Shae n'aurait pas dû s'étonner du luxe de son campement, et pourtant. La tente qu'elle partageait avec Ishan était trois fois plus grande que ses voisines. Même si tout devait être démonté le lendemain, les domestiques avaient pris la peine d'en faire un nid douillet. Aucun grain de sable ne s'infiltrerait entre ses orteils : des dizaines de tapis avaient été étalés pour recouvrir chaque centimètre de sa surface. Plusieurs coffres servaient à la fois de table basse et de rangement, entourés de coussins moelleux et même de pots de fleurs. Quant au lit, il s'agissait d'un matelas rembourré de coton aussi large que celui du palais.

Elle s'empara d'une lampe à huile et rassembla quelques affaires avant de s'adresser à l'un des gardes qui surveillait la tente. On l'avait informée que l'endroit avait été choisi parce qu'un oasis se trouvait juste derrière l'une des dunes, et elle souhaitait s'y prélasser quelques instants. Le garde l'y accompagna, mais lorsqu'elle atteignit le sommet de la dune, elle aperçut une silhouette déjà immergée dans l'eau. Elle remarqua deux soldats postés de l'autre côté du monticule de sable et l'identité du baigneur fut confirmée par son escorte :

— Le prince s'y trouve déjà.

Shae hésita à tourner les talons, mais après tous ces jours passés ensemble, elle ne devrait plus avoir de raison de se montrer pudique. Et puis, n'était-ce pas là une opportunité parfaite pour se rapprocher d'Ishan ? Malgré ses résolutions, elle serra nerveusement ses habits propres contre elle alors qu'elle s'engouffrait dans la nuit.

L'oasis était vaste, aussi grand qu'un lac. La végétation florissante qui jouxtait les bords de l'eau tranchait avec le reste du désert. D'immenses palmiers et des plantes touffues semblaient avoir poussé sur toute sa bordure, leurs feuilles bruissant doucement dans la brise nocturne. Ishan se retourna en entendant le bruit de ses pieds dans le sable. Il était immergé dans l'eau jusqu'à la taille.

— Ce n'est que moi, lâcha l'ondine devant son regard qui scrutait la nuit. J'ignorais que tu étais ici, mais j'ai songé que faire demi-tour devant les gardes aurait paru suspect. Ça te dérange si je te rejoins ?

Ishan la détailla des pieds à la tête, ses yeux brillant d'une lueur indéchiffrable dans la pénombre. Après un moment, il hocha la tête.

— Pas du tout, répondit-il calmement. L'oasis est assez grand pour nous deux.

Shae se détendit légèrement, rassurée par son ton. Elle déposa ses affaires sur un rocher plat, puis s'avança vers l'eau, ses pieds s'enfonçant doucement dans le sable humide. Ishan se détourna alors qu'elle retirait ses vêtements collants de sueur. Elle plongea dans l'eau tiède et laissa échapper un soupir de plaisir. Après cette longue journée, il n'y avait rien de plus agréable que le contact de l'eau sur sa peau.

— Comment va ton dos ? demanda Ishan avec une pointe d'ironie dans la voix.

Shae renifla. Sa première tentative à l'équitation n'avait pas été un grand succès. Le bas de son dos était éraflé à cause de sa chute.

— Heureusement que je suis tombée dans du sable... répondit-elle. Je ne sais pas comment Zarin et toi parvenez à être aussi à l'aise sur ces canassons.

— Il faut du temps. J'ai perdu le compte de mes chutes durant mon adolescence.

Shae fit quelques mouvements de brasse pour se retrouver en face de lui, à quelques mètres de distance, gardant le niveau de l'eau au-dessus de sa poitrine. Si elle voulait gagner la confiance du prince, elle devait apprendre à mieux le connaître. Et elle savait à présent qu'il n'était pas du genre taciturne.

— Tu as été formé à l'équitation, au combat... Quoi d'autre ?

Ishan repoussa ses cheveux mouillés en arrière. Sans ses boucles qui encadraient ses traits, son visage paraissait plus anguleux, sa mâchoire plus prononcée.

— Nous avions des cours d'étiquette, d'arts... Même si je n'ai jamais été très doué pour ceux-ci. Et puis il y avait tout ce qui concerne l'histoire, la politique, la diplomatie... Je sais aussi me débrouiller avec un arc. Notre père aimait particulièrement la chasse et a commencé à nous y emmener dès que nous avons pu tenir sur un cheval.

— Par « nous », tu entends toi, Amar et ton frère aîné, celui que nous allons retrouver à la fosse ? Comment s'appelle-t-il d'ailleurs ?

Shae remarqua une ombre passer sur son visage.

— Il s'appelle Sameer.

— Pourquoi a-t-il choisi la fosse ? N'aurait-il pas dû devenir raja s'il était l'aîné ?

— On ne choisit pas la fosse... Toute personne qui manifeste un sidi capable d'aider à son maintien y est envoyée. Futur raja ou pas.

— Oh, s'étonna Shae. Je l'ignorais. Quel est son sidi, si ce n'est pas indiscret ?

— Il t'en fera sûrement la démonstration. S'il est plus enclin à te parler qu'à moi.

— Comment ça ?

Ishan fit des ronds dans l'eau avec ses doigts.

— Nous nous sommes fâchés récemment et il refuse de m'adresser la parole. J'espère que cette visite surprise de ma part lui fera changer d'avis.

Shae perçut la nervosité dans ses gestes, il était évident que cette situation lui pesait.

— Vous êtes proches ?

