Chapitre 2 | Portrait craché - Tina (1/2)
Ne pas paniquer. Ne rien faire, ne rien dire. Ne rien tenter. Je ne suis pas prête à revoir Earl ici, dans ce couloir, dans cette faculté. Ou même dans cette vie, finalement. J'ai peur. Maman, j'ai peur, ma sœur, j'ai peur. J'ai peur depuis quatre ans, moi qui aie pris la fuite ce matin, espérant que jamais il ne me retrouve, qu'il me retouche une énième fois. J'ai tout fait pour tout cacher, tout fait pour rester dans l'ombre. Bosser d'arrache-pied, faire des économies, penser à l'après, c'est ce qui m'a tenu en vie jusqu'à maintenant, ce qui m'a permis de garder la tête haute en toute circonstance. Depuis ce matin, mes deux piliers ne sont autres que Thomas et Kaleb. L'un à ma gauche, le second à ma droite, nous arrivons dans le couloir au moment où notre professeur se pointe. Il est là, Earl. Celui que j'ai lâché sur un coup de tête en faisant mes valises ce matin même. Quel dur réalité. Quelle connerie d'avoir fait ça.
Sans faire plus attention aux étudiants qui m'entoure, j'entre la première dans la salle, sac à main avec moi, une drôle de sensation en moi. J'ai enfin réussit à partir, et personne ne sait à quel point il a été compliqué de supporter ce calvaire durant des années. Comment ne suis-je pas morte ? Si ce n'est grâce à l'art, je me le demande encore. Sur mon épaule gauche, j'observe un de mes tatouages. Une femme japonaise de profil. Ses cheveux d'un noir charbon sont parsemés de Primula indigo. Elle trône au milieu de fleurs diverses, de bijoux, d'un renard et d'ombrages noirs. Le motif s'étend avec élégance de mon épaule jusqu'à la naissance de mon poignet. C'est ma mère.
— Christina Garland.
Le professeur me sort de ma rêverie, et ce nom me donne aussitôt la chair de poule. Cette sensation recommence à me hanter. Des mains se posent sur mon épaule, me donne l'envie de gerber.
— Arrête de me toucher, Thomas, braillé-je, la voix tremblante.
Il se retire aussitôt, mais ce sentiment d'être sale parcourt toujours mon corps. Furtivement, j'acquiesce, puis fusille Thomas du regard. Il sait très bien l'effet qu'a ce nom maudit sur moi, mais les enseignants ne le savent pas. Il est mieux de laisser couler, pour une fois. Les cheveux cuivrés de ce gigolo de Thomas brillent sous la lumière du soleil et sa cicatrice se voit encore plus que d'ordinaire. Cette marque passe en travers de son œil, commence sa course au-dessus de sa tempe gauche pour finir sa course sur la naissance de sa joue gauche, quelques centimètres plus loin de sa barbe vénitienne. C'est mon géniteur qui lui a fait ça. Et je ne me le pardonnerait jamais.
Je le déteste. Je hais ce nom et ce que je suis devenue. Une âme fragile, une mauvaise amie, une mauvaise copine qui doit toujours partager son fardeau avec les autres.
Je reprends peu à peu mes esprits, me débarrasse de cette pression dans mon corps, de ce sentiment d'être touchée et parcourue contre mon gré. Lorsque je balaye la pièce du regard, j'ai l'impression de voir un mirage. À ma gauche, une japonaise au profil semblable à celui de ma mère. Son portrait craché, à ceci près que cette fille à la queue de cheval haute porte trois subtiles points sous son œil de biche. Je détourne le regard froidement lorsque les souvenirs des coups de feu me reviennent en mémoire, mais cette image d'horreur est déjà là. Cette flaque de marre, je la visualise comme si c'était la première fois que je la voyait. Elle me hante, elle aussi. Et ce qui a suivi va un jour me détruire. Tous les jours j'y repense et je me dis qu'il aurait été mieux de me prendre cette balle qui m'était destinée plutôt que d'être l'actrice principale d'une réalité morbide.
Je ne peux pas regarder cette fille plus longtemps, chaque parcelle de son visage est capable de m'offrir un aller simple en enfer.
— Tina ? recommence Thomas. Tu es dans la lune.
