8 - Une vraie Quiche
Quelques heures plus tôt, l’attitude détachée de Tom face à la mesquinerie d'Isidore avait interpellé ce dernier. À présent, l’hospitalité du Bourguignon déclencha un autre sentiment chez le Parisien que celui de simple satisfaction de l’estomac. Loin d’être rassasié, l'affamé continua à mordre goulûment dans le sandwich frais qu'on venait de préparer à son attention.
Maturité et gentillesse. Que pouvait-on demander de plus chez un partenaire ? Isidore se retint de secouer la tête : apparemment ravi de son appétit, Tom souriait en l’observant manger ; il devait donc éviter d’afficher son débat intérieur devant le rouquin. L’avocat s'admonesta. Il avait suffisamment de recul sur lui-même pour connaître son propre mode de fonctionnement, et la situation actuelle n'était vraiment pas adaptée à la voie escarpée que ses pensées avaient prise bien malgré lui. Alors, il se raisonna : Je ne tomberai pas amoureux d'un paysan rencontré seulement ce matin, surtout qu'il est probablement hétéro. Les statistiques étaient généralement contre lui. Il pensa : Mais il a un très joli sourire. Ses propres réactions travaillaient généralement contre lui aussi. La voix de Tom s’éleva, coupant les réflexions ambiguës d'Isidore : « Si ce n’est pas trop indiscret, que vous est-il arrivé ce soir pour vous mettre dans cet état ? »
L’avocat fit un sobre résumé de son début de soirée. Malgré lui, il déclencha une réponse pleine de compassion et d'embarras de la part de celui qui l'écoutait :
« Je suis vraiment désolé ! C’est à cause de Cocotte que votre voiture est immobilisée !
— C’est uniquement de ma faute. J’aurais dû mieux balayer les débris.
— Il n'y aurait pas eu de casse sans l’arrivée de notre poulette…
— Je vous assure que la seule responsabilité est la mienne. Et puis, votre assurance civile n’accepterait jamais de me rembourser des dégâts pneumatiques pour cause de Cocotte. »
Après la plaisanterie ironique de l'avocat, les deux hommes échangèrent un rictus amusé. Le sandwich avait apaisé aussi bien la détresse affamée d'Isidore que sa colérique frustration. La voix calme et l'air plus abordable de son invité incitèrent le sympathique provincial à proposer :
« Voulez-vous une part de quiche ?
— Oh… je ne voudrais pas m’imposer, marmonna l’autre, en lorgnant de façon ostensible vers la section des tartes sucrées.
— Pas de problème ! lança joyeusement Tom pendant qu'il servait une part de quiche lorraine accompagnée de quelques feuilles de salade, ainsi qu'une tartelette à la crème.
— Combien est-ce que je vous dois ? Je peux payer par carte ?
— Impossible ! Léna me tuerait si j’acceptais de l'argent des clients après la fermeture. Elle considère que les produits ne sont plus assez frais pour faire honneur à sa pâtisserie. Pourtant c’est encore délicieux !
— Je confirme ! approuva Isidore avec énergie, la bouche pleine.
— Ce sont officiellement nos invendus du jour. Ça aurait fini dans le frigo familial et on en aurait mangé pendant trois jours, comme d’habitude.
— Au moins, laissez-moi vous régler le sandwich, vous l’avez fait spécialement pour moi…
— Hors de question, c’était un cadeau de bienvenue entre voisins ! coupa le débonnaire rouquin sur un ton qu’il voulait sévère.
— Mais je ne peux pas accepter, en plus de la tarte et…
— Je vous l'ai déjà dit, n'insistez pas. Maé en a marre des restes. Vous rendez service à ma nièce en mangeant sa part ! »
Son sourire est vraiment joli, pensa à nouveau Isidore. Il baissa le nez vers son assiette pour ne plus le voir. Puis il fit semblant d'interroger à propos de l’enfant, afin de ne pas montrer son intérêt vis-à-vis de l’homme.
« Quel âge a votre nièce ?
— Presque sept ans. Elle est trop adorable ! s'enthousiasma le fier oncle en dégainant son téléphone. Regardez ! Maëlle est chou, n’est-ce pas ? »
Tom fit défiler les photos d'une fillette au visage poupin parsemé de tâches de son. Elle possédait – sous une masse indomptée de cheveux oranges et frisés – un aussi joli sourire que son oncle. Plutôt qu'à un chou, Isidore aurait comparé la nièce du Bourguignon à une botte de carottes : yeux verts, cheveux roux. Le légume-racine nommé Maëlle était tout de même plutôt mignon.
« Elle est très jolie, conclut Isidore avec politesse.
— C’est la fille unique de mon frère aîné. Sa femme et lui possèdent la ferme éducative et cette boutique. L’endroit est sympa, non ?