— Oui, il... Nous avons quinze ans d'écart, et il a été plus un père pour moi que notre véritable père. Et le voir comme il est aujourd'hui... Je ne sais pas si j'arriverais à le raisonner.

Shae attendit qu'il poursuive, mais il lâcha un soupir d'exaspération avant de changer de sujet.

— Mais nous avons encore des jours devant nous et la traversée sera longue. Tu regretteras certainement de m'avoir accompagné.

— J'en doute. Je crois que je préfère affronter les températures absurdes du désert que la femme de ton frère.

— Nous sommes deux alors, lança Ishan après un rire, mais les conditions de voyage ne sont pas celles du palais. Le confort sera beaucoup plus rudimentaire, ce ne sera plus la vie princière que tu es venue chercher.

— Tu sembles persuadé que je me repais dans le luxe du palais et que je n'y suis que par pure oisiveté.

Elle vit un sourire mutin se dessiner au coin des lèvres d'Ishan.

— Pourquoi y es-tu alors ? lui demanda-t-il une nouvelle fois.

Shae repensa aux aveux de Zarin plus tôt. La déclaration de la femme du désert l'avait instantanément fait se sentir plus proche d'elle. Il y avait quelque chose dans ces instants de vulnérabilité partagées qui permettait de tisser un lien, d'établir une connivence. C'était un pari risqué, certes, mais Shae comprenait que si elle ne se dévoilait pas un peu, elle ne pourrait jamais espérer créer une véritable connexion avec Ishan.

— Je suis ici pour me sentir en sécurité. Tu m'as demandé ce que j'avais donné pour pouvoir marcher. J'ai donné mes souvenirs. Quoi que ma vie ait pu être avant de rejoindre Jivaran, mon ancienne moi a décidé que l'effacer en valait la peine.

Le sourire d'Ishan disparut et il la fixa avec intensité, sans un mot. Shae continua.

— J'ai oublié tout ce qui me concernait directement, mais les souvenirs de mes apprentissages, de faits... Je crois que tout est encore indemne dans ma mémoire ; c'est pour ça que j'ai pu répondre à tes questions sur la vie sous les mers. Mais pour le reste... Ma mémoire est une page blanche.

— Tu ne sais pas pourquoi tu es partie alors ?

Shae réfléchit intensément à sa prochaine réponse, pesant ses mots, sachant qu'elle ne pourrait dire que des demi-vérités.

— Si, dit Shae. J'ai rencontré une jeune fille qui était l'une de mes amies, avant, et qui a pu me donner des informations sur qui j'étais. Je sais que j'étais promise à un homme dangereux, alors j'ai fui.

— J'imagine que ça a dû être un immense sacrifice.

— Je suppose, sourit tristement Shae.

Elle-même se demandait fréquemment pourquoi l'Autre avait choisi ses souvenirs comme monnaie d'échange. N'y avait-il pas autre chose qu'elle aurait pu donner ?

— On dirait que tu n'as pas conservé que des souvenirs factuels, reprit Ishan. La façon dont tu te déplaces dans l'eau... Je n'ai jamais vu personne bouger comme ça.

Sans savoir pourquoi, la remarque lui fit monter le rouge aux joues et elle se figea. Elle sentit le regard d'Ishan l'inspecter et, même si la nuit et l'eau cachaient sa nudité, sa gêne ne fit qu'enfler.

— J'espère que ta vie au palais sera plus agréable que celle que tu as quittée. Malgré Falak. Je te l'ai déjà dit le soir de notre mariage, peut-être maladroitement mais, si tu as besoin de mon aide, je te l'apporterai.

— Merci... Et effectivement, je ne savais pas vraiment comment interpréter tes propos ce soir-là. Tu avais l'air assez... remonté.

Ishan soupira en arrachant des touffes d'herbes autour de l'oasis.

— Pardon. La journée avait été longue, entre ceux qui me pressaient pour engendrer une descendance immédiatement et ceux qui critiquaient ouvertement mon choix...

Il lui offrit un sourire désolé. Shae secoua la tête, pas vraiment surprise.

— Mais je suis satisfait de ce choix, continua Ishan. Je craignais de devoir affronter une nouvelle Falak. Nous sommes encore des étrangers l'un pour l'autre, mais tu sembles être quelqu'un de bien. Peut-être parviendrons-nous à devenir amis. C'est plus que ce que j'espérais de ce mariage.

Il lui sourit timidement et Shae ne put dissimuler sa surprise. Elle lui rendit son sourire, mais sans pouvoir lui retourner la pareille. Elle se sentait profondément confuse. Si elle menait sa mission à bien, que deviendrait-elle ensuite ? Elle ne pourrait pas rester au palais. Lorsqu'on découvrirait qu'elle avait subtilisé le disque pour emprisonner Alistair, Jivaran n'aurait pas d'autre choix que de la bannir. Et elle ne pourrait pas non plus leur rendre cet artefact et risquer que le sorcier soit de nouveau libéré. Non, il devait être envoyé dans la fosse et y rester jusqu'à sa mort. Et elle, elle devrait partir. Tout lien qu'elle tissait à présent était voué à disparaître, et elle ne ferait que tous les décevoir.

— Bien, lâcha Ishan, je crois qu'il est temps pour moi de sortir de ce bain.

Shae lui tourna le dos alors qu'il quittait l'oasis. Cette discussion l'avait rapprochée du prince, mais elle l'avait aussi ramenée à ses propres doutes. Et elle se sentait plus seule que jamais.