Conte
Il y eut un aveugle. Il y eut un enfant. Mais l'enfant n'arrive qu'à la fin de l'histoire.
Il y eut un aveugle, donc, qui voyait avec sa peau, ses oreilles, son nez, sa langue. Un jour, cela ne lui a plus suffit. Pourquoi ? me direz-vous. Comment quelque chose qu'on a jamais connu peut-il nous manquer ?
L'aveugle aimait la beauté. Il aimait la mélodie d'un violon et la voix d'une chanteuse. Il aimait la caresse de la soie et le velouté d'un pétale de rose. Il aimait l'odeur du ragoût qui cuit et le parfum d'un bouquet de lavande. Il aimait la saveur poudrée des noisettes et l'amertume sauvage du café. Lorsqu'on lui mettait un objet entre les mains "Tiens, qu'est-ce que c'est beau", il le palpait, l'écoutait, le humait, le goûtait, et puis "Oui, c'est très beau."
L'aveugle aimait les tableaux, les milles textures des pigments, le son de la peinture qui craque, son odeur et son goût. Ce qui était beau quand il était vu, l'aveugle trouvait une autre façon d'en percevoir la beauté. Mais donc, quelle beauté ne pouvait-il percevoir avec ses autres sens, pour vouloir à tout prix voir ?
Un jour, l'aveugle a entendu les gamins du village s'exclamer "Oh, que c'est beau !" L'aveugle s'est approché et a demandé "Montrez-moi ! Qu'est-ce qui est si beau ?" avec un sourire plein d'espoir. Mais les gamins ont grimacé, hésité... avant que l'un d'eux ne réponde "Tu ne peux pas le toucher."
"Alors, faites-moi entendre !" "Tu ne peux pas l'entendre."
"Alors, faites-moi sentir !" "Tu ne peux pas le sentir."
"Alors, faites-moi goûter !" "Tu ne peux pas le goûter."
L'un des gamins lui a pris la main. "On ne peut que le voir. C'est le coucher du soleil." L'aveugle s'est énervé "Mais je peux percevoir le soleil se coucher ! La température change, les cris des animaux aussi, les fleurs sentent différemment. Qu'est-ce qui, dans ce coucher de soleil, n'est que visible ?"
"Les couleurs."
"Qu'est-ce que c'est ?" a chuchoté l'aveugle.
"Ce ne sont que des couleurs. C'est ce qu'on ne peut que voir. Les couleurs pures, les vraies, ne sont pas perceptibles autrement. Et un coucher de soleil, ce sont toutes les couleurs les plus pures et les plus vraies du monde. Nous sommes désolés que tu ne puisses pas voir le plus beau miracle du monde."
L'aveugle a tourné les talons et est rentré chez lui, sous le regard attristé des gamins.
Pendant la nuit, il a eu une idée. Dans un sac il a mis des fruits secs, du riz, une petite marmite et un briquet ; une boîte à musique et un sachet de fleurs séchées ; une carte, parce qu'il en faut toujours une quand on part en voyage, même si on ne peut pas la lire, et une boussole, pour la même raison ; une couverture épaisse et un manteau, au cas où ; un pain de savon et quelques vêtements, car même en voyage on peut garder une bonne hygiène ; et des bonbons au miel. Puis il a rangé sa clé dans sa poche et il est parti avec son bâton de marche, en pleine nuit, comme une ombre. Si les gamins du village ne pouvaient lui expliquer les couleurs, alors il demanderait à quelqu'un d'autre.
Au matin, on cria, on s'étonna, on questionna. Les gamins expliquèrent que l'aveugle était parti chercher des couleurs. "Mais il y en a plein ici, des couleurs ! Pourquoi a-t-il voulu partir ?" Les gamins sont retournés à leurs jeux.
Le matin de l'aveugle fut très différent. Il avait longé une rivière pendant longtemps, toute la fin de la nuit, et il sentait maintenant le soleil se lever. Alors il a fait ce qui deviendrait sa routine de voyage. Il a mangé un peu, a fait un petit somme contre un arbre, accompagné par la mélodie de sa boîte à musique, s'est lavé dans le ruisseau, a avalé un bonbon au miel et est reparti. Et pendant plusieurs jours, personne n'a croisé la route de l'aveugle.
L'aveugle était ravi de cette solitude. Il découvrait des plantes, des fleurs, des arbres inconnus auxquels il inventait des noms. Un tronc large à l'écorce lisse qui sentait le charbon et le miel prit le nom de bois-de-pierre, cette minuscule fleur au cœur bombé et aux innombrables pétales devient une angétoile, et ainsi de suite. L'aveugle s'amusait beaucoup. Mais il n'oubliait pas son but premier : trouver quelqu'un qui lui apprendrait les couleurs. Et il continuait à remonter la rivière.
Un jour l'aveugle sortit de la forêt. L'air ne sentait plus la sève et la terre, mais plutôt l'herbe chauffée au soleil. Tout proche, on entendait des cris et des rires. C'était un village. L'aveugle se sentait plus heureux et impatient qu'à aucun autre moment de son périple : peut-être qu'ici, quelqu'un saurait lui décrire les couleurs...
Quelle déception.
"La couleur est lumière !" a dit le prêtre.
