31 - Mes exigences
Une pluie fine arrosait ce vendredi matin. Isidore reposa sur le bureau la lettre qu'il avait découverte en rangeant les papiers dans l'un des tiroirs. Les mains posées parallèlement des deux côtés de la feuille dépliée, il baissa la tête. « Je ne te comprendrai vraiment jamais, Tatie… » murmura-t-il au vide silencieux. Délaissant les derniers mots que Lilibel lui avait adressés, le neveu se rendit à la fenêtre de la cuisine. Il l’ouvrit, alluma une cigarette, et, les yeux tournés vers le vert environnant, il s'appliqua méthodiquement à brûler ses poumons. Puis, épuisé, il partit s'allonger sur le canapé, où il s'endormit, poursuivi par des songes aussi embrumés que son esprit. Quelques heures plus tard, il revint à la même fenêtre pour continuer la destruction de ses organes respiratoires. Alors, il aperçut l'une des possibilités que le destin lui avait réservées. Vision de quelques mèches rousses caressées par une brise légère ; yeux noisette qu’il n’avait pas besoin de distinguer pour s'en souvenir ; joli sourire qu'il devinait au loin. La pluie avait cessé. Isidore referma la fenêtre et repartit se coucher. Devant le carrefour de son existence, il préférait s’accorder un moment de réflexion sur le chemin à suivre. Sachant qu’il n’était pas interdit de repartir par la même route qui l’avait amené à l’intersection.
Le lendemain en début d’après-midi, l’héritier reçut plusieurs agents immobiliers, qui prirent des mesures et des photographies de la propriété à vendre. Après sa visite, le dernier d'entre eux se rendit chez les voisins, sous le regard stupéfait d'Isidore. Pendant le dîner auquel il était à nouveau invité chez les Lécapène, il retint plusieurs fois la question indiscrète qui brûlait ses lèvres depuis des heures. Ses hôtes parlaient et se comportaient comme d'habitude, lui semblait-il. Alors l'avocat laissa le repas se finir sans aborder le sujet qui l'inquiétait. Ces personnes étaient adultes. Il les connaissait à peine, il n’allait pas se mêler d'une affaire dont ses voisins ne voulaient pas parler avec ou devant lui.
Les bonnes résolutions d'Isidore disparurent peu après avoir remercié ses hôtes et leur avoir souhaité bonne nuit. « Je te raccompagne, dit Tom en passant le seuil après lui. » Quelques secondes de marche silencieuse furent insupportables pour le brun. Pourquoi son voisin prenait-il la peine de l'escorter si ce n’était pas pour discuter ?
« J'ai vu un agent immobilier chez vous cet après-midi, tenta-t-il.
— Ah ? fit le rouquin de façon évasive – ce qui démontra qu'il en savait plus qu'il ne voulait l’admettre.
— Je n’ai pas cherché sciemment plus d’informations, mais… il se trouve qu'en discutant avec la personne qui s'occupe de ma vente, j’ai appris que nos deux propriétés étaient une seule parcelle, il y a une dizaine d’années. C’est ma tante qui possédait le tout, je n'en avais pas la moindre idée !
— Vraiment ? Moi non plus, commenta Tom – avec sincérité, cette fois-ci.
— L’agence immobilière semblait très intéressée par la possibilité de réunir à nouveau les deux terrains. Pour des promoteurs. Il paraît que la région en profiterait grandement…
— Oh, nous voici arrivés devant ta porte ! »
Confronté à un si mauvais jeu d'acteur, l’avocat ne sut que répondre. Il s’arrêta brusquement. Tom, qui cheminait à un pas derrière lui, se cogna à son épaule, faillit basculer en s'emmêlant les jambes. Isidore le rattrapa par l’avant-bras.
« Oh, pardon ! Merci…
— Tom, est-ce qu’il y a un souci que tu voudrais me confier ?
— Il n'y a aucun problème !
— Je ne dis pas forcément qu’il s'agit d'un problème, ou que je vais le résoudre, mais… j’ai l’impression que tu me caches quelque chose. Tu sais que tu peux me parler, et j’écouterai ! »
Un mur de silence obstiné s’éleva entre les deux hommes. « Tom...
— Ça ne te concerne pas.
— Je… je pensais qu'on était amis, insista l’avocat.
— Justement. C’est une affaire familiale. Ça ne concerne pas un voisin avec qui nous nous sommes liés d’amitié depuis une semaine. »
Les mots piquaient plus qu'ils ne l'auraient dû. En relâchant le bras de Tom, le ton d'Isidore devint plus assuré et moins doux : « Tu as raison. Je me suis un peu avancé. J’ai abusé de votre hospitalité trop souvent, j'en ai oublié où était ma place.
— Non, je n’ai jamais sous-entendu ça !
