Quatorze nouveaux coups de carillon annoncèrent l'arrivée du seigneur Elrond dans la grande salle.

Legolas était auprès de ses deux amies, debout, à droite de la grande porte. Autour d'eux, les colonnes s'envolaient vers un plafond si haut qu'il était invisible. Au centre de la grande salle était dressée une immense table pour les très nombreux convives. Tous les elfes d'Imladris étaient assemblés là, remplissant l'espace jusqu'à l'autre bout de la pièce, qui s'ouvrait sur un vaste balcon.

Si Legolas connaissait la disposition des lieux, ce n'était pas parce qu'il pouvait actuellement voir la nuit qui tombait sur la vallée ou sentir l'air frais qui venait de l'extérieur, mais parce qu'il avait traversé le balcon lors de ses errances de l'après-midi.

A présent, il était entouré de Celeanor et d'Eldalóthë. Auprès de leurs robes resplendissantes – argent et or pour l'une, bleu pâle pour l'autre – ses vêtements de soie blanche paraissaient presque ternes. Les trois amis, n'ayant reçu aucune instruction particulière, étaient simplement venus dans la grande salle.

Les portes monumentales s'ouvrirent sur le seigneur Elrond. Il entra, majestueux tant dans son pas assuré que dans la splendeur de sa tenue royale. A son arrivée, le silence se fit. Tous s'inclinèrent, comme le commandait le respect qu'ils devaient au souverain.

Derrière Elrond venaient ses deux fils, les jumeaux Elladan et Elrohir, si identiques que Legolas – comme toujours – craignit de les confondre. Et, si discret que le prince de Mirkwood faillit ne pas le remarquer, Estel, noblement habillé mais le visage fermé.

— Mellyn nín... muindyr nín a muinthil nín (Mes ami·es... mes frères et mes sœurs). Je sais que beaucoup d'entre vous ont été surpris, mais cette soirée est nécessaire. Tout d'abord, je vous demande d'accueillir comme ils le méritent nos invités : Eldalóthë, fille de Malvâb, Celeanor, fille de Sîrbeth, et le prince Legolas, fils du Roi Thranduil. Ils ont accompli un long voyage depuis Taur e-Ndaedelos.

Le seigneur attendit que ses hôtes se soient avancés et aient été salués avant de poursuivre :

— Ils nous ont apportés de bien tristes nouvelles... Ils ont découvert ce qui était arrivé à nos frères partis cet hiver pour apporter de la nourriture au Gondor. Des bandits les ont attaqués et massacrés sur la Vieille Route du Sud. Certains des nôtres sont déjà partis pour faire des recherches plus poussées et venger nos frères. Ce soir, nous mangerons à la mémoire des disparus et nous veillerons pour leur rendre hommage. Ils sont désormais auprès des Valar et d'Eru Ilúvatar.

Autour de Legolas, des elfes endeuillés baissaient la tête. L'air s'était soudain fait plus lourd, comme si les fantômes des morts étaient venus se mêler aux vivants pour une dernière soirée de fête.

Des chants de lamentation s'élevèrent pendant tout le repas, emplissant la salle de la tristesse collective. Puis, après un banquet somptueux, des musiques lentes et rêveuses entraînèrent des couples dans des danses. L'ambiance se fit un peu plus joyeuses : les larmes laissaient la place aux vagues sourires. Après avoir pleuré les morts, il fallait les honorer en célébrant la vie.

Celeanor n'avait pas quitté Eldalóthë des yeux durant toute la soirée : malgré les circonstances, son amie était heureuse de la soirée. Alors qu'elle réfléchissait à l'emmener danser, un homme s'approcha d'elles. Du coin de l'œil, Celeanor vit Legolas se raidir, le regard rivé sur l'inconnu. Inconnu qui n'était pas si inconnu : il avait passé la soirée à la droite d'Elladan, lui-même assis à la droite de son père. La guerrière de Mirkwood fouilla dans sa mémoire. Elrond n'avait pas présenté l'individu, et elle ne se souvenait pas l'avoir vu à Imladris la dernière fois qu'elle était venue – un petit siècle plus tôt. Qui était-il ?

— Rodwen írui (belle dame), interpella l'homme. M'accorderez-vous cette danse ?

Il s'adressait à Eldalóthë. Son sourire paraissait sincère, mais quelque peu distant.

Son amie jeta un coup d'œil à Celeanor. Celle-ci la rassura d'un sourire.

— Cette danse-là nécessite plus d'une personne, il me semble, répondit poliment celle qu'on invitait.

— Oui, il faut quatre personnes. Vous connaissez ?

— Oui, nous connaissons. Elle est très courante chez nous, intervint soudain Legolas.

Les deux hommes échangèrent un regard que Celeanor ne sut déchiffrer. Sa curiosité était définitivement piquée !

Son ami, sans quitter l'autre des yeux, tendit la main pour l'inviter.

