un homme seul, adossé au mur, qui semblait s'intéresser à lui.
-Salut, tu cherches un partenaire pour le tournoi ?
-Ça se pourrait bien, petit gars. Tu connais un bon guerrier quelque part ?
-Oui, moi. Je suis l'épéiste le plus habile du pays ! Dit-il avec un aplomb incroyable.
-Ha ! Ne me fais pas rire ! Tu es si mince que je pourrais te briser en deux avec mon petit doigt ! Non, désolé, mais il me faut un partenaire correct.
-Si tu ne me crois pas, on n'a qu'à se battre !
L'homme parut circonspect. Il était évident que ce gamin avait quelque chose de spécial vu le ton qu'il employait.
-Bon, si tu insistes...
Ils s'écartèrent un peu du bâtiment pour ne pas déranger les combattants et trouvèrent un petit terrain où les qualifications allaient avoir lieu.
Lyngrad sortit ses épées et observa l'homme. Il était grand et massif. Ses vêtements étaient ceux d'un Aasgarien, ville plus au Nord que quoi que ce soit d'autre sur le continent. Il avait en guise d'armes une hache à double tranchant et une dague à la ceinture, comme c'était la coutume dans le pays.
Après un bref instant où les deux combattants se jaugèrent, Lyngrad passa à l'attaque.
Son premier coup fut aisément bloqué. Le guerrier repoussa sa lame et arma un coup. Lyngrad roula à terre, puis entama un complexe mouvement impliquant un saut et deux lames croisées. L'homme reçut un pied dans la figure et vit -trop tard- deux épées s'arrêtant à un centimètre de son cou. Il déglutit et, d'un revers de la main, dégagea les lames.
-Tu es mort, dit Lyngrad.
-Non, je suis Agolan Sal'laïr.
-Très drôle. Allons plutôt s'inscrire.
Ils retournèrent au cirque. Il restait trois paires de combattants encore non inscrits, dont l'aveugle et sa fille. Cette dernière vit Lyngrad et lui dit, avec un clin d'œil :
-Je vois que tu te bats bien, comme je m'ennuyais je vous ai regardés. Mais n'espère pas gagner, contre moi et Yeux d'acier tu n'as aucune chance !
Lyngrad rétorqua :
-Un jour, un sage m'a dit que l'arrogance est la seule barrière des faibles contre la dure réalité de la vie...
-Ah bon ? Alors pourquoi tu ne l'as pas écouté ?
-Ça suffit, Mylia, siffla "Yeux d'acier". On y va maintenant, je nous ai inscrits.
Les deux partenaires entrèrent dans le cirque pour se qualifier, et Lyngrad ainsi qu'Agolan firent de même.
On leur fit tout d'abord passer des tests physiques, afin de vérifier s'ils étaient en bonne condition, puis les épreuves qualificatives commencèrent.
Waldri et Mylia tombèrent tout d'abord sur deux soldats en quête d'un bonus sur leur paye. Du coin de l'œil, Mylia aperçut l'arriviste qui les regardait, accoudé à la rambarde. Il lui adressa un salut et elle répondit d'un autre clin d'œil. Le combat commença alors. Waldri, qui n'avait pour arme qu'un bâton en bois, resta en retrait tandis que Mylia s'avançait, menaçante avec ses dagues qui tournoyaient dans ses mains. Les règles étaient de ne pas estropier ou tuer les adversaires, mais elle comptait bien leur en faire voir de toutes les couleurs. Les deux soldats attaquèrent en même temps, en hurlant de tous leurs poumons. Mylia se campa sur ses jambes, se tourna de profil, puis lança une dague sur la tête de celui de droite, la percutant avec le manche. Le deuxième ralentit, hésita, et fut reçu par un coup de poing au ventre, puis par deux doigts dans sa trachée. Il s'écroula, se demandant comment ils avaient pu perdre aussi facilement. Mylia reprit sa dague, la rengaina, puis regarda Waldri, qui hocha la tête. Derrière lui, le jeune homme sourit. Elle le lui rendit.
Il s'approcha alors, lui tendit la main, et dit, sans quitter son sourire :
-Au fait, moi c'est Lyngrad. Bien joué, je n'aurais jamais cru que vous passeriez le premier combat, toi et ton père. Et d'ailleurs, pourquoi lui ? Tu aurais pu choisir n'importe quel autre partenaire.
