— Tiens, mange un peu.

Norah tendit une assiette garnie d'une galette et de fromage à Shae. Celle-ci l'accepta avec un léger sourire et mangea un petit morceau. Après s'être assise à ses côtés, Norah soupira doucement.

— Cette fête était censée être pour vous. Au moins, certains membres de votre convoi semblent s'amuser.

La place centrale d'Okra était bondée et un grand feu y brûlait. Malgré le peu de temps disponible, les habitants avaient décoré les rues de banderoles colorées, et chaque famille avait préparé des plats qu'ils avaient déposés sur un long banquet. Les dabourkas résonnaient, et des danseurs tournaient au rythme des percussions. Les artères de la ville grouillaient de monde et d'autres petites places accueillaient des spectacles en tout genre. L'ambiance était joyeuse, le vin et l'arak coulaient à flots. Zarin et Pooja tourbillonnaient parmi les habitants, le sourire aux lèvres.

Shae ne pouvait pas en dire autant de Sameer, qui se tenait à l'écart, observant la scène d'un air morose. Quant à Ishan, il ne s'était toujours pas montré. Après l'incident dans la fosse, il avait raccompagné Shae jusqu'à leur chambre. Pooja et Zarin avaient proposé à l'ondine de se rendre aux bains de la ville — sachant que le contact de l'eau lui ferait du bien — et Shae avait accepté. Ishan ne l'avait laissée partir qu'après s'être assuré, avec l'appui de son sidi, que c'était bien ce qu'elle désirait.

— Je suis désolée, dit Shae, la journée a été un peu rude...

En plus de l'épisode avec le Shaytan, les objectifs de Shae s'étaient ébranlés. Maintenant qu'elle avait vu la fosse et compris son fonctionnement, son plan lui semblait impossible. Même si elle parvenait à trouver ce fameux disque et à piéger Alistair pour l'envoyer dans le cratère, comment espérer qu'il y reste ? Il possédait suffisamment de sidis pour résister aux attaques des djinns, et dès qu'il serait aperçu par les travailleurs de la fosse, ils le sortiraient de là. Elle avait cru que l'endroit était un piège inéluctable, mais après avoir vu Sameer descendre dans ses profondeurs, elle réalisait que l'Autre s'était complètement trompée. Et maintenant ? Que pouvait-elle faire ?

— Oh, je ne te blâme pas, continua Norah. J'ai déjà eu affaire aux visions du Shaytan, je sais à quel point il sait frapper là où ça fait mal. J'aurais dû venir avec vous et l'asperger d'eau. Ils détestent tous ça.

Elle rit, et Shae devina qu'elle s'était adonnée à ce plaisir plus d'une fois.

— Non, je parle des deux grands idiots que sont ton mari et son frère. Où est Ishan, d'ailleurs ?

Shae haussa simplement les épaules, n'ayant pas vu Ishan depuis qu'elle avait suivi ses dames de compagnie aux bains.

— C'est toujours la même chose avec eux. À chaque fois qu'ils se retrouvent, ils finissent par se quereller. Et c'est insupportable pour tout le monde. Ah ! En parlant du loup.

Shae repéra Ishan parmi la foule. Il portait une tenue légère de couleur claire et avait attaché ses cheveux en un chignon rapide. Il aperçut Sameer et détourna rapidement le regard avant de se diriger vers la table couverte de plats. Shae s'excusa auprès de Norah et alla le rejoindre. Quand Ishan la vit, il se redressa et s'empressa de lui demander :

— Shae ! Ça va ?

— J'allais te poser la même question.

Elle le détailla des pieds à la tête. Il avait enfilé un dhoti de couleur claire, enroulé à la va-vite, et, en l'observant de plus près, Shae remarqua une large trace d'oreiller sur sa joue droite.

— J'ai voulu me reposer quelques minutes et puis...

Ishan se gratta la nuque, visiblement gêné par l'examen de l'ondine

— Je ne pensais pas être aussi épuisé.

— Ça ne m'étonne pas, répondit Shae. Je me demande comment tu fais pour fonctionner avec si peu de sommeil.

Ishan sourit, attrapa un verre de vin de palme et en tendit un à Shae.

— Et toi ? Les bains t'ont fait du bien ?

— Oui. Je me sens mieux, mais je crois que je vais éviter de m'approcher de la fosse désormais.

— Qu'as-tu vu là-bas ? demanda Ishan.

Shae se tendit. Elle fit tourner le breuvage dans son verre, réfléchissant à la réponse qu'elle pouvait donner au prince.

— J'ai vu... des choses de mon passé. Des choses auxquelles je ne devrais pas avoir accès. L'homme que j'ai fui. Et des visions... morbides.

Ishan hocha la tête sans insister. Son regard se perdit dans la fête : les esprits s'embrumaient, les rires devenaient plus bruyants.

— Je n'imagine pas ce que cela fait... de tout oublier, de devoir recommencer à zéro. Je me demande qui je serais si cela m'arrivait, si je redeviendrais la même personne, avec les mêmes traits de caractère. Peut-être que ce serait plus facile... Ça doit être grisant, d'avoir un champ infini de possibles devant soi. Et terrifiant, de ne plus avoir de repères.