— Celeanor ?

Elle n'hésita pas longtemps. Un instant plus tard, elle tenait le bras du prince tandis qu'Eldalóthë était conduite par l'inconnu.

— Qui est-ce ? glissa Celeanor à l'oreille de Legolas.

— Il s'appelle Estel, lui répondit son ami à voix basse.

Ils n'eurent pas le temps d'échanger d'autres paroles. L'autre couple de danseurs s'était placé en face d'eux.

Celeanor ne put s'empêcher de frémir en voyant les mains d'Estel sur le bras et la taille d'Eldalóthë. Nulle autre qu'elle n'aurait dû pouvoir ainsi étreindre son amante...

Elle réprima cet accès de jalousie involontaire et se concentra sur la présence familière de Legolas. Elle connaissait bien cette danse : deux couples tournaient ensemble, l'un autour de l'autre, pour commencer.

La musique était lente, mais, petit à petit, elle s'accélérait. Les pieds frappaient le sol en rythme, de plus en plus vite, de plus en plus fort. Soudain, il y eut une explosion sonore, et le tempo s'élança, endiablé. C'était le moment où, face à face, les couples s'échangeaient. Celeanor alla tournoyer jusque dans les bras d'Estel, qu'Eldalóthë venait de quitter pour ceux de Legolas. Avec son nouveau partenaire, elle effectua quelques pas sur le côté, tourna une fois, refit d'autres pas de l'autre côté, tourna une autre fois. De nouveau, les couples se faisaient face. Celeanor avança, saisit le bras de Legolas et la musique se fit soudain bien plus douce.

Ils recommencèrent à tourner lentement, et le schéma recommença. La musique, petit à petit, s'accéléra, et bientôt Celeanor échangea à nouveau de partenaire. Mais cette fois, lorsqu'il fallut se remettre face à face pour un nouvel échange, Celeanor effectua un tour de plus. Ayant ainsi pris la place d'Estel, elle l'envoya virevolter dans les bras de Legolas et réceptionna Eldalóthë dans les siens.

Tous eurent un air surpris durant une fraction de seconde, et Celeanor s'appliqua à faire de même pour que personne ne soupçonne que la manœuvre était volontaire. Mais la musique, qui, elle, ne s'était pas arrêtée, obligea les deux couples reforgés à continuer leur danse.

Celeanor sentit avec délice le corps de son amie contre le sien, ses mains dans son dos, et son souffle contre sa joue. La fin du morceau lui sembla durer une éternité et un temps minuscule à la fois. Lorsque la musique s'arrêta, elle ne put se résoudra à s'écarter tout de suite. Les deux elfes restèrent blotties l'une contre l'autre un instant encore, puis il fallut bien s'éloigner, détacher leurs corps et leurs mains – mais leurs yeux restèrent liés.

Legolas et Estel, eux, n'avaient pas attendu pour s'écarter l'un de l'autre. Déjà, le second s'éloignait en direction du balcon. Le prince le suivait du regard. Celeanor s'approcha de son ami et posa la main sur son épaule, le faisant tressaillir.

— Tu as l'air d'avoir vu un fantôme.

— Non, c'est pas... je... il... c'est que... Elrond...

— Elrond ? On parlait d'Estel, là !

— Mais non ! Enfin, si ! Le seigneur Elrond m'avait envoyé dans les jardins, cet après-midi, en me disant que j'y trouverais peut-être quelqu'un qui... qu'il serait bon que je rencontre. Je me demande si ça peut être lui.

— Tu l'as croisé dans les jardins ?

— Oui, juste avant que le carillon sonne... mais...

— Tu penses que ça peut être lui, dont parlait le seigneur Elrond ?

— Je... oui, peut-être.

— Alors, va le voir !

Legolas lui jeta un drôle de regard. Eldalóthë, qui n'avait rien perdu de la conversation, en profita pour lancer une petite pique sarcastique à l'intention de leur ami.

— Tu es sûr que c'est bien toi, le plus âgé de nous trois ? Et prince, avec cela ? Celeanor ressemble plus à ta grande sœur qu'à ta garde du corps !

Legolas la fit taire d'une petite tape sur le bras et adressa un sourire à ladite garde du corps. Puis, il fendit la foule à son tour en direction du balcon.

Celeanor attrapa la main d'Eldalóthë.

— Pendant qu'il court après son fantôme des jardins, on danse encore ?

— Avec plaisir, mellon nín !

Notes :

Mereth : fête, festin, festival

Mellyn nín : mes ami·es

Muindyr nín a muinthil nín : Mes frères et mes sœurs. Avec muindyr = frères (pluriel de muindor) ; a = et ; muinthil = sœurs (pluriel de muinthel).

Rodwen írui : belle dame. Littéralement : belle et noble jeune fille vierge. Avec rodwen = jeune vierge de rang noble et írui = désirable, beau (surtout employé pour des personnes, particulièrement des femmes)