Sa voix caverneuse et vrombissante sait toujours me tirer hors de mes pensées. On dirait qu'il est enroué, mais de toute évidence, ce sont les dégâts de la cigarette qui commence subtilement à se faire ressentir. Afin de me sortir hors de ma léthargie, il continue de ma parler tandis que Kaleb reste muet comme une tombe. Nerveuse, j'arrache un cheveux platine de mon crâne. La racine est noire. Il représente le début de ma vie : sombre. Aurai-je droit à un avenir plus lumineux ? La chevelure de Kaleb arbore la même teinte claire, beaucoup en High School pensaient que nous étions de la même famille. Mais il n'en est rien. Kaleb reste un ami, le meilleur avec Thomas. Durant mes séances de tatouage, c'est toujours ce dernier qui m'accompagne, me guide au milieu des loups. Avoir une confiance absolue dans un tatoueur pour avoir le courage de se mettre littéralement à nu devant cette personne n'est pas quelque chose d'aisé, tout dépend de notre passé. Tout repose sur le vécu que nous avons. Je l'ai appris au fil des mois, parce que je n'arrive pas à me détacher de ce rouquin pour sauter le pas et me sentir vraiment libre de mes faits et gestes.
Durant le reste de l'heure, les paroles de notre premier professeur de la journée passe dans une de mes oreilles et ressortent par l'autre, incapable de retenir quoi que ce soit. Inconsciemment, et plusieurs fois, mon regard dévie sur cette fille aux tatouages. La peau de ma mère était vierge, la sienne est colorée. Son dos est recouvert de couleurs vives, du vert et du rouge. Mon cerveau fait tilt. Une fille de yakuza. Sortez-moi de cette prison. Comment vais-je suivre toute l'année si je ne suis pas capable d'enregistrer un cours dès le premier jour ?
J'ai une envie folle de m'en aller de cette faculté et de me rendre à la maison de la fraternité, là où j'ai déposé en vitesse toutes mes affaires, tous mes sacs et ma valise. Mais je ne peux pas. Non, je ne peux pas, parce que je suis une nouvelle fois prisonnière de mes propres choix, de ma propre existence. Toute la matinée, cette nana me colle à la peau sans que je puisse y faire quoi que ce soit, et même en art, elle circule dans les couloirs, accompagnée d'une étudiante aux cheveux carminés. Elle me déconcentre, m'obsède. L'idée d'entrevoir la réincarnation de ma mère à travers elle m'effraie, même si elle semble venir d'un tout autre monde que le notre.
Une matinée catastrophique, c'est tout ce à quoi j'ai le droit. Mon dessin n'est même pas terminé. Seules les roses sont installées sur le papier aux côtés d'un bout de tête de mort. Tant pis, je le recommencerai. Je chiffonne ma feuille et la balance à la corbeille du professeur d'un lancée ample et fluide avant d'attraper mes affaires et de m'en aller. Je sème les garçons et prend la fuite, consciente que si mon géniteur décide d'effectuer une virée en ville pour me faire la peau, je serai plus facilement repérable avec deux grandes perches telles que Kaleb et Thomas. J'évite Earl à tout prix, quitte à passer de l'autre côté du bâtiment pour quitter le campus.
Une fois le Franklin hall passé, je longe l'immense boulevard contre lequel l'Université a été battis avant de longer l'Avenue Vermont sur presque cinq miles1. Une heure quarante de route, mes jambes flagellent en arrivant devant une immense bâtisse longiligne porteuse des lettres « ZBT ». Zêta Bêta Tau2. Le nom de notre fraternité entourée par tant d'autres pour l'instant inhabitées. De part et d'autre de l'allée aux pavés rouges, il y a à gauche un panier de basket et son traçage blanc sur le sol bitumé et à droite un immense terrain d'herbe, une piscine, son barbecue et une table de ping-pong. La cour est grande ouverte sur la rue mais pour l'instant je m'en fous et me préoccupe plutôt de grimper les quelques escaliers devant la porte d'entrée et de profiter de cette maison un peu plus longtemps que ce matin.
Tout est calme. Presque aucun bruit à part une porte qui claque. Mon corps se fige, instinct de survie avant tout. En haut des escaliers, une chevelure bleue et tressée fait son apparition, une étudiante me surprend. Je me détends sans plus attendre.
— Tu compte rester sur le palier de la porte longtemps ? me demande-t-elle, sceptique.
— Non. Tu es toute seule ?
Elle acquiesce avant de reprendre de vive voix :
— C'est quoi ton nom ?
— Tina. Juste Tina.
Je n'attends pas qu'elle me réponde et progresse dans les escaliers menant à l'étage. Au sommet, l'espace de la balustrade nous donne une vue imprenable sur le salon de la villa.
— Tu peux m'appeler Genesis.
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