— Alors qu’est-ce que tu voulais dire ? Je ne peux pas le deviner si tu te tais.
— En fait… la décision de t'en parler ne m’appartient pas vraiment. Je suis désolé.
— Gilles n’est plus un idéaliste écologiste ? Léna ne supporte plus de tester des gâteaux au lieu d’expérimenter en laboratoire ? Vous avez des tracas financiers ?
— Tu es trop curieux, Cédric, remarqua sèchement Tom.
— Peut-être bien, confirma l’avocat avec plus de fierté que de regret.
— Bonne nuit. Ne te préoccupe pas de ces histoires.
— Je sais, ce ne sont pas mes affaires, répliqua Isidore sur le même ton que son interlocuteur. Bonne nuit. »
Pendant plusieurs jours, la frustration intellectuelle créa des insomnies encore plus agaçantes. Revenu à Paris, Isidore s’efforça de rebrousser le chemin pour ne plus se confronter à son carrefour existentiel. Un midi, son esprit désœuvré prêta attention à la devanture d’un nouveau salon de thé. En vitrine, de jolies pâtisseries présentées comme des petits bijoux. Bio, sans gluten, faits maison, origine des ingrédients certifiée. Les prix des portions individuelles semblaient raisonnables pour le quartier. Ils devenaient indécents lorsqu'on considérait le poids de ces amalgames d’ingrédients basiques. L’alimentation courante élevée au rang de joaillerie. Pourquoi pas, après tout ? L’estomac d’Isidore n’était pas opposé au concept, son cerveau encore moins. Ils furent contredits par ses papilles, une fois goûtée la marchandise. Aucun intérêt. Surtout pour un gourmand qui se fichait comme d'une guigne de sa santé, que la pâte de ses choux fût sans blé, ou que leur crème de citron exotique eût les accréditations requises pour le label de l’alimentation biologique. En vérité, ce n’était pas mauvais. Simplement inintéressant. Léna obtenait un résultat bien meilleur, pour beaucoup moins cher.
Alors, pendant ses rares heures de loisirs, l’avocat s'essaya aux études de marché. Il s’amusa plus que prévu à planifier un concept, analyser les habitudes des clientèles potentielles, et faire des projections financières sur deux ans. Il sollicita quelques confrères pour des conseils sur certaines règles de sécurité alimentaire. Puis, la première proposition finalisée, il l'envoya par e-mail à Léna. Elle l’ignora deux jours, avant de répondre par un texto dans lequel elle se permit le tutoiement : Cédric, j'ai bien eu ton message. J’ai lu le document. Mais de quoi tu me causes ?
Ils ne purent vraiment en causer que plus tard, le soir, pendant quelques minutes. Léna conclut la conversation sur un ton beaucoup moins assuré qu’elle n'en avait l’habitude : « Merci pour ta proposition, Cédric. C’est un peu soudain, mais le projet est… Merci beaucoup. Je vais y réfléchir. En parler avec Gilles... » Isidore entendit une voix stridente s’élever derrière celle de la jeune femme : « C’est Ced ? J'peux lui parler ? Steuplé, steuplé ! » La mère essaya de raisonner sa fille, qui contra : « Pourquoi tu lui parles, et j’ai pas le droit ? C’est pas juste ! »
Avec un sourire en coin, Isidore intervint : « Léna, l’objection de Maé est recevable.
— Tu l'auras voulu. Ne va pas te plaindre ensuite qu'elle te saoule…
— Promis.
— Maé, ne retiens pas Cédric trop longtemps.
— Promis, M'man ! » renchérit la voix de la carotte au bout du fil, avant d’enchaîner avec un long monologue décousu, pendant lequel elle s'interrompit pour s’inquiéter de la santé de son interlocuteur, puis elle raconta sa journée d’école – d’une façon non-chronologique car elle intercalait des anecdotes sur Cocotte.
Quand il raccrocha, l’oreille d’Isidore tintait désagréablement à cause de la fréquence sonore suraiguë, et son visage souriait en pensant à l'incroyable petite carotte.
L'appel téléphonique suivant fut moins amusant. Avec embarras, Léna avança des excuses bancales pour refuser très poliment la proposition d’Isidore. Malgré l’insistance de l’avocat, la jeune femme ne voulut pas le laisser argumenter davantage : après ces quelques jours de réflexion, la décision était prise. La contrariété envoya le Parisien dans la région honnie. Arrivé à Dijon, son esprit provocateur le poussa, au lieu de monter dans un taxi à la gare, à appeler Tom. La sonnerie retentit dans le vide, puis un répondeur prit le relais.
