CHAPITRE 3
Les corbeaux, entre eux, ne se crèvent pas les yeux
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MERCREDI 06 SEPTEMBRE
07h21 APPARTEMENT DE LIVIA
Adélia avait l'impression qu'une enclume reposait sur son dos et l'empêchait de se relever. Par chance, ce divan hors de prix était d'un confort absolu et elle se félicita d'avoir saisis cette place pendant la soirée avant qu'un autre n'y vienne passer son coma éthylique, car c'était la seule chose qui lui avait permis de s'endormir. Et elle serait bien restée profiter encore quelques heures de la douceur du plaid qui l'enveloppait si elle ne se trouvait pas chez Livia. Elle étouffa un grognement lorsqu'elle tenta de se redresser sur ses coudes, dégageant des mèches de cheveux de son visage fatiguée, elle réalisa que ses jambes étaient nues, ayant retirer son pantalon dans la nuit, et que son mollet gauche résidait dans la main de Raphaëll, allongé sur le flanc droit, perpendiculairement dos à elle. Elle nota alors que le reste de la Tribu s'était également appropriée le reste du sofa. La nuit avait été longue pour tout le monde.
La brune renfila son pantalon et ses chaussures en prenant soin de ne réveiller personne et s'avança vers la cuisine pour se rafraîchir. La soirée s'était complètement terminée vers trois heures du matin, ceux en état de marcher ou de conduire étaient repartis plutôt mais la majorité siégeait encore un peu partout dans l'appartement, dont certains emmitouflés dans des sacs de couchage et couvertures sur le sol du séjour et qu'Ada dut enjamber. Elle détestait toutes ces fêtes idiotes qui se succédaient encore plus depuis l'incident de l'hiver dernier. Elle détestait venir chez Livia et regarder défiler des inconnus ou pire, des élèves de Läckberg qui daignaient lui adresser une parole gentille sous l'effet de l'herbe ou de flocons de joie. Elle détestait ce salon au mobilier luxueux et impersonnel habité par un brouillard de tabac et d'alcools non digérés qui transpirait la solitude. Elle détestait devoir rester près de ses amis ou être obligée de limiter sa consommation d'alcool pour échapper aux prétendants bourgeois et défoncés de Livia, qui se rabattaient sur Ada lorsque la reine n'était pas d'humeur et ne sachant apparemment pas qu'ils s'attaquaient à la moitié d'Ashley. Mais ces crétins désinhibés et l'ambiance générale assez médiocre l'avaient découragée de puiser le positif de ces débauches redondantes.
Cependant hier soir, la présence de Camille avait changé la donne. Adèlia aurait aimé que ça se passe différemment pour une fois, elle regrettait que la rousse ait assisté à autant de clichés et de bassesse humaine, compatissant davantage pour la profane qu'elle était que pour son ancienne amie. À sa place, Adèlia n'aurait jamais fait preuve de tant de sociabilité, mais elle et la rouquine n'étaient pas faites du même bois et cette dernière ne connaissait rien de Livia. Ada l'enviait presque à ce propos. Elle lui avait d'ailleurs envoyé au moins trois messages après son départ brusque et incompréhensible caractérisé par ses yeux paniqués et mouillés de larmes. La première chose à laquelle Ada avait pensé fut qu'un des amants dénués de cerveau de Livia s'était donné la permission de la toucher, ou pire. Cependant, Camille avait fini par lui répondre que tout allait bien, personne ne lui avait fait de mal et qu'elle était simplement fatiguée. Mais cela continuait quand même d'intriguer la brune.
La rousse avait tellement bouleversé le quotidien de la Tribu, occupant en permanence leurs pensées depuis deux jours alors qu'elle faisait son possible pour se faire toute petite, qu'elle avait réussi pendant cette soirée à prendre la place de la personne la plus importante aux yeux d'Adèlia. Lui qui partageait les même iris. Elle reposa alors son verre d'eau sans délicatesse dans l'évier et inquiète, commença à faire le tour de l'appartement à la recherche de son jumeau. Elle retourna dans le salon pour s'assurer qu'il ne faisait pas partie des individus au sol puis fit le tour des autres pièces de cet appartement duplex, rencontrant le reste des invités. Cet accumulation de corps entassés donnait une image sinistre à cette demeure lumineuse. Elle ne prit pas la peine d'être discrète dans ses mouvements pour ne pas réveiller la foule inconsciente, elle se foutait de la majorité de ces gens et encore plus quand cette boule d'angoisse roulait dans son ventre de toute sa lourdeur alors qu'elle priait pour qu'il aille bien. Sachant pertinemment ce que son frère consommait, fête ou pas d'ailleurs, elle se débrouillait toujours pour l'avoir dans son champ de vision et lorsqu'il s'éclipsait, il revenait à chaque fois la rassurer malgré son état.
Adèlia pénétra dans la chambre de Cromwell, dans laquelle celle-ci terminait sa nuit aux côtés d'un étudiant plus âgé. Leur petit jeu ne semblait pas avoir été plus loin qu'un flirt pathétique, certainement trop ivres pour se bouger puisque près d'eux gisaient une ou deux bouteilles. La brune eut presque envie d'esquisser cette scène dans son carnet. Tel un valet au pied du lit, sur la banquette moelleuse, Nathen dormait paisiblement dans une position fœtale presque adorable, attendant le réveil de sa reine pour commencer la journée.
L'instant d'après, la brune aux iris dans lesquelles on croirait voir l'océan, accourut dans la salle de bain de Livia alors qu'elle aperçut la silhouette d'Ashley dans la baignoire. Elle s'agenouilla contre la paroi froide de toplax et glissa sa main dans celle de son jumeau, gelée et posée sur le rebord. Elle la leva légèrement, la serra et expira de soulagement tandis qu'il remuait doucement. Il pressa à son tour la main de sa sœur, revenant doucement à la réalité.
« Ada... murmura-t-il, ouvrant péniblement les yeux.
— Je suis là, répondit-elle tendrement
— Mais... qu'est-ce que tu fais ? gémit-il tandis qu'elle se releva pour essayer de le soulever par les bras. Il avait assurément mal un peu partout, épuisé par une rude descente et une nuit dans cette baignoire froide.
— Sors de là, tu vas attraper froid. »
Il enjamba le rebord de la baignoire, seulement ses jambes ankylosées le firent retomber au sol, lui arrachant un grognement. La chute relança ses courbatures mais lui permit d'émerger un peu plus. Un réveil plutôt douloureux. Si sa jumelle n'avait pas été là, il se serait certainement rendormi sur le carrelage, mais elle le redressa une seconde fois car il était hors de question qu'elle l'abandonne ici dans cet état. Néanmoins dans ces moments-là, sa tendresse avait ses limites et elle était au moins aussi impatiente que lui, elle n'en pouvait plus d'être ici et la faim la tiraillait. Ashley s'appuya alors contre un mur de la salle de bain, la regardant remuer devant le lavabo et lorsqu'elle se tourna face à lui, les yeux encore un peu clos il tendit naïvement la main afin d'attraper le gobelet d'eau qu'elle tenait. Son reflet aux cheveux plus longs lui balança cette flotte calcaire au visage.
« Putain... maugréa-t-il d'une voix enraillé qui ne dépassa pas de la pièce. Il secoua la tête.
— Réveillé ? » demanda Adèlia, reposant le verre sur la vasque.
Ashley hocha la tête en se frottant les yeux d'une main. Puis tout en quittant la pièce, il s'appuya légèrement sur sa sœur, il restait pas mal de marches à descendre avant d'atteindre la sortie de l'immeuble.