Shae hocha la tête. C'était exactement ce qu'elle ressentait.

— C'est difficile à évaluer, dit-elle, je n'ai pas vraiment de comparatif. Tout semble à la fois familier et nouveau, et je ne sais plus ce que j'ai toujours ignoré et ce que ma mémoire a effacé.

— Je comprends. En tout cas, j'espère que tu te feras de nouveaux souvenirs. De beaux souvenirs. Que tu découvriras de nouvelles passions, de nouveaux désirs.

Ces derniers mots la firent frissonner. De nouveaux désirs... Elle détailla Ishan, dont l'allure débraillée le rendait étrangement plus séduisant, comme s'il semblait soudain plus accessible. S'il y avait une personne à désirer, il serait un candidat parfait. Peut-être dans une autre vie... Elle baissa les yeux, tentant de dissimuler sa gêne.

— Eh bien, ce vin est déjà un parfait candidat pour une nouvelle passion.

Ishan rit, mais son expression se figea aussitôt lorsqu'il croisa le regard de Sameer. Shae suivit l'échange silencieux entre les deux princes.

— Il n'a pas tort, tu sais... finit-elle par dire. Nous nous connaissons depuis quelques semaines seulement, mais j'ai l'impression que tu ne t'arrêtes jamais. Je comprends que, en tant que prince, tu aies beaucoup de responsabilités, mais... j'ai aussi l'impression que tu ne cherches pas à te simplifier la vie.

Ishan renifla et secoua la tête.

— Toi aussi, tu t'y mets ? Mais je suppose que tu n'as pas entièrement tort. Ces dernières années ont été... compliquées. Sameer devait devenir raja, c'était son destin avant que son sidi ne se manifeste...

Shae attendit, l'encourageant à continuer.

— Ça a déclenché une avalanche de débats. Il était l'aîné, formé pour gouverner. L'envoyer à la fosse aurait été un gaspillage. Mais Sameer a refusé catégoriquement. La loi de Jivaran est claire : tout porteur d'un sidi utile à la fosse y est envoyé pour au moins dix ans. Il a refusé tout privilège, il voulait être traité comme les autres. Et il souhaite y rester parce que son sidi est l'un des plus importants ici. Je comprends son choix... mais je ne sais toujours pas si c'est la bonne décision. À mes yeux, les fonctions d'un raja sont tout aussi importantes que garder la fosse. Et Amar n'est pas Sameer. Sameer est brillant, rigoureux, et il inspire naturellement la confiance. Amar n'est pas un mauvais raja, mais... il est trop passif, trop influençable.

— Et il n'y a personne d'autre au palais sur qui tu puisses compter ?

— Si, peut-être. C'est juste que... si Sameer était là, tout serait plus simple. Et je pense qu'il refuse de voir des solutions. Je crois que l'on pourrait piéger les djinns sans avoir à s'en occuper constamment.

— Comment ça ?

Ishan secoua la tête et prit une gorgée de vin, évitant de répondre. Shae sentit un frisson d'excitation naître en elle. Une autre façon de piéger les djinns ? Elle refoula cette agitation.

— Comment pourrait-on les piéger autrement ? insista-t-elle.

— Pensons à autre chose, éluda Ishan. Je crois que nous avons eu notre dose de djinns pour la journée.

Il évitait sciemment le sujet, Shae en était certaine. Il y avait un secret là-dessous, quelque chose à découvrir. Mais il n'était visiblement pas prêt à en parler. Du moins pas à elle...

— Sameer ne semble pas vraiment s'amuser ce soir, observa Shae en jetant un regard discret dans sa direction. Peut-être devrais-tu aller lui parler, briser la glace ?

— Oui... probablement.

Il avala une gorgée de vin et secoua la tête.

— Je suis venu ici dans l'espoir de renouer avec mon frère, mais il semble que je n'ai réussi qu'à aggraver la situation.

— Tu as essayé de lui sauver la vie. Je ne pense pas qu'il puisse te le reprocher. Alors oui, nous aurions peut-être dû nous obéir sans discuter, mais comment aurions-nous pu rester impassible dans une telle situation ?

— Je t'ai mise en danger aussi, je n'aurais pas dû...

— Ce n'est pas ta faute. Je t'ai suivi de mon plein gré. Tu n'as pas à porter le poids du monde sur tes épaules, tu te souviens ?

— Tu es étonnamment sage pour quelqu'un qui commence à peine à découvrir le monde, répliqua-t-il avec un sourire.

— Exact. Maintenant, va parler à ton frère.

Ishan leva les mains en signe de capitulation et se pencha vers Shae.

— Merci, dit-il avec un sourire.

Shae sentit un ses lèvres s'étirer malgré elle. Elle observa Ishan se servir un nouveau verre de vin avant de se diriger vers son frère. Les deux hommes s'éloignèrent de la fête. Le sourire de Shae s'effaça. Elle jeta un dernier regard autour d'elle avant de quitter à son tour la place centrale.