« Bonjour Tom, annonça Isidore en prenant sa voix la plus triste. Je suis devant la gare. Je t'attends, si tu veux bien venir me chercher. Je crois qu'il commence à pleuvoir... » Il raccrocha sans en dire davantage. Cédric aimait jouer avec le feu et tester toutes les façons possibles de brûler Isidore. Ce dernier l’avait laissé faire sans trop de difficultés, cette fois-ci. Les deux aspects de l'avocat s’étaient réconciliés sur un point commun : mesurer la résistance du mur qu'un certain rouquin avait bâti autour de lui en le nommant « amitié ».
Pour empêcher son ami de se désister, Isidore ne répondit pas quand Tom le rappela environ cinq minutes après son message. Il ignora également les trois textos qui suivirent. Une demi-heure plus tard, le dernier taxi disponible était parti avec un autre passager. Resté sur place, le nez baissé sur son téléphone professionnel, l’avocat traita quelques emails urgents. Nouvel appel de Tom. Isidore décrocha enfin.
« Où es-tu ? s’agaça la voix claire au bout du fil.
— Je me suis un peu promené, mentit-il, je crois m’être perdu.
— Quoi ? Comment t'es-tu débrouillé !
— Je n’allais pas attendre bêtement dans un parking vide…
— S'il n'y en a pas déjà un qui est stationné sur place, il suffit d'appeler un service de taxis !
— On est samedi, Ashley ne travaille pas. Je ne voulais pas l’embêter pour qu’elle me réserve un moyen de transport… »
Un grognement dans le combiné convainquit Cédric d’arrêter de s'amuser aux dépens de son aimable voisin. L’avocat enchaîna : « Je pense pouvoir retrouver mon chemin et revenir devant la gare.
— Ouais, fais donc ça, soupira Tom pour ne pas hurler de frustration. Je suis arrêté à la même place que la dernière fois.
— Tu… es venu ? demanda Isidore, pour s’assurer qu'il n'y avait ni malentendu, ni faux espoir.
— Oui, confirma la voix lasse, dépêche-toi. S’il te plaît. J’ai beaucoup de travaux en retard à la ferme. »
Le Bourguignon se trouvait bien en voiture, à l’endroit promis. Dans le même mouvement, Isidore ouvrit, s'installa, claqua la portière. En souriant, il attacha sa ceinture.
« Merci, Tom. Je suis heureux de te voir !
— Moi aussi, admit le rouquin malgré son exaspération. Tu es revenu régler la vente de ta maison ?
— Non, finalement, je vais la garder. C’est lié au projet… Léna t'en a parlé ?
— Elle me confie toujours tout… Et, oui, c’est un bon plan. Il peut avoir du succès. Mais nous ne sommes pas persuadés que ce soit adapté à la situation.
— Vous trois ?
— Oui.
— Vous avez voté à trois sur une proposition que j’ai faite à Léna seule ? s’étonna Isidore.
— Oui. Enfin, non… elle a demandé notre avis. Gilles et moi lui avons répondu.
— Bien. Il ne me reste plus qu’à lui donner ma version. Avec de meilleurs arguments. Ça tombe bien, c’est mon métier.
— Cédric, appela Tom avec beaucoup de patience dans la voix. Je sais que tu fais ça avec la meilleure intention du monde, mais je pense que c’est… un peu précipité.
— Pas du tout, mon business plan est solide !
— Ce que je veux dire, c’est que nous te sommes très reconnaissants d’essayer de nous aider. Cependant…
— Ce n’est pas de la charité. J’investis dans une future affaire juteuse.
— Cédric, laisse-moi parler, s’il te plaît.
— Et Léna, vous l'avez laissée parler ? ironisa Isidore. Ou elle avait un avis différent et elle a accepté de se ranger à la majorité ? »
Les yeux de Tom quittèrent un instant la route pour se tourner vers son passager. Un regard insolent le fixa en retour.
« Cédric, soyons bien clairs sur ta proposition, dit le chauffeur sur le ton le plus calme qu'il put offrir. Tu veux t'associer avec Léna pour produire des cupcakes artisanaux, à destination d’un marché de niche. Une clientèle prête à payer une fortune pour un simple assemblage de farine, de sucre, et d’œufs frais – qui sera cuit puis décoré de façon artistique, pour être livré à domicile dans des petites boîtes joliment colorées ?
— Oui. »
Face au sourire aussi charmant que la réponse semblait démente dans ce contexte, Tom insista : « Et tu veux hypothéquer ta maison pour lancer cette affaire ?
— Oui.
— Ta-mai-son.
— J'en ai deux autres, au pire.
— Ah bah, puisqu’il ne s’agit que d'une broutille ! ironisa le provincial face à l’impertinence parisienne. Faisons aussi des muffins, tant qu'on y est !
— Oh, très bonne idée ! Merci, je note. »
Le Code de la route recommandait de conserver les deux mains sur le volant. Pendant qu’il conduisait, Tom évita donc de se frapper le front ou d’étrangler son passager.
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