"La couleur est pigment !" a dit l'artiste.
"La couleur est pensée !" a dit l'ermite.
"La couleur est nature !" a dit l'agriculteur.
"La couleur est imagination !" a dit le poète.
Et tous ont dit : "La couleur se voit."
L'aveugle a repris son voyage.
Dans beaucoup de villages, il a posé sa question. Jamais on ne lui a donné d'autres réponses, et l'aveugle songeait à abandonner. Il s'est assis sur la margelle d'une fontaine et a écouté quelques gamins jouer aux billes.
Et, tout doucement d'abord, puis tout d'un coup, lui est venu une idée. C'était par des gamins que tout avait commencé. Peut-être que ce serait par des gamins que tout terminerait. L'aveugle s'est levé, s'est penché près des gamins et a demandé :
"Dites-moi, vous connaissez les couleurs ?"
Tous ont d'abord éclaté de rire, se moquant de la bêtise de leur interlocuteur. L'aveugle était déconcerté, ne sachant s'il devait les interrompre ou plutôt s'en aller, quand une voix d'enfant a tranché pour lui.
"Il est aveugle, comment vous voulez qu'il connaisse les couleurs ?" Visiblement, l'enfant savait observer.
Les gamins se sont tus, et se sont regardés un instant. Puis, l'un d'eux a haussé les épaules et a déclaré :
"Ce ne sont que des couleurs. C'est ce qu'on ne peut que voir. Les couleurs pures, les vraies, ne sont pas perceptibles autrement."
L'aveugle a reconnu ces mots, les mêmes que ceux des gamins de son village. Les gamins lui manquaient. Son village lui manquait. Il était parti si loin, si longtemps, et il n'avait toujours pas trouvé de réponse. À quoi bon continuer à chercher ? Les couleurs, visiblement, n'étaient pas faites pour les aveugles.
Alors qu'il réfléchissait, la tête basse, les poings serrés, les gamins s'en étaient allés. Ne restait que l'enfant qui l'avait défendu, debout à côté de lui.
"Pourquoi veux-tu connaître les couleurs ?"
"Parce qu'on m'a dit qu'elles étaient belles. On m'a aussi dit qu'elles ne pouvaient que se voir. Mais on me les a décrites comme lumière, pigments, pensées, nature, imagination, mais je connais tout cela ! Il n'y a pas besoin de voir pour les percevoir ! Pourquoi ne peuvent-ils pas se mettre d'accord ? Je veux juste... savoir comment les couleurs peuvent être si belles."
L'enfant a hoché la tête. "C'est une bonne raison."
Il sont restés longtemps côte à côte, à réfléchir. Puis l'enfant a commencé à penser à voix haute.
"Les couleurs, c'est du bleu, du rouge, du vert, du jaune. C'est du violet et du blanc et du gris et du noir, c'est du marron et du rose. Au final, ce ne sont que des mots qu'on ne peut définir que par d'autres mots. Alors pourquoi c'est si dur à décrire ? Comment je pourrais décrire une couleur sans en nommer d'autres ?"
L'aveugle écoutait. Il reconnaissait certains mots sans les comprendre, des noms de fleurs ou de pigments si parfumés. L'enfant a continué à parler pour ne rien dire, et l'aveugle écoutait. Au bout d'un moment, il a chuchoté :
"C'est quoi, le bleu ?"
L'enfant s'est tu.
L'aveugle a senti quelque chose de froid lui éclabousser la joue. L'enfant l'avait arrosé avec l'eau de la fontaine !
"Hé !" s'est insurgé l'aveugle.
"C'est ça le bleu !" a crié l'enfant. "Le bleu c'est froid, liquide, mouillé, c'est triste et calme, c'est lisse et léger ! Et plus il s'alourdit et s'épaissit, plus il devient foncé ! Et quand il se réchauffe, ça devient du violet ! Le violet c'est doux, épais, rassurant, ça sent l'encens. Et quand tu le rends plus méchant et plus violent, il devient du rouge. Le rouge c'est la colère, le courage, la chaleur, la douleur, c'est métallique et profond. Et quand tu le rends plus joyeux, c'est du orange ! Le orange c'est sucré et un peu acide, c'est bizarre, c'est un peu fou mais ça donne envie de sauter. Et encore plus acide et lumineux, ça fait du jaune. C'est brillant, un peu rugueux, ça craque et ça tinte, le jaune."
L'enfant a parlé pendant des heures. L'aveugle a écouté pendant des heures. Puis le soleil s'est couché et l'enfant a dit "Ce soir, le ciel est mauve en haut, rose au milieu et jaune clair en bas, avec des rubans de nuages dorés. Tu imagines ?"
"Léger et froufroutant en haut, floral et sucré au milieu, lumineux et onctueux en bas. Avec des nuages riches et purs. C'est ça ?"
"Oui."
"C'est beau."
"..."
"Et toi, de quelles couleurs es-tu ?"
~*~
J'ai commencé ce petit conte le 6 novembre ! J'ai mis super longtemps à le terminer ! Mais je suis contente de ce que j'ai écrit.
J'ai eu l'idée en lisant un post du compte Instagram réflexionutiles, qui demandait comment on pourrait décrire une couleur à un aveugle. Et voilà.
J'espère que ça vous a plu.
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