Ce fut son tour de découvrir l'état de l'appartement alors qu'ils revenaient doucement dans le salon. Si la lumière du soleil levant n'avait pas déjà infiltré la chambre ou le séjour, les pièces ressembleraient à des charniers avec tous ces corps allongés, entassés et parfois dénudés. Une odeur de vomi flottait dans certains coins sinon celle de la sueur et elles firent déglutir Ashley, assez répugné d'avoir fait partie de cette débauche. Il en avait d'ailleurs peu de souvenirs et ça lui allait très bien. Il était volontairement revenu à la drogue d'une manière excessive, cherchant à tout prix à remplir de flocons les fissures qu'elle avait faites. Il se rappelait seulement que, dans son dernier moment de lucidité, tentant désespérément de lutter contre la Neige, il s'était réfugié dans la chambre de Livia et s'était finalement laissé emporté par l'euphorie, enveloppé par la douceur immaculée de la poudre dont il avait abusée et avait entendu sa reine se bécoter avec un homme avant de sombrer.
Et c'était généralement de cette manière que se déroulaient les fêtes de Livia pour lui. Il n'y venait pas pour l'ambiance, encore moins pour les personnes conviées, les soirées entre amis c'était lui et la Tribu autour d'un verre, certainement pas à faire des mélanges douteux avec des idiots de Läckberg. Chez Livia - ou chez un autre gosse de riches - plus rien n'avait d'importance. C'était avec la Neige qu'il venait danser, avec elle qu'il fusionnait, avec ses petits copains aux effets plus ou moins similaires qu'il s'attardait. Tel un couple, il ne la quittait pas des yeux de toute la nuit. Lorsqu'il l'avait enfin entre les mains, emprisonnée dans ces petits sachets transparents, elle devenait sienne. Ashley se débrouillait toujours pour consommer seul, comme la seule réflexion raisonnée qui lui restait et qui lui indiquait d'être prudent, de rester vivant, alors que les autres se précipitaient et faisaient n'importe quoi. Il ne partageait pas non plus, ni la came, ni ses outils et il essayait de trouver un endroit tranquille, loin du vacarme au goût de vodka déglutie, pour être seul avec elle. Avec lui. Mais ça lui arrivait de perdre le contrôle devant Neige et sa bande, parce qu'elle finissait toujours par gagner, par dominer. Elle avait ce don de dissiper la maîtrise de soi, devenant un mythe qu'il pensait toujours posséder. Alors parfois, ce bonheur se voyait troublé par l'alcool, par la rage, par un corps féminin humide contre lui et pas forcément celui de sa reine, par lui et ses reproches.
Finalement dehors, Adèlia installa son jumeau sur le siège passager de sa voiture, heureuse d'enfin pouvoir respirer de l'air frais, une minute de plus dans ce taudis et la nausée aurait remplacé sa faim. Elle démarra la Impala alors qu'Ashley tentait de lutter contre le sommeil à ses côtés et lorsqu'elle réalisa que la maison d'Hayden se trouvait à l'autre bout de la ville, elle dut refouler une angoisse face à la seule solution qui lui restait, le seul endroit où elle trouverait naturellement de quoi manger et se changer.
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08h14 LE NID
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Une fois le seuil du nid traversé, Ashley se précipita au cabinet derrière l'escalier afin d'évacuer son maigre repas de la veille ainsi que l'unique bière qu'il avait consommée. Le dernier symptôme d'une descente qui n'avait pas été aussi crue depuis des mois. Il remercia le ciel de ne pas avoir gerbé ses tripes dans sa voiture tandis qu'il se rinçait le visage sous l'eau froide, car cela aurait définitivement anéanti toute patience chez sa sœur. Il haïssait qu'elle le voit dans cet état, pitoyable et incapable de tenir debout, et il lui avait maintes fois demandé de ne pas s'occuper de lui, de le laisser seul dans cet état, qu'il saurait gérer la douleur mais c'était plus fort qu'elle, comme un instinct de survie. Dès qu'Ada le pouvait, elle retrouvait sa moitié et l'arrachait des griffes de Neige, brutalement, viscéralement elle ne la laissait jamais gagner. Adèlia était son lien avec le monde réel, celui qui le maintenait encore en vie, et terrifié à l'idée de la décevoir ou de la blesser, il se raccrochait fermement à ce lien. En échange, il était son point de repère, la seule chose qui l'empêchait elle aussi de basculer. Deux moitiés d'un cœur divisé qui ne pouvaient pas survivre l'une sans l'autre.
Il la rejoignit au salon et remarqua de suite l'angoisse dans ses yeux. Elle contemplait les meubles autour d'elle, croisant les bras sur sa poitrine, elle chassa un frisson. Pendant son épopée lamentable au dessus des toilettes, Ashley n'avait pas réalisé qu'elle était entrée et il n'avait même pas réfléchi à la situation dans laquelle il l'avait mise. Adèlia n'avait pas mis les pieds dans cette maison depuis deux mois, depuis qu'elle avait rempli une valise devant sa mère en larmes incapable de répondre aux incessants cris de son père dans lesquels des avanies parvenaient à son cerveau. Cette fois, elle n'avait pas supporté l'entendre insulter les femmes qu'elles étaient, son père adoré qu'il avait été autrefois. Alors les vacances prévues avec Hayden et Ash furent l'occasion parfaite pour elle de retrouver un peu de calme, de se retrouver elle-même, ce qu'elle n'avait jamais vraiment fait depuis l'incident. Mais elle n'était pas rentrée chez elle après cette pause, voguant entre le domicile de son oncle et celui des membres de la Tribu lorsque c'était possible, refusant de parler à sa mère ou d'entendre à nouveau la voix de son géniteur. Ashley leur avait assuré plusieurs fois qu'elle allait bien, qu'elle n'était simplement pas encore prête à rentrer, mais lui aussi, partageant la même colère, avait passé la majorité de son été loin du nid.
« Ils sont déjà partis travailler, t'inquiète pas, » déclara le brun, comprenant qu'elle redoutait de les croiser ici.
Ada se détendit et s'échoua dans le canapé. Elle avait certainement dormi plus longtemps que la plupart des invités de Livia mais une fatigue tenace commençait à se faire ressentir. Son jumeau vint s'installer à ses côtés, nouant ses mains et n'osant pas affronter les iris identiques aux siennes dans lesquelles il était convaincu de rencontrer de la pitié ou du mépris. Il posa sa tête contre le sommet du sofa, encore trop lourde et bourdonnante pour qu'elle tienne de nouveau seule sur ses épaules.
« T'as vite replongé, soupira Adèlia sans le regarder.
— J'ai jamais vraiment arrêté, rétorqua-t-il, ponctuant sa phrase d'un léger rire qu'il étouffa rapidement lorsqu'il croisa enfin le regard de sa soeur. Il avait tendance à oublier que son cynisme était inefficace sur elle, dotée du même sens de la répartie. Son visage se déchira par une inquiétude tandis qu'il se tournait un peu plus vers elle, glissant son bras le long de la banquette pour tenter de l'atteindre. Je t'ai déçu..?
— Non... non j'ai eu peur, c'est tout, lui avoua-t-elle.
— Je suis désolé, ses phalanges caressèrent doucement sa peau.
— Cette fois... c'était Camille ? C'est elle que t'as essayé d'oublier ? l'interrogea-t-elle sans détours. Ashley retira vivement sa main de la joue froide de sa jumelle lorsqu'elle prononça ce prénom, qui s'apparenta à une allumette éteinte, mais encore brûlante s'écrasant contre son cœur.
— Pas maintenant s'il te plaît, soupira-t-il d'agacement.
— Ça me tue aussi qu'elle soit revenue, tu sais. Ça relève presque du miracle, ajouta Ada dépassée par ce qu'elle réalisa réellement à l'instant.
— C'est pas ce miracle que j'attendais, c'est pas elle que je... » il ravala le reste de sa phrase, incapable sur le moment, en plus de son état, de parler de la rouquine et encore moins de lui.
Sa mâchoire se serra et un mélange de colère et de chagrin le fit renifler. Adèlia posa sa main sur son épaule dans un geste tendre et lui assura qu'elle savait, qu'elle aussi aurait aimé qu'Edden revienne. Ashley était incapable de se défiler devant elle ou de lui mentir, elle finissait toujours par savoir. Cette zone de méfiance et de simulacres n'existait pas entre eux, il était donc inutile qu'il lui joue une comédie. C'était bel et bien Camille qui avait dansé dans sa tête toute la nuit dernière. Ses cheveux s'ondulaient dans l'espace comme un feu agité. Sous la Neige, son visage d'enfant affichait un sourire toutes dents dehors. Ce sourire qu'il avait alors cherché à détruire, à recouvrir de poudre blanche jusqu'à ce qu'elle s'étouffe contre lui, réprimant un énième pardon. Après lui avoir accordé un moment de répit des plus extatiques, Neige l'avait torturé pendant des heures, appuyant férocement sur ses plaies maintenant décousues et lui susurrant inlassablement que la rousse était vivante et qu'il allait devoir faire un choix.
Épuisé, il chavira sur le flanc gauche et déposa son crâne sur les genoux de sa moitié. Adèlia émit un petit rire, nostalgique face à son frère dans cette position, cherchant sans se l'avouer un peu de douceur.
Un besoin qu'il dissimulait que trop souvent, blindé derrière ses tatouages et un blouson de cuir.
« Elle est pas restée très longtemps hier... elle s'est cassée sans vraiment nous expliquer, encore, un rire mesquin lui échappa et suintait une certaine tristesse.
— Ah bon ? Pourtant, elle était tellement enjouée après l'invitation de Livia, rétorqua le brun sans bouger.
— Je sais pas, elle était en larmes alors j'ai cru qu'un connard avait insisté un peu trop...
— C'était le cas ?! la coupa-t-il, soudainement animé par une angoisse alors qu'il avait passé la soirée à éviter Camille. Cela venait surtout du fait qu'il exécrait ce genre de comportements.
— Apparemment non.. elle m'a dit qu'elle était juste fatiguée et qu'elle préférait dormir chez elle, poursuivit-elle.
— Mmh, toujours pas douée pour mentir, il soupira de frustration, aberrant à quel point elle avait visiblement si peu confiance en eux. Il marqua un silence, davantage reposé désormais puis changea de sujet. J'aimerai que tu reviennes vivre ici, Ada. J'y arriverai pas sans toi.
— Ash, je...»
Elle fut coupée par le bruit de la porte d'entrée qui s'ouvrit et la voix de leur mère qui résonna. Chargée par des sacs de courses qu'elle déposa maladroitement à ses pieds, elle mit fin à la conversation téléphonique dans laquelle elle était, apparemment pressée et sur le point de repartir. Ashley se leva et quitta la pièce en s'appuyant contre les murs afin de résister au vertige qui l'envahit suite à ce mouvement brusque. Adèlia resta paralysée sur le canapé, elle n'avait pas prévu de revoir sa mère si tôt.
« Maman..? lança le garçon une fois face à elle.
— Ashley ! sursauta-t-elle quand elle se tourna vers lui, en faisant presque tomber son téléphone. J'ai été faire quelques courses avant le boulot, mais il y avait du monde sur la route et si je ne veux pas être en retard, je dois être partie d'ici un quart d'heure. Tout juste le temps de ranger, raconta-t-elle, submergée d'un stress quotidien qu'elle tentait à chaque fois de faire passer en se justifiant, en énumérant ses activités, ce qui avait le don d'irriter son fils, comme si elle devait aussi s'excuser constamment auprès de lui.
— Laisse, je le ferai. Je rangerai les courses, répondit-il pour l'apaiser un peu.
— Merci, murmura Elisabeth, se mouvant dans l'entrée, gênée. Parfois, Ash se demandait si elle avait peur de lui, ce qu'elle voyait et ressentais lorsqu'elle plongeait ses yeux, dont il avait hérité, dans les siens. Par dessus tout, elle ne pouvait s'empêcher d'être inquiète, de redevenir cette mère couveuse. T'as mauvaise mine mon chéri, tout va bien ?
— Je rentre de soirée, c'est tout, rétorqua-t-il sèchement.
— Et... est-ce que ta sœur y était, à cette soirée ?
— Oui... mais elle est rentrée chez Hayden, s'empressa-t-il de dire afin qu'elle ne devine pas la présence de sa fille. Malgré sa proposition, Ash présumait qu'Adèlia nécessiterait davantage de temps avant de revenir, même si le message qu'elle avait envoyé à sa mère la veille de la rentrée pour lui affirmer que tout allait bien, avait certainement relancer les espoirs d'Elisabeth de retrouver de bons rapports avec sa fille.
— Il faut que tu lui parles, que tu lui dises que je suis désolée, l'implora-t-elle, passant une main dans ses cheveux de la même teinte ébène que ses enfants, ternie par les années. Elle lui tenait ce discours depuis des semaines et les mêmes mots avaient été laissés des dizaines de fois sur la messagerie d'Ada, comme si la marteler d'excuses la ferait revenir et effacerait tout. Ashley détestait quand Elisabeth était en boucle, articulant toujours plus de phrases plutôt que d'agir, brimée et conditionnée dans cette bouleversante routine. Elle me manque... »
Un sanglot accompagna cette dernière phrase et en dépit de l'état dramatique dans lequel elle se trouvait, les mots de Lily résonnèrent dans la maison avec une telle tendresse, celle dont les jumeaux n'avaient pas vu la couleur depuis des années. Cette parole atteignit directement le cœur d'Ada, comme un battement isolé plus fort que les autres, secouant sa poitrine d'une bourrasque inhabituelle mais affectueuse. Nonobstant sa rancune ou sa colère, elle ne pouvait nier que sa mère lui avait manqué. Qu'être ici dans cette bâtisse qui abritait tant de sentiments contradictoires avec sa moitié, tel un ordre naturel instaurant l'équilibre du nid, du moins leur équilibre, lui avait manqué. Mais plus que tout, elle s'en voulait d'avoir laissé sa mère seule dans ce nid chaotique et sombre à l'intérieur duquel manquaient ses oiseaux. Elle culpabilisait d'avoir fait d'elle, sans le vouloir, une proie sans défenses à la merci de la Corneille mantelée.¹Grâce au ciel, il avait chaviré une partie de l'été entre un séminaire professionnel et des hospitalisations, offrant à Lily quelques semaines de répit. La jeune femme savait pertinemment que les semaines à venir allaient être tumultueuses pour sa famille, mais c'était la solution la plus pratique et elle refusait de l'abandonner une nouvelle fois. Elle s'extirpa du canapé et enfin debout près des siens, les six iris de la même teinte profonde aux reflets métalliques étaient réunies.
« Justement, on était en train de dire qu'avec la reprise des cours, ce serait plus pratique que je revienne à la maison. » annonça Adèlia, imitant une attitude détachée pour ne pas dévoiler son émotion.
Elisabeth se dirigea vers sa fille et l'enlaça, la remerciant presque de sa présence. Elle se sentit enfin complète, du moins en tant que mère faute de l'être en tant que femme depuis des années, ses deux corbeaux étaient de retour dans son nid. Elle se promit à 'l'instant de le rendre de nouveau douillet et chaleureux. Malheureusement, c'était une promesse qu'elle ne pourrait tenir tant que leur père serait là. Ada se laissa porter par cet amour maternel qu'elle avait repoussé tout l'été, exposée à d'autres formes d'affection qui lui avaient permise de ne pas se sentir complètement seule, mais Elisabeth restait sa mère malgré des rapports conflictuels, et elle était la racine de ce lien viscéral qui existait entre les jumeaux.
La respiration de Lily se mélangea à un rire de joie pendant qu'elle tenait le visage de sa fille entre ses mains, examinant ce minois qu'elle n'avait pas eu sous ses yeux depuis longtemps. Elle se mit en quête d'un éventuel changement physique, d'une expression nouvelle, d'autres traits similaires aux siens comme si une vie s'était écoulée. L'émotion lui donna des ailes et dans un élan d'amour, elle tendit la main vers Ashley, l'invitant à partager cette étreinte. Son fils ne contredit pas l'enthousiasme que cette vue sur sa famille réunie lui procura mais d'un naturel pessimiste, il connaissait parfaitement l'éphémérité de ces gestes et refusait alors de s'en réjouir trop vite. Le brun attrapa gentiment la main de sa mère mais ne la rejoignit pas pour autant.
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Avant de vivement repartir pour le travail, Elisabeth Yelrhev n'avait pas pu s'empêcher de répéter une scène de son rôle acharné, dérisoire et médiocre de mère parfaite en préparant le petit-déjeuner de ses enfants pendant qu'ils prenaient une douche et se changeaient, heureuse de recréer ce schéma qui lui rappelait tant de souvenirs. Elle était tellement rassurée d'avoir retrouver ses petits qu'elle avait manqué de les questionner sur leur soirée, désintéressée de la mine affreuse, mais évidemment façonnée par quelques excès, de son fils alors qu'elle était quotidiennement plus curieuse et envahissante. Elle n'était plus seule et c'est tout ce qui comptait pour elle.
Ashley descendit le premier, vêtu d'un jogging et d'un sweat clair dont la capuche recouvrait sa tête, il projetait de rester à la maison afin de se remettre de ses retrouvailles enneigées de la veille. Pour la première fois, il remercia l'administration de Läckberg d'avoir banalisé cette journée parce qu'il n'aurait clairement pas pu aller en cours et c'était d'ailleurs un des prétextes qui l'avait dispensé d'être raisonnable avec Neige. Les deux énormes bols de céréales qu'il aperçu sur le comptoir de la cuisine lui arrachèrent un sourire plutôt que son reniflement agacé et récurrent face à cette forme d'infantilisation de la part de sa mère. Il avait vraiment très faim, c'était incroyable à quel point Neige puisait tant d'énergie en lui. Adèlia apparut dans la pièce et à l'inverse de son frère, sa tenue laissait deviner qu'elle avait des choses à faire, les chaussures déjà au pied. Elle s'installa à la petite table ronde de la cuisine, face à son frère.
« Tu restes pas finalement... constata Ashley, persuadé que c'était pour cela que sa sœur s'était autant rhabillée. Elle rit devant sa moue boudeuse.
— Fais pas cette tête, je dois juste passer au lycée déposer des affaires et m'assurer que mon problème d'options s'est résolu, expliqua la brune avant d'avaler une cuillère de son repas.
— Et après cela, tu rentreras à la maison ? » insista-t-il, n'ayant pas reçu la réponse claire qu'il attendait.
Sa jumelle releva la tête et défia sa moitié du regard, faisant traîner sa décision qu'elle avait déjà prise mais Ashley semblait convaincu qu'elle avait lancé cela pour rassurer leur mère. Pourtant cette complicité qu'elle retrouvait à l'instant avec lui, un moment davantage agréable que d'aller le repêcher défoncé dans une baignoire, lui confirma qu'elle avait fait le bon choix. Un sourire illumina son visage éreinté et elle secoua la tête, le même rictus se refléta alors en face d'elle. Ce mimique s'ajouta aux deux paires d'iris bleues qui se fixaient et à la tête ébène encore un peu humide qu'Ash dévoila en abaissant sa capuche, si bien qu'un œil extérieur égaré sur cette scène aurait aisément cru voir deux silhouettes identiques. La symétrie que formaient les jumeaux n'était pas parfaite mais assurément bouleversante.
Deux minuscules pilules gisaient dans le creux de sa main droite lorsque Adèlia la tendit vers Ashley et les mêmes attendaient dans la gauche. Cette prise s'apparentait toujours à un rituel un peu tragique quand on en connaissait la raison, c'est pourquoi ils avaient décider de le faire ensemble le plus souvent possible, comme si ils se réunissaient pour trinquer à leur maladie. Cela les empêchait de trop réfléchir à leur avenir ou de se lamenter sur leur sort tout en l'acceptant. Ces médicaments leur étaient prescrits depuis bientôt deux ans, une troisième nouvelle médication qui leur promettait de faire de son mieux pour stagner cette souffrance et réduire les crises, et ils s'en étaient rapidement accommodés car il s'était révélé être le moins contraignant des traitements qu'ils avaient connus. En revanche, ça ne leur épargnait pas les visites médicales obligatoires, celles qu'Ashley redoutait à chaque fois.
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LYCÉE LÄCKBERG
Nora Harrington s'installa exaspérée dans la chaise roulante derrière son bureau désormais enseveli sous un tas de dossiers. Ses gestes étaient brusques et vifs, elle soupira face à la tête dure et machiste que Lowenstein était depuis vingt minutes. Il proférait un monologue de phrases barbantes sur la procédure et l'éthique, s'inventant un statut hiérarchique pour justifier son manque de responsabilité et de pédagogie, puis dans un dernier élan d'idiotie et de phallocentrisme, il amoindrit son erreur en l'abaissant elle au rang de petite chose sensible qu'il se devait de protéger. Après tout, elle restait une femme, plus jeune que lui et ne connaissant pas le lycée.
« Je suis pas sûr que ce soit la meilleure manière de commencer l'année ni d'aborder les élèves, ne vaut-il pas mieux que vous preniez le temps de les connaître ? proposa-t-il encore et encore, il devait être à son cinquième argument.
— Bon sang, vous avez lu mon CV ? Croyez-moi, j'ai certainement entendu bien pire comme histoire. L'établissement a fait appel à moi pour assurer une vraie cellule psychologique, pour aider et soutenir les étudiants après un tel événement, ce qui n'a pas été fait ! » s'indigna-t-elle face au refus d'Isaak de l'informer sur l'incident.
Nora ne pouvait se contenir devant un tel manque de professionnalisme, qu'il avait volontairement ajouté à une lâcheté et une vantardise pitoyables. D'un naturel très calme et tempéré, il lui était de plus en plus difficile de rester sereine face à un tel comportement. Il osait remettre en doute ses capacités et il était tout bonnement agaçant à constamment considérer les élèves comme une bande de fauves..
Après un premier poste en tant que psychiatre - rôle qu'elle continuait de conserver auprès d'anciens patients - la jeune femme avait souhaité changer de clientèle au bout de quatre ans, toujours habitée par ce désir de travailler avec des plus jeunes. C'est naturellement qu'elle avait proposé ses services pour les enfants et cela l'avait pleinement satisfaite jusqu'à l'année dernière. Elle s'était finalement lassée de se retrouver tous les jours dans son cabinet, elle voulait aller à la rencontre de cette jeunesse, être sur le terrain, mettre à profit son expérience et son savoir pour les aider dans cette période riche et bouleversante de la vie. Alors elle fut évidemment débordante de joie et de motivation après l'appel reçu au début de l'été qui lui confirmait qu'elle occuperait la place de psychologue à Läckberg, mais également de conseillère d'orientation en attendant le retour de celui dont elle avait déjà oublié le nom. Cette deuxième casquette l'avait au départ beaucoup moins enjouée mais elle s'était vite rendue compte que cela lui permettrait d'être davantage présente pour les élèves malgré un emploi du temps chargé. Peut-être cherchait-elle à retrouver son adolescence et à lui donner une seconde chance à travers celles qui défileraient dans son bureau.
« Ecoutez, la direction veut simplement faire les choses en douceur, cette histoire a secoué beaucoup de monde et évidemment il y a ... la partie sur la réputation de l'établissement, poursuivit Isaak. Il déglutit de honte à la fin de sa phrase.
— Si vous voulez bien m'épargner ce couplet, je suis pas ici pour redorer le blason de Läckberg, répondit durement Nora. Elle tenta de respirer plus calmement, elle avait déjà perdu assez de temps à se disputer inutilement avec le CPE. Je comprends que la situation soit délicate mais je suis obligée de remuer tout ça, un gamin est mort ici, c'est pas rien ! »
Un léger tremblement se répandit dans sa voix alors qu'elle évoqua l'incident. Une certaine émotion l'avait transpercée pendant une seconde quand elle pensa à l'état dans lequel les parents de ce gosse devaient être. L'hiver dernier elle ne se trouvait pas dans la région et n'avait donc pas vraiment entendu parler de ce qui s'était passé à Läckberg. Et pendant les réunions pédagogiques dans le but de préparer la rentrée, ses collègues lui avaient seulement souffler que le lycée était particulier et que les élèves allaient lui donner du fil à retordre. Elle avait surtout imaginé des problèmes de disciplines malgré la bonne réputation de l'établissement, mais jamais elle n'aurait cru qu'une telle chose s'était produite. Elle comprenait désormais mieux pourquoi ses prédécesseurs avaient échoué au sujet du soutien psychologique des élèves si la direction s'était permis de classer cette histoire. Mais avec leur approbation ou non, elle comptait bel et bien commencer son travail ici par ce scandale.
Lowenstein admit secrètement qu'elle avait raison, qu'il aurait dû l'informer dès le début de l'incident et bien avant ce conflit, il aurait dû être bien plus à l'écoute des élèves. Mais il ne lui avouerait certainement jamais, trop fier qu'il était. Ressasser à nouveau cette sombre tragédie l'avait lui aussi bouleversé, les visages des étudiants et de leurs parents cette nuit-là défilaient dans sa tête. Afin de ne pas montrer à Nora sa gêne ainsi que les frissons qui le parcouraient à l'instant, il se leva et fit quelques pas devant elle, les main dans les poches.
« Vous devriez commencer par les terminales et notamment un joyeux petit groupe. Ce sont eux les plus touchés par cette histoire, finit-il par lancer, il peinait à conserver son attitude détachée. Il pencha la tête vers le bureau et indiqua du doigt un dossier que Nora attrapa. Tenez, ceux là par exemple.
— Ashley et Adèlia Yelrhev ? lit-elle sur la couverture bleue des pochettes. Des jumelles ?
— Non... répondit-il suivi d'un ricanement, lui qui s'amusait souvent à rappeler au garçon la mixité de son prénom, comme si l'articuler dans son entièreté le rendait davantage féminin. Ashley est un garçon ! Mais ce sont bien des jumeaux, en effet. Ils représentent un sacré morceau à eux deux, ça risque de vous occuper un moment ! Et vous n'aurez aucun mal à trouver le reste de leurs petits copains. Cependant, n'oubliez pas qu'il y a tout un tas d'autres élèves ici, notamment les secondes qu'il faut guider, ajouta-t-il, reprenant son discours de piètre patron.
— Vous inquiétez pas pour moi, je sais ce que j'ai à faire, rétorqua Nora sèchement, définitivement lassée par son manque de confiance.
— Je vous ferai parvenir une copie des dossiers scolaires. Quant à celui du gamin qui... il était incapable de le dire sans que son sang ne se glace. Eh bien, il faudra voir cela avec la directrice. Sur ce, je vous laisse travailler, et il déguerpit à une vitesse en lui assignant un signe de tête poli, ravi d'en finir avec cette conversation.
Nora ressentit un énorme soulagement maintenant qu'elle avait enfin matière à travailler. Cela valait finalement la peine d'avoir tenu tête à ce bougre d'Isaac. Elle fit un peu de place devant elle sur son bureau et déposa délicatement le dossier des jumeaux. Étrangement, elle hésita un instant avant de le consulter. Ce n'était pas tellement ce qu'il contenait qui l'inquiétait, mais davantage ce qu'il engendrerait ensuite. Elle savait qu'elle allait devoir s'initier dans la vie et l'intimité de plusieurs adolescents, remuer des souvenirs, des émotions désagréables et potentiellement se heurter elle-même à quelques murs. À ses propres murs.
Comme elle le redoutait, le dossier ne comportait que des renseignements sommaires sur les jumeaux, aucune note ni trace écrite d'un éventuel entretien avec le précédent psychologue, parce qu'ils avaient simplement refusé de lui parler. Un souhait compréhensible et récurrent dans ce genre de situation. Avant de remettre toute cette paperasse en ordre et de commencer ses recherches sur les jumeaux, un bon café n'était pas de refus ainsi qu'un peu d'air frais. Sa dernière conversation lui avait foutu la migraine.
• • •
Elle déplaça une mèche de cheveux derrière son oreille gauche lorsqu'elle quitta le secrétariat, son problème d'option et d'emploi du temps résolu. Sept mois s'étaient déjà écoulés depuis l'incident mais Läckberg semblait encore avoir du mal à retrouver un fonctionnement normal et efficace. Comme si quelque chose s'était brisé à jamais et que tout ce qui ne concernait pas cet événement était désormais dénué de sens et d'intérêt. La brune aussi avait parfois l'impression d'être toujours plantée devant l'entrée du lycée, à grelotter, la tête en arrière fixant le toit dans la nuit.
Adèlia traversa le hall et se retrouva dans le long couloir ouvert et donnant sur la cour, en direction de la sortie. Lorsqu'elle passa devant une des ouvertures en arches dont l'épais mur de briques était parsemé et sur lesquelles on pouvait s'asseoir, elle entendit cette voix suave prononcer son nom. Comme à l'accoutumé, cette pensée résonna dans son cerveau et tenta de nouveau de la rappeler à l'ordre, c'est-à-dire d'ignorer ce timbre et de fuir, de ne pas céder. Elle se mordit la lèvre, mais la résistance avait déjà cessé et son corps pivotait dans l'autre direction. La brune se demanda s'il avait conscience de la situation dans laquelle cela les mettait tous les deux, dans quel état elle se trouvait lorsque lui aussi refuser de lutter.
« Ravi de constater que tu as survécu à cette fête sordide. » lança-t-il.
Elle savait pertinemment qu'elle aurait dû continuer son chemin jusqu'à la sortie, un ridicule effort supplémentaire aurait suffit, mais tout en s'installant en tailleur face à Raphaëll sur le muret, elle se chercha mille excuses pour justifier son échec.
« Je vois que toi non plus tu ne t'y es pas éternisé ce matin. Qu'est-ce que tu fais ici ? » l'interrogea-t-elle, surprise de le voir au lycée après une telle nuit. En effet, pas vraiment le genre de Raphaëll de traîner au lycée. Ses lèvres s'étendirent un peu plus, enchanté de converser avec Adélia au calme.
Parallèlement, le talon plat de ses bottines claqua sur le sol de l'allée alors qu'elle reprenait le chemin vers son bureau, un café à la main. Un deuxième café qui manqua alors de souiller ses chaussures lorsqu'elle s'arrêta inopinément près de deux silhouettes sur un des murets à sa gauche. Nora entendit ainsi le garçon dont elle pouvait voir le visage, là avec ses cheveux aux nuances innommables rassemblés en un chignon négligé, espérait que son interlocutrice lui apporte des nouvelles de Camille. Elle s'était donc déjà fait des amis, pensa la psy avec la plus belle des naïveté. Puis le brun prononça le prénom de la jeune femme face à lui et cela fit tressauter Nora. Alors que ça ne lui avait rien fait quand elle l'avait elle-même récité, elle l'apprécia grandement, elle le trouva si beau et il l'était encore plus dans la bouche du jeune homme. Elle avait trouvé la jumelle et ça l'intriguait déjà bien trop. Ainsi en quelques secondes, elle assembla dans sa tête toutes les caractéristiques composant la personne qui se cachait derrière ce prénom. Finalement, rien à la hauteur de ce qu'elle découvrit une fois face à eux.
« Adélia ? Adélia Yelrhev ? lança doucement Nora, inquiète d'écorcher son nom. La mine des adolescents lui fit comprendre qu'elle les interrompait.
— Oui c'est moi... confirma la jeune femme, levant un sourcil d'incompréhension.
— Et vous, votre nom ? elle se tourna vers Raphaëll, ravi qu'elle reconnaisse son existence. Nora pria pour qu'il s'agisse des jumeaux dont Lowenstein lui avait parlé, quel coup de chance cela serait pour un premier jour. Cependant, il ne paraissait y avoir aucune similitude physique entre eux.
— Raphaëll Thorne... on a d'ailleurs rendez-vous, tout en rassemblant ses affaires, il se demanda si il n'avait pas rêvé ce mail de convocation reçu hier. Nora sembla embarrassée, elle se gratta le haut du crâne.
— Apparemment des séances ont été organisées à l'avance sans mon accord, formidable, elle sourit pour cacher son agacement. Encore une surprise de Lowenstein. En fait, à moins que ce ne soit vraiment nécessaire pour toi, j'aimerai commencer avec Adélia ce matin. »
Les yeux azurés dont Nora avait tant de mal à se détacher s'ébahirent et croisèrent ceux de Raphaëll. Il attendait sa réponse et bien qu'il s'épargnerait volontiers cette entrevue, il hésiterait encore moins à se sacrifier pour Ada et l'exempter d'une énième discussion vaine à propos de son état mental. Mais, ignorant évidemment ce qui l'attendait, après un moment de réflexion, elle accepta la proposition de Nora et se leva déterminée. Elle se dit que ça ne pouvait pas être pire que ce qu'elle avait connu, et qu'au moins ce serait fait. Elle afficha une mine positive et rassurante à l'égard de son ami, également debout à ses côtés et qui lui frôla la main de ses doigts rêches.
« Je t'attends dehors. »
~
Devant Nora se tenait une des pièces du macabre puzzle que représentait le drame de Läckberg, un puzzle tâché de sang. Et ça la faisait jubiler. C'était plus fort qu'elle, impossible de faire taire cette excitation et pourtant les larmes lui étaient montées lorsqu'elle avait pris connaissance de cette tragédie, mais aussi malsaine était elle, cette curiosité ne cessait de grandir. Une fièvre qu'elle n'aurait jamais soupçonnée trouver ici. Cela relevait presque d'une espèce d'enquête sordide qu'elle imaginait déjà, une dimension ludique dont elle avait honte et qui ferait illusion un temps.
Ainsi elle admira le précieux fragment qu'elle avait et auquel il manquait une partie. Elle se demanda alors à quoi pouvait il ressemblait, car ce profil s'imprimait déjà dans sa tête. Adèlia était gracile, côtoyant le mètre soixante-quinze, un beau port de tête sur une structure un peu frêle mais assurée que Nora avait remarqué lorsqu'elles marchaient jusqu'à son bureau. Adèlia arborait une crinière ébène aux longueurs souples comme imbibées d'encre de chine et qui jonchait sur son crâne en un ensemble étrangement désordonné mais séduisant. Quelques mèches caressaient son front et formaient une espèce de frange ou les restes d'une précédente coiffure. Le plus déroutant fut sans doute l'énorme contraste quasi discordant et terrifiant que son visage, et peut-être tout son être, présentait. Adèlia avait la peau opaline, aux sous tons rosés mais rien de blafard grâce à un faciès constellé de tâches de rousseur ravissantes, cela la rendait innocente et touchante malgré des cernes assez présentes et violacées. Adèlia avait la tête baissée sur ses doigts habillés de bagues en argent de tailles variées et avec lesquelles elle jouait. D'autres bijoux logeaient un peu partout sur son oreille gauche, certainement aussi sur la droite et un autre anneau embrassait une de ses narines. Elle sentit le regard curieux et désarçonné de la psy la matraquait. Adèlia repris une posture plus droite, croisa les bras sur son sweat gris foncé et informe puis leva enfin les yeux vers Nora. De nouveau, cette dernière se heurta frontalement à ces deux trous célestes captivants. Et ils l'étaient d'autant plus quand Adèlia y faisait passer un message.
« Je suis ravie de t'avoir dans mon bureau aujourd'hui, sourit-elle. Pour rappel, cette année j'occupe le poste de conseillère d'orientation, mais je suis avant tout psychologue, alors si tu ...
— Pardon mais je sais qui vous êtes, c'est écrit sur la porte et j'ai bien écouté votre discours lundi matin, ne vous inquiétez pas. Vous pouvez donc tout de suite me dire ce que je fais ici. » intervint Ada, sur un ton poli mais audacieux.
Et voilà que Nora découvrit qu'Adélia n'aimait pas perdre son temps. Constamment angoissée par l'improductivité et l'ennui, elle détestait les phrases toutes faites, les répétitions et la miellerie, bien des choses qui mettaient sa patience à l'épreuve. Nora était mal à l'aise, ça ne lui ressemblait pas d'ailleurs d'être intimidée par quelqu'un et encore moins par une patiente. Et bien qu'elle apprécia discerner de plus en plus le caractère de la jeune femme, ce dont elle devait lui parler restait une épreuve. Les habitudes étaient tenaces et après autant d'années de travail auprès de jeunes enfants, il lui était encore difficile d'adapter son discours envers des personnes qui n'avaient certainement plus rien d'enfant en eux après un drame pareil. Nora passa à la vitesse supérieure, au grand bonheur de la brune qui ne souhaitait pas qu'on la ménage, et déposa devant elle la pochette bleue à son nom et celui de sa moitié. Et te revoilà qu'elle se dit en même temps qu'un rictus étendit ses lèvres sèches, elle espérait ne pas revoir ce dossier resté vide depuis sa création.
« J'aurai aimé vous réunir tous les deux ce matin et que l'on discute ensemble, avant des entrevues individuelles comme celle-ci, l'explication de Nora provoqua un petit rire chez l'adolescente,.
— Parler de l'incident, je suppose ? C'est bien ça, la direction vous a déjà demandé de recueillir des infos ? continua Ada, elle trouvait la situation ironique et son interlocutrice risible d'espérer avoir plus de chances que son prédécesseur.
— Pour être totalement honnête, oui, cela arrangerait la direction si j'apprenais ce qui s'est passé, avoua Nora à contre-cœur. Mais je pensais d'abord à t'apporter mon aide si tu en ressentais le besoin, et notamment en ce qui concerne cette histoire. Vous aider à comprendre et à avancer, ajouta-t-elle doucement.
— Mais il n'y a rien à comprendre et.. avancer.... Ada posa le bout de ses doigts sur sa bouche et secoua la tête, médusée. Les paroles de Nora entamèrent une fissure dans son armure et l'indécence remplaça le ridicule de ce moment à ses yeux. Elle respira longuement. Vous croyez donc que c'est possible..
— Je crois en tout cas qu'il est nécessaire qu'on aborde le sujet. J'ai surtout besoin que tu me parles de toi, de ce que tu ressens, que ce soit en lien ou non avec l'incident. Je sais déjà que tu as un frère, un jumeau même, continua Madame Harrington, avec un sourire.
— J'ai pas très envie de vous raconter ma vie aujourd'hui. Je suis pas du genre à me confier dès le premier rendez-vous, finit-elle sur une note d'humour, espérant cacher la tourmente que la psy avait provoquée. Je peux y aller ? » demanda-t-elle déjà debout.
Nora hocha la tête sans défaire son sourire. Cette conversation fut brève et avait alors animer une certaine frustration chez la psy. Néanmoins elle lui avait également donné la certitude qu'il y en aurait d'autres. Quelques minutes avec cette jeune femme avait suffit pour que la couleur de ses yeux déborde déjà et inonde la pièce, simplement en articulant le mot incident. Les secondes s'écoulèrent alors qu'elle la contempla encore, enfiler sa veste, attraper son sac mais sans hâte. Adélia n'était étonnement pas pressée de quitter le bureau, plutôt lassée et atone. Il était trop tôt pour que Madame Harrington le soupçonne mais évoquer cette histoire aujourd'hui devant la Tribu s'apparentait à un orage. Leur orage. De ceux qui ne préviennent pas, qui grondent soudainement dans un ciel chargé et noir. L'atmosphère qui devient lourde et une pluie glaciale qui s'abat un jour d'été puis son odeur qui envahit les rues. Chaque fois qu'on leur rappelait cet incident, c'était une décharge électrique, une douche froide, un coup de poing dans la gueule, un sursaut après un cauchemar. Chaque fois qu'on leur rappelait, ça les sortait de leur torpeur pour les pousser encore plus violemment dans le vide qu'ils ressentaient tous. Adélia était fatiguée d'entendre à nouveau le même discours insistant. Aucun mot ne la soulagerait parce que ce drame n'aurait simplement jamais dû arriver.
« Quant à mon frère, adressez-vous directement à lui. Du moins vous pouvez toujours essayer, je ne suis pas sûre qu'il accepte de mettre les pieds ici, » lança Ada avant de franchir la porte.
~
Une sensation bileuse et noire mélangée à une incompréhension la traversa après l'entretien. Ça n'avait pas durer plus de dix minutes et à sa sortie Adélia le retrouva à l'arrêt de bus comme il l'avait dit. Ses cheveux étaient désormais détachés et certains lui tombaient dans les yeux, elle se demanda jusqu'où il comptait les laisser pousser. Raphaël tira longuement sur une fin de roulée avant de l'écraser contre la semelle de sa basket puis se leva rapidement à l'arrivé de son amie, gagné par la curiosité et l'inquiétude.
« Déjà ? Qu'est-ce qu'elle t'as raconté ? il posa une main sur l'épaule de son amie tandis que celle-ci plongea les siennes dans les poches de son blouson. Elle leva les sourcils, quel drôle d'entretien.
— Elle m'a parlé d'Edden, elle veut savoir... révéla-t-elle. Est ce que toute sa vie prononcer son prénom lui procurera de tels frissons, son si beau prénom à chaque fois à demi brisé dans leur voix.
— Super... elle aussi a décidé de s'y mettre, ils vont pas nous lâcher, répondit Raphaël, irrité.
— On s'en fout.. puis elle n'a pas insisté. C'était plutôt classique tu sais, elle veut surtout qu'on lui raconte notre vie et ce qu'on a envie de faire l'année prochaine, Adélia trouvait qu'il n'y avait pour l'instant aucune raison de s'inquiéter de cette nouvelle psychologue. Elle ne faisait que son boulot et quand bien même essayerait-elle encore, elle n'obtiendrait rien de leur part.
— Elle commence bien l'année, Camille et maintenant cette psy... »
Raphaëll délaissa la posture nonchalante et sereine qu'il adoptait jusque là et le tourment traversa son visage, l'obligeant à quitter le ciel azur qu'abritait les yeux d'Adélia pour survoler la rue du regard. Elle voulut à son tour lui assigner un geste tendre d'une main mais leur bus se stoppa devant eux et ils durent y monter. Il y eut un long silence pendant lequel Raphaël regardait dans le vide devant lui, les bras croisés sur le dossier du siège devant le sien et la tête posée dessus. Ada le rejoignit, frôlant ses bras de son visage. Raphaëll souhaitait davantage rester ainsi à ses côtés et profiter du trajet en silence plutôt que de prendre conscience de ce qui se jouait autour de lui depuis deux jours.
Depuis le retour de Camille, il ne s'était quasiment pas exprimer. D'un naturel frénétique et folâtre, son mutisme n'était pas passé inaperçu, cependant chacun trop préoccupée par ses propres émotions, la Tribu n'avait pas relevé. Il était aussi effaré que les autres, l'impression d'être dans un mauvais film aux rebondissements invraisemblables et celle, acharnée et terrifiante, d'avoir vu un fantôme ne le quittaient pas. Seulement, il l'avait su avant tout le monde qu'elle était revenue et cette maison bleue au premier étage parsemé de lumières chaudes l'avait d'abord pétrifié dans la nuit froide pendant d'interminables minutes pour ensuite le hanter jusqu'au lendemain. Et il aurait mille fois préféré se tromper lorsque Ash lui avait raccroché au nez afin d'aller vomir après avoir entendu son prénom. Il s'ouvrit avec pudeur, si il ne se confiait pas à elle, il ne saurait le faire avec personne d'autre.
« Je suis certainement mal placé pour en parler, j'étais pas aussi proche d'elle que vous à l'époque, quand elle est partie, et honnêtement je n'ai pas le souvenir d'un moment particulier avec elle. Mais hier, c'était vraiment bizarre, non ? expliqua-t-il. À son tour, Adélia se remémora les étapes de la nuit dernière.
— On dirait quelqu'un d'autre.. quelqu'un d'autre qui a la même voix, les mêmes cheveux et.. je veux dire, bien sûr que c'est elle, qu'elle est vraiment revenue, mais la personne qui nous parle depuis lundi, elle vient d'une autre époque, d'une autre vie. » partagea-t-elle et des papillons noirs passèrent.
C'était exactement ça, elle venait d'y mettre le doigt sur cette épine qui l'encombrait depuis deux jours, cette nausée qui l'empêchait de se réjouir du retour de Camille. A l'instar de Raphaëll, elle comprit simplement que la vie avait continué après le départ de Camille. Et malgré leur acharnement, leur espoir tenace pour la retrouver, qui laissa place ensuite à un déni total, trois années s'étaient écoulées. Et ce temps, marqué par les pires supplices, ne leur avait pas laissé la possibilité de penser à elle. Camille avait vécu à des kilomètres de la Tribu une vie qui semblait bien plus paisible et douce et elle sortait d'un long coma, convaincue de retrouver son existence inchangée. Loupé, la mort l'avait précédée. Ainsi la rousse leur avait enfoncé cette maudite épine dès son retour, les plongeant à contre cœur dans cet interstice cruel et flou, telle la vitre mouillée d'une voiture et, la tête contre, elle les faisait chavirer entre nostalgie et désillusion tandis qu'elle leur rappelait toutes ces anecdotes de jeunesse, ces choses futiles, idiotes et drolatiques de collégiens se pensant innocents. La belle époque.
« Camille est vivante, murmura Adélia et c'était également ce que son jumeau avait prononcé au téléphone pendant l'appel crève cœur de Raphaëll et certainement ce qu'ils avaient alors tous réalisé en la voyant parcourir le lycée. Mais à aucun moment cette découverte n'avait été accompagnée de joie ou de soulagement. Ils baignaient juste dans une stupéfaction constante.
— Qu'est ce qu'on va faire ? Comment on va bien pouvoir lui raconter ? lança le garçon. Son amie secoua la tête, ça lui paraissait impossible et douloureux, elle n'arrivait même pas à imaginer sa réaction. Et nous, est-ce qu'on en reparlera un jour ? » ajouta Raphaëll, la mine plus déterminée.
Elle compris qu'il ne parlait plus de Camille et sa respiration se fit de plus en plus difficile. À l'instar de la rousse qu'elle avait enfouie dans un coin de sa tête pendant des années, depuis cet été elle se devait également de repousser ça au fond de son cœur, d'effacer toute trace de cette histoire et de le vivre bien. De ne plus y penser tout en continuant à le côtoyer tous les jours. Cela remontait à la surface parfois, quand, encore une fois, l'un deux ne voulait pas lutter. Mais ils n'avaient pas le choix, c'était trop risqué, ils savaient bien que ce genre de chose ne menaient à rien si ce n'est à la souffrance. Ils l'avaient bien vu l'hiver dernier, ils le voyaient tous les jours à travers leurs parents. Ils étaient trop précieux pour se détruire mutuellement. Adélia mouva sa tête d'un côté puis d'un autre et afficha un air sincèrement désolée et le reste du trajet redevint lourdement silencieux jusqu'à leur destination respective.
• • •
MERCREDI 06 SEPTEMBRE18H24 BLAST CAFE
Adélia Yelrhev s'était efforcée à s'occuper toute la journée. Afin de ne plus penser à ces derniers jours pour le moins mouvementés, une fois rentrée chez elle, il y avait eu toutes ses affaires ramenés par Hayden à ranger, les vêtements à trier et les cours à préparer. Puis une fois le niveau pratique réglé, elle prit un temps pour retrouver sa chambre, sa maison et partagea son après-midi entre une longue sieste et des sessions frénétiques et cathartiques de dessin. Des heures rien que pour elle, après tant d'émotions. Son jumeau s'était également enfermé dans sa chambre toute la journée pour les mêmes raisons, ce qui lui créa une pressante soif d'air frais en fin de journée. Ainsi, ils s'étaient offert un passage dans leur café fétiche avant la fermeture et pendant lequel les jumeaux rirent pour la première fois de la semaine et prirent le temps de se raconter les semaines d'été passées loin l'un de l'autre.
« Je finis ma bière et on décolle ? On a dit à maman qu'on l'aiderait pour le dîner et.. papa est certainement déjà rentré, interrogea-t-elle son frère, portant son verre à ses lèvres.
— Mmh, espérons que ce sale con se tienne pour notre première soirée. » rétorqua-t-il avant de tirer longuement sur sa cigarette puis de l'écraser sous son pied. Aller, je vais régler.
Adélia resta seule à la terrasse du café quelques minutes, suffisamment longtemps pour que, suivant la tombée de la nuit et son froid naissant, il apparaisse sans un bruit et perturbe son seul instant de légèreté, malgré son absence de mauvaises intentions. Il traînait souvent autour d'eux depuis l'incident et se faisait aussi de plus en plus sympathique, du moins à ses yeux. Mais à chaque fois, cela redonnait vie à un souvenir, une vision qui lui revenait et dont elle doutait de la véracité mais la tourmentait ensuite pendant des jours et des nuits.
« Bonsoir Rachel², souffla Nathen derrière elle. La seule personne qui la surnommait ainsi s'installa à ses côtés, nonchalante et ravi de sa venue. C'est pas prudent de rester seule dehors le soir, tu pourrais te faire importuner, insinua-t-il, tout souriant.
— Par des mecs comme toi par exemple ? riposta Adélia, sèche.
— Oh tu ressembles tellement à ton frère quand tu prends ce ton là, ria le blond. D'ailleurs, où elle est ta si chaleureuse moitié ?
— Il est à l'intérieur, il paye.
— Dommage, mon temps en ta compagnie est donc compté, soupira-t-il.
— Ça va, je parle à qui je veux, poursuivit Ada, bien plus terre à terre.
— Certes mais on ne peut pas dire que ton frère m'apprécie beaucoup et je ne pense pas que cela changera cette année, confia-t-il.
— Ça dépendra de toi et de... tiens, où est passé ton ombre ? elle joua sur le même terrain que Nathen.
— J'en sais rien, chez elle probablement. J'ai droit à des moments solo moi aussi tu sais, expliqua-t-il.
— Des moments de liberté tu veux dire. J'espérais que votre relation se soit tassée pendant les vacances.
— Désolée de te décevoir, sourit-il de plus belle en s'affaissant sur sa chaise.
— Tu ne me déçois pas et ça ne m'étonne pas non plus. Je pense juste que tu vaux mieux que ça. Que tu vaux mieux qu'elle. » avoua Adélia avec une sincérité qui contraria le garçon.
Son expression se fit moins ouverte et il fut moins amusé par la discussion, mais elle eut le temps de remarquer que ses mots l'avaient touché. Il détourna la tête un instant et décocha un réel sourire, pas de ceux qu'il utilisait à tout va pour se jouer du monde et défier la mélancolie. Son taux d'affection hebdomadaire devait également être très bas. Il savait quelque part au fond de lui qu'elle avait raison néanmoins ça n'était pas assez suffisant pour enclencher quelconque changement. Quant à la brune, sa vision tournait en boucle dans sa tête et lui paraissait si sordide et insupportable qu'elle laissait le manège se faire sans creuser davantage. Il avait tant changé en une année et malgré les rapports houleux avec les membres de la Tribu et une bonne partie du lycée, il pouvait parfois être si sensible. Après tout, Nathen et Adélia s'étaient trouvé quelques points communs après un exposé de littérature qui leur valut même des surnoms respectifs.
« Je n'ai qu'elle et pour l'instant ça me suffit. On s'éclate bien, et pas uniquement de manière charnelle, comme tout le monde le pense, se justifia-t-il, plus renfermé. On est pareil elle et moi.
— Si ça t'amuse de le croire, moi je sais ce que je dis, rétorqua Ada.
— T'es vraiment bien plus sympa que ton frère ! il reprit son attitude provocatrice. D'ailleurs, quand on parle du loup... chuchota-t-il soudainement en apercevant le grand méchant loup arrivait auprès d'eux.
— Qu'est-ce que tu fous ici ?! souffla Ash, horripilé par la présence du blond.
— Je passais dans le coin et comme toujours ta sœur est d'une agréable compagnie, sa nonchalance crispa de plus en plus le brun.
— Super mais on a mieux à faire. Te voir tous les jours au lycée est suffisamment éprouvant pour ma part, j'aimerai pas que notre relation prenne davantage de place, lui balança Ash, dépassé par tant d'hardiesse. Sa jumelle se leva pour quitter les lieux et incita son frère à la suivre. Elle détestait leurs perpétuelles accroches stériles qui s'étaient déjà mal terminées et elle n'avait pas la force pour ça ce soir.
— C'est ça, à demain les jumeaux maudits ! cria-t-il sans quitter son rictus alors qu'ils traversèrent la rue.
Demain, il pleuvra sur Läckberg.
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1 CORNEILLE MANTELÉE : Espèce d'oiseau appartenant à la famille des corvidés et généralement associée ou confondu avec la corneille noire. Surnom donné au père des jumeaux, et tous forment la "Famille Corbeau" à cause de la teinte de leurs cheveux et de leur histoire.
2 RACHEL : personnage principale féminin de la nouvelle Mademoiselle Fifi de Maupassant, (1882) et opposée/ennemie de Fifi. Il s'agit donc de l'oeuvre sur laquelle Nathen et Adélia ont un jour travaillé. Nathen est donc rattaché à Fifi.
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