28 - Leurs circonstances
Léna avait débuté ce jour-là de bonne humeur. La cible qu'elle avait choisie pour son ami semblait touchée par les qualités de Tom. La jeune femme était bien d'accord : son beau-frère méritait de trouver un partenaire exceptionnel qui le soutiendrait quotidiennement. De l'avis de l'entremetteuse, Cédric était un candidat de qualité. Gilles, Maé et elle-même constituaient la famille la plus proche de Tom, qui pouvait compter sur leur amour constant et leur soutien. Mais ce n’était pas la même chose. Léna aurait détesté que son timide ami se contentât des piètres relations, dont il avait l'habitude depuis une quinzaine d’années, et qui le laissaient avec le moral en berne. Le cœur lourd, elle avait dû l’aider plusieurs fois à ramasser les morceaux.
Cédric semblait provoquer une certaine exaspération chez Tom… C’était bon signe ! Léna aimait son meilleur ami de tout son cœur, mais elle était persuadée que l’échec des deux dernières rencontres de Tom était de son fait, à cause du manque d’implication émotionnelle qu'il démontrait : trop effrayé de souffrir à nouveau, il gardait une apparence calme et aimable en toute occasion. Depuis quelques temps, il ne s’énervait plus du tout. Afin de fuir les conflits. Cependant, de temps à autres, la colère pouvait déclencher de vrais échanges. Une libération de mots sincères – positive tant qu'elle n’amenait pas des hostilités physiques. Sur ce point-là, il n'y avait rien à craindre : Tom était d'un naturel beaucoup trop doux pour devenir violent, en acte ou en parole. Sous le coup de la colère, il disait simplement ce qu'il ressentait, sans plus faire attention à ne pas vexer l’interlocuteur ou lui laisser poliment l’avantage. On était obligé d'en vexer certains – afin d’obtenir leur confession ou leur départ. Dans les deux cas, une issue positive.
Cédric était revenu la veille au soir dans la maison voisine. Pendant que Tom et l’avocat avaient discuté, Léna avait discrètement jeté un œil de temps en temps. Elle n’avait pas poussé le bouchon jusqu’à épier leur conversation. Ils étaient hors de portée de voix, de toute manière. Quelques rapprochements, minuscules, dont elle avait été spectatrice l'avait amenée à lever un poing vers le ciel, en murmurant « Yes! »
Après un lundi matin calme à la boutique, Léna ferma afin de préparer, pour les clients de 14h, les paniers-repas réservés. Elle sortit en déposer un chez leur voisin, qui la remercia sur un ton bien plus chaleureux que la semaine précédente. Sur l’insistance de Cédric, elle le laissa régler le repas qui était censément un cadeau, en exigeant la promesse qu'il accepterait des invitations à dîner quand il reviendrait dans la région. Avec un sourire gêné, le citadin répondit :
« Je suis navré… La maison sera bientôt mise en vente. Je n’ai pas vraiment l’intention de revenir ici… Mais si votre famille passe à Paris un jour, je vous inviterais avec joie au restaurant !
— Vous venez toujours pour la visite de 16h30 aujourd’hui ? demanda Léna un peu déçue.
— Oui.
— Venez dîner à la maison demain. J'ai prévu un rôti Wellington végétarien. Vous serez l’invité d’honneur, vous n'avez pas le droit de refuser.
— Euh… d’accord, merci.
— Parfait. À demain. Ou peut-être tout à l’heure, si on se croise.
— Oui. »
L’opération de conquête par l’estomac était enclenchée depuis une semaine et semblait porter ses fruits. En rouvrant la boutique, Léna nota mentalement d'enseigner certaines recettes à Tom. Triomphe assuré.
Lorsqu'une paisible routine était devenue un bonheur quotidien, on oubliait parfois le passage du temps. Pourtant, la date aurait dû frapper Léna plus tôt : la fête d’anniversaire de Maé s’était déroulée la veille, et la date de naissance de son unique enfant était gravé dans sa mémoire. La jeune mère avait suffisamment souffert ce jour