Chapitre 18 - La fosse - partie 3
Ishan s'élança vers le mur, suivi de près par Manesh, trop abasourdi pour l'arrêter.
— Ishan ! cria Shae en se précipitant à sa suite.
— Sameer ! hurla Ishan.
Il avançait dangereusement vers le mur, mais Hawa, la femme en kurta orange, s'interposa.
— Mon prince, restez en arrière !
Pendant ce temps, Sameer remontait tant bien que mal sur la plateforme inclinée, à la force de ses bras.
— Il faut abandonner le monte-charge ! cria une femme à Sameer. On peut te sortir de là.
À ces mots, un vent se leva, formant un tourbillon au fond de la fosse.
— Pas question ! hurla Sameer. Salim, envoie-moi une corde !
L'agitation attira l'attention des djinns. Malgré les sacrifices qui continuaient, certains se détournaient de leur repas pour s'intéresser au chahut près du mur.
— Les djinns arrivent ! s'écria Shae, alarmée.
— Attachez-moi à une corde, ordonna Ishan, je vais le sortir de là.
— Hors de question, répliqua Hawa fermement. Laissez-nous faire et reculez !
— Je suis votre prince, c'est un ordre !
— Et moi, je vous dis de ne pas vous en mêler !
Shae observa l'échange, complètement impuissante. Même si elle se transformait en écume et rejoignait Sameer, elle ne pourrait pas le sauver, son sidi ne pouvant s'appliquer que sur elle-même. Salim lança alors une corde qui se déroula le long de la paroi. Sameer tendit un bras pour l'attraper et, bien qu'en position précaire, réussit à enrouler la nouvelle corde près de celle qui avait cédé. Il forma un nœud solide et ordonna à Salim de tirer. Avec une force monumentale, Salim redressa le monte-charge comme s'il ne pesait rien. Il donna ensuite des instructions à l'un de ses collègues pour retirer la corde brisée du mécanisme et y enrouler la nouvelle. Sameer parvint enfin à se redresser et à retrouver son équilibre sur la plateforme.
Alors que tout semblait revenir à la normale, Manesh hurla :
— Le Jann ! Sameer, attention !
Shae remarqua des empreintes de pied dans la fine couche de farine restante sur la surface métallique, à moins de trois mètres de Sameer.
— Merde ! jura Hawa, repoussant à nouveau Ishan qui tentait de s'imposer. Rohan, sois prête !
Sameer recula aussi loin que possible de l'empreinte, tandis qu'Hawa agitait ses doigts dans l'air. C'est alors que le Jann apparut. Sa peau couverte d'écailles était d'un vert presque noir et ses longs doigts se terminaient par des griffes acérées. Son visage long muni de crocs possédait des yeux comme deux billes noires qui se plissèrent. Il vacilla, frappé par le sidi de somnolence de Hawa, tandis qu'une rafale de vent s'élevait pour le projeter contre le rebord du monte-charge. Sameer s'élança et, d'un coup final, fit basculer le djinn par-dessus bord. Quelques instants plus tard, Salim actionnait le mécanisme qui remontait la plateforme jusqu'à leur niveau.
Hawa et Salim aidèrent Sameer à descendre du monte-charge. Ils lui donnèrent des tapes amicales dans le dos, mais l'expression du prince était sombre.
— Nous avons perdu deux cargaisons de... commença-t-il.
— Tu peux m'expliquer ce qui vient de se passer ? hurla Ishan.
— Ishan, répondit calmement son frère. Tu n'as rien à faire ici, tu devrais...
— Tu as failli mourir, tu en es conscient ?
— Non, et même si...
— Comment cette corde a-t-elle pu casser ? Je croyais que vous teniez les djinns à distance !
— Ça suffit, Ishan ! s'exclama Sameer. Tu n'as aucune idée de ce dont tu parles. Tu n'es pas responsable ici, et tu n'as rien à faire là ! Nous avions la situation sous contrôle, et tu n'as fait que créer une diversion dont nous n'avions pas besoin.
— Sous contrôle ? C'est ça que tu appelles sous contrôle ?
Shae observait l'interaction entre les deux frères sans oser s'interposer. Autour d'eux, leurs compagnons semblaient tout aussi gênés par la dispute. Soudain, un individu qu'elle n'avait pas remarqué jusque-là s'imposa dans son champ de vision. Avant qu'elle ne puisse analyser ce qui se passait, son cœur s'emballa et son souffle se coupa.
