Vent
Le ciel étend sa soie bleu pastel au-dessus de la plaine. Le vent n'a pas osé apporter le moindre nuage rebelle pour la troubler. Le jour s'est levé mais le soleil fait son timide, et se cache derrière l'orée de la forêt de pins noirs. Comme moi.
Je me cache parce qu'elle serait fâchée si elle savait que je la suis tous les matins. Heureusement, ce n'est pas compliqué. Il suffit de s'allonger par terre et les herbes hautes peuvent dissimuler n'importe qui. La rosée imprègne mes vêtements de son parfum de vent et d'étoiles. J'ai un peu froid. J'ai pris le raccourci ce matin pour arriver avant elle. J'espère qu'elle va se dépêcher, je ne voudrais pas m'enrhumer.
Elle est là. Pieds nus, comme toujours, avec sa robe de voiles blancs qui cache ses poignets et ses chevilles. Avec sa peau brune, avec ses cheveux bruns, avec ses yeux bruns, elle ressemble à un arbre couvert de givre. Mais c'est le printemps et la rosée s'évapore - j'espère qu'elle ne va pas glisser. Elle jette un coup d'œil autour d'elle, des fois que quelqu'un l'espionnerait. Ça arrive parfois. Mais ils ne sont pas aussi doués que moi.
Ça commence. Elle lève un pied, le repose, tord un bras au-dessus de sa tête, tend l'autre vers la forêt. Elle danse.
J'écarquille les yeux tout grands pour ne rien perdre de la grâce de ses gestes, de la légèreté de ses sauts, du bonheur sur son visage aux yeux clos. Elle danse.
Elle tend son corps comme une des cordes de sa guitare, vibrant au rythme d'une mélodie qu'elle invente au fur et à mesure. Je sais que lorsqu'elle rentrera, elle attrapera son instrument pour gratter quelques accords, ceux sur lesquels elle vient de se laisser porter. Mais pour l'instant, elle danse.
Elle se dresse sur ses paumes, les pieds vers le ciel. Quelques pans de tissu retombent sur ses hanches. Les herbes hautes chatouillent son front. J'adore cette pose et l'expression qu'elle arbore à chaque fois, comme un défi lancé à la gravité ("Fais-moi tomber si tu peux !"). Elle cambre le dos, bascule les jambes et hop ! retombe en posture de pont, la tête renversée. Une poussée des mains et elle est debout. Je réprime un frisson en la voyant glisser ses doigts dans ses manches. Deux poignards à la lame doublement courbée sont sanglés contre ses avant-bras. Ils sont si brillants qu'ils reflètent le soleil en taches de lumière aux alentours. Elle danse toujours avec.
Hier, elle s'est blessée en les tirant. En équilibre sur la pointe d'un pied, l'autre jambe pliée jusqu'à frôler ses cheveux du bout des orteils, elle avait levé les bras en couronne. La lame avait fendu la peau de son avant-bras droit. Sang rouge sur métal argenté. Sous la surprise et la douleur, elle avait écarquillé les yeux avant de perdre l'équilibre. Elle était restée longtemps à terre, si longtemps que je m'étais demandé si je ne devais pas intervenir. Puis elle s'était relevée. À chaque mouvement, le sang voltigeait en gouttelettes autour d'elle en tachant sa peau et sa robe blanche. Rien ne l'aurait empêché de danser.
En rentrant, elle nous avait dit être tombée sur une pierre coupante. Je suis le seul à savoir vraiment où elle va tous les matins (je crois que papa le sait aussi, parce qu'il m'a déjà vu partir tôt le matin sans essayer de m'en empêcher).
Tout s'est bien passé aujourd'hui. Le poignard envoie un reflet de soleil droit dans mon œil et je vois des taches noires pendant quelques secondes.
Ses mouvements sont plus rapides maintenant. Elle s'élève puis retombe, se baisse puis semble s'envoler. Elle trouve le juste milieu, les pieds solidement ancrés dans le sol, les bras légèrement élevés vers le bleu céleste. Elle me fait penser à l'axe d'une balance portant un plateau de terre et un plateau de ciel, et maintenant les deux en équilibre. Elle penche d'un côté, elle penche de l'autre, sans jamais que le déséquilibre soit assez fort pour la renverser.
Maintenant, elle se laisse tomber au sol. Une jambe tendue en arrière, l'autre repliée sous elle, elle se cambre et étend ses bras comme des ailes, les lames prolongeant ses mains comme deux plumes d'argent. La tête penchée en arrière, ses cheveux cascadent dans son dos. On dirait un oiseau, un genre de cygne qui vient de se poser sur l'eau.
Elle ramène ses genoux sous elle, courbe son corps jusqu'à ce que son front frôle la terre, se redresse, retombe, pousse sur ses mains et se relève en tournoyant.
Un coup de vent balaye la plaine. Je frissonne dans mes vêtements trempés. Elle aussi. Elle tourne la tête un instant dans la direction d'où vient le vent. Elle est jolie comme ça, immobile, frémissante, légèrement penchée, les yeux clos. Le vent tombe, la magie se dissipe. Elle laisse retomber ses bras, range les poignards, passe les doigts dans ses cheveux pour les démêler. La danse est terminée.
Elle fronce les sourcils, serre les poings. Elle regarde quelque chose dans ma direction. Je me retourne sur la terre humide, avant de comprendre que - oh mince !- c'est moi qu'elle a vu !
Elle avance d'un pas rapide, elle a l'air furieuse. Sa robe et ses cheveux voltigent autour d'elle. Elle se plante devant moi, les poings sur les hanches. Sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche, je me relève et lui adresse mon sourire le plus angélique :
« Grande sœur ? Comment ça va ? »
~*~
Le premier de mes "Écrits, récits", autrement dit de mes "one-shots farfelus sans contexte ni explications".
Celui-ci m'a été inspiré par une phrase d'une histoire de @Crakrou, et j'ai mis une éternité à le terminer. Mais c'est le début de mon retour à l'écriture !
Tous les autres "écrits" suivront un peu le même principe (très peu de contexte + point de vue interne + un peu poétique + pas d'explications + pas très long), donc ne vous attendez pas à des trucs fabuleux.
Allez, bises, je vous aime ❤
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