-Et d'un, c'est pas mon père. Et de deux, tu serais surpris s'il décidait de se battre. Et de trois, tu n'as aucune chance contre nous, au risque de me répéter.
Lyngrad pouffa.
-Ha ! Toujours aussi présomptueuse, à ce que je vois hein ? J'aime ça.
Mylia le regarda pendant quelques secondes, puis se détourna et s'en alla vers les gradins. Au bout de quelques mètres, elle se retourna et lui dit :
-Et moi c'est Mylia. Ne te sens surtout pas obligé de retenir ce nom.
-Au contraire, marmonna-t-il. Au contraire.
Mais elle l'avait entendu.
Le tour de Lyngrad et Agolan arriva alors. Les deux guerriers d'en face semblaient être des mercenaires : leurs barbes étaient fournies, leurs vêtements dépenaillés, mais une lueur carnassière animait leur regard. Ils avaient tous les deux une machette dans chaque main. Agolan mit en garde son partenaire :
-Ces deux-là m'ont l'air d'être des professionnels. Fais comme tout à l'heure et ils ne poseront pas trop de problèmes.
-C'est parti, partenaire.
Au signal du juge, les deux mercenaires ne coururent pas tout de suite sur leurs opposants. Ils les observèrent d'un œil méfiant, puis commencèrent à s'approcher doucement. Alors, Lyngrad dégaina une épée, et en trois longs pas rapides, fut sur le premier, tandis qu'Agolan brandissait sa hache. L'arme de Lyngrad toucha deux fois celle de son adversaire avant que cette dernière ne soit éjectée de sa main. Agolan, lui, avait frappé de son pied le mercenaire et l'avait assommé avec le manche de sa hache.
Lyngrad chercha du regard Mylia dans les gradins, et la trouva en train de grignoter un morceau de pain. Un sourire narquois éclaira son visage, puis elle se retourna.
Après deux autres combats, les qualifications furent enfin terminées. Quatre équipes étaient en lice, dont celles de Lyngrad et celle de Mylia. Les combattants purent se reposer pendant deux jours dans leurs chambres, qui étaient prêtées par les organisateurs.
Le premier jour, Lyngrad décida de faire un tour en ville pour voir s'il n'y avait pas quelque distraction. Il aurait bien proposé à Mylia de l'accompagner, mais curieusement, quelque chose l'en empêchait, et il ne savait pas quoi. Et puis de toute façon, qu'est-ce qu'il en avait à cirer de cette fille ? Il ne la connaissait même pas.
Lyngrad était perdu dans ses pensées lorsqu'il heurta dans la rue un passant visiblement pressé. L'homme ne le reconnut pas, mais Lyngrad si : c'était un des huit participants au tournoi. Il s'excusa vaguement et s'apprêtait à passer son chemin, mais il remarqua une fiole à la main de l'homme. Elle était pleine d'un liquide transparent, et il lut l'inscription : "Hyoscyamus Niger". L'étiquette lui parut étrange, et voulut interroger l'homme. Malheureusement, celui-ci était déjà parti.
Lyngrad haussa les épaules et continua sa route.
Le lendemain, il projeta de se promener une fois encore dans la ville, cette fois en invitant Mylia. Il alla à la porte de sa chambre, toqua et fut légèrement désappointé de voir l'aveugle ouvrir.
-Qui est-ce ? demanda ce dernier.
-Lyngrad Reyzal, monsieur, puis-je parler à Mylia ? Je suis un de vos futurs adversaires, ajouta-t-il précipitamment.
L'homme resta silencieux un instant, puis appela Mylia dans la chambre. Elle arriva, en tenue de combat, et après que l'aveugle s'en fut allé, demanda abruptement :
-Qu'est-ce que tu veux ?
Lyngrad rougit bêtement, et bafouilla :
-Heu... En fait je voulais te demander si tu accepterais de te promener en ville... Avec moi, heu, bien sûr, t'es pas obligée...
Il se maudit intérieurement. Comment pouvait-on être aussi maladroit ? Pourtant, il avait déjà parlé à des dizaines de filles, pourquoi celle-là lui faisait un tel effet ?
Mylia ricana intérieurement. Alors comme ça, cet idiot était amoureux d'elle ? Tant mieux, elle pourrait lui soutirer des informations sur sa façon de se battre.
Elle prévint Waldri de sa sortie, puis accepta l'invitation du jeune homme. Il devint alors encore plus rouge qu'au début, et acquiesça, puis ils s'en allèrent dans les rues de Bayloon.
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