Le nouvel arrivant avait des cheveux blancs légèrement ondulés, bien que son visage trahisse une quarantaine d'années tout au plus. Un nez droit et de fines lèvres à l'expression narquoise agrémentaient ses traits délicats. Sa peau, surtout, était d'une pâleur frappante, plus claire encore que celle de Shae. Bien que tous les souvenirs de cet homme aient disparu de sa mémoire, elle n'eut aucun doute sur son identité : elle se trouvait face à Alistair, le sorcier des mers.
La panique envahit son esprit, tandis qu'une pensée rationnelle luttait pour s'y frayer un chemin : il ne s'agissait que d'une illusion.
— Oh, ma belle Aria, murmura l'apparition d'une voix de velours. Je n'arrive pas à croire que tu aies pu m'oublier.
Tremblante, Shae ferma les paupières. Ce n'était rien d'autre que le Shaytan qui lui jouait des tours, comme Sameer l'avait prévenue.
— Tu m'as manqué, tu sais, continua-t-il.
Il lui sembla que ces paroles venaient d'être murmurées à son oreille ; tous ses poils se hérissèrent. Elle poussa un cri et rouvrit les yeux. Ses jambes répondirent enfin et elle tenta de s'éloigner du mur, mais Alistair apparut devant elle, bloquant son chemin.
— Tu me brises le cœur en t'éloignant ainsi.
Elle entendit à peine la voix de Zarin qui lui demandait si tout allait bien.
— Tu n'es pas réel, murmura-t-elle pour elle-même.
Elle déglutit et se précipita vers l'illusion, s'attendant à passer au travers. Mais lorsqu'elle atteignit sa hauteur, ses mains, au lieu de ne rencontrer que du vide, ressentirent le contact du corps sorcier. Elle cria et recula brusquement.
— Allons, viens, reprit Alistair. Maintenant que ta sœur n'est plus là, il n'y a plus d'obstacles...
Une nouvelle vision apparut devant ses yeux : celle d'une jeune femme qui lui ressemblait, allongée au sol dans une position impossible. Sa peau arborait une teinte verdâtre et cireuse alors que la décomposition semblait déjà entamée sur sa joue. Une odeur de putréfaction lui parvint, et ses oreilles commencèrent à bourdonner. Elle n'entendit pas Zarin interrompre la querelle entre Sameer et Ishan, ni Ishan jurer avant de se précipiter vers elle. Elle sentit seulement le contact d'Ishan lorsqu'il lui empoigna l'épaule, ce qui déclencha un hurlement de plus.
— C'est moi, dit la voix d'Ishan. Tout va bien, il faut juste te sortir d'ici.
Ishan lui prit la main et elle se laissa guider. Le sorcier continuait d'apparaître et de disparaître autour d'elle, frôlant parfois sa peau, murmurant tantôt des mots doux, tantôt des insultes à son oreille. Mais à mesure qu'ils s'éloignaient du mur, les apparitions se firent moins nombreuses, jusqu'à disparaître complètement. Finalement, Ishan et Shae retrouvèrent leur position initiale, et le prince l'aida à s'asseoir sur un rocher.
Elle tentait de se persuader que tout cela n'était que des images issues de son esprit, mais elle ne pouvait s'empêcher de trembler. Ishan prit son visage entre ses mains, et elle se rendit compte qu'elle pleurait.
— Shae, regarde-moi. C'est terminé. Quoi que tu aies vu, ce n'était que ton imagination. Tu ne risques rien.
Derrière le prince, elle remarqua que tous les regards étaient tournés vers elle, chacun gardant une distance respectueuse pour lui laisser de quoi respirer.
— Je vais bien, finit-elle par dire.
Mais à la grimace d'Ishan, ils comprirent tous les deux qu'elle mentait. Son esprit tentait de rationaliser l'expérience : elle était hors de danger, elle n'avait jamais vraiment été en présence du sorcier. Pourtant, ces images... Cet homme et sa sœur... Ils faisaient partie de souvenirs auxquels elle n'avait plus accès, mais le djinn avait réussi à les invoquer. Son corps avait réagi, son corps s'était souvenu. Ces tremblements, ces larmes, cette répulsion presque animale... Ils la terrifiaient plus encore que ce qu'elle venait de vivre. C'était une facette de l'Autre qu'elle ne connaissait pas, qui ne transparaissait pas dans ces cahiers pleins d'humour et de dérision. Elle avait ressenti une détresse infinie, absolue. Maintenant, elle doutait que se séparer de ses souvenirs ait été un sacrifice. Non, cela lui semblait plutôt avoir été un choix, un choix délibéré.
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