— Très, acquiesça mollement l’avocat, plus occupé à finir le contenu de son assiette qu’à admirer la décoration.
— Nous n’ouvrons pas le dimanche après-midi, mais demain matin si ça vous intéresse de visiter, n’hésitez pas à passer vers dix heures, je vous ferai entrer gratuitement.
— Euh, c’est très généreux de votre part, mais je n’aurai pas le temps. J’ai beaucoup de choses à organiser chez ma tante, même si la succession est quasiment réglée… »
Pendant qu'Isidore se demandait pour quelle raison il se justifiait auprès d'un inconnu, celui-ci s’exclama, ses joues un peu rougies :
« Excusez-moi ! Je suis vraiment le roi pour les gaffes. Toutes mes condoléances, je suis désolé ! Comme on ne voyait plus madame Dumont depuis quelques semaines, on espérait que ce ne serait pas ça… qu'elle était peut-être partie voir de la famille, ou en vacances, même si ce n'était pas dans ses habitudes. Elle était discrète, presque secrète, mais nos relations de voisinage étaient bonnes. Votre venue confirme malheureusement que le pire est arrivé… Je suis navré…
— Merci pour votre sollicitude. »
La voix ne portait aucune trace de l'ironie du matin. Compatissant, Tom posa une paume amicale sur l’épaule du brun, qui se crispa à ce contact, le regard baissé. Arrête de surréagir, c’est ridicule ! se réprimanda Isidore.
Sans être un cœur d’artichaut, il avait une forte propension à s'attacher rapidement aux gens qui lui plaisaient. Malheureusement, son caractère contradictoire d’enfant blessé avait la fâcheuse tendance de taire ses sentiments aux cibles de son affection. Pendant les conversations avec ces personnes, troublé par leur présence, il poussait même le vice jusqu’à être plus sec que nécessaire dans ses réponses. Sa psychiatre actuelle, tout comme le précédent, lui conseillait de réfléchir sur cette donnée. Il avait ignoré cet avis, tout comme il avait ignoré celui du précédent. Isidore trouvait qu'il réfléchissait déjà trop. Il aurait préféré des conseils sur la façon de se sevrer, plutôt qu'une incitation à plus d’introspection. Cet homme admirable de cohérence continuait donc de régler les séances hebdomadaires des médecins onéreux de l’âme en évitant de trop farfouiller dans la sienne.
Pourtant, ce soir-là, il se surprit à être moins revêche que d’habitude. Il releva les yeux vers Tom et sourit.
« Je ne sais pas ce que j’aurais fait si vous n'aviez pas rouvert pour moi... D’après internet, il n'y a aucun restaurant à moins de vingt kilomètres. Même pas un fast-food ! Et aucune livraison, alors qu'il n’est pas huit heures ! Il faut se rendre près de Dijon ! Par pur hasard, j’ai ensuite vu que votre boutique proposait à manger.
— Ah ça… à la campagne, sans voiture ni même un tracteur à disposition… »
La menace campagnarde contenue dans cette phrase inachevée suffit à déclencher un frisson d’horreur, qui courut le long de la colonne vertébrale de l’allergique chlorophobe. Peu importe ce qu’il restait à ranger ou débarrasser dans la maison. Ses priorités avaient subitement changé.
« Merci encore pour votre aide, lâcha-t-il en déglutissant. Il y a des bons garages près d'ici ?
— Bien sûr, même sans aller jusqu’à Dijon. Je vous donnerai les adresses pour lundi. Il faudra demander une dépanneuse pour y remorquer la voiture, sauf si le garagiste accepte de livrer et monter les pneus à domicile. Vous réussirez peut-être à le convaincre moyennant finances.
— Aucun souci de ce côté-là !
— Je n'en doute pas, articula Tom avec un sourire en coin qui contredisait sa voix neutre.
— Ils sont ouverts demain ? »
Tom rit comme s'il s’agissait d'une bonne plaisanterie. Il se tut rapidement devant l'air terrifié de son nouveau voisin. En levant un sourcil, il demanda avec naïveté : « C’était pas une blague ? »
Pour toute réponse, le chiot qu'il venait de nourrir émit un couinement terrorisé.
NDA : À vous de décider qui est la quiche dans ce chapitre qui parle d’avocat, de salade, de chou, de carotte et d’artichaut ! Pour diluer un peu les publications, je vais tenter de le faire les mercredis et samedis, sinon il y aura deux chapitres le week-end jusqu’à la fin du mois prochain. Sachant que je n’ai aucun chapitre d'avance X) Mais j’ai simplifié l'intrigue, afin de raccourcir cette histoire et la finir dans les temps pour le concours. Merci aux lecteurs et lectrices pour votre passage, vos votes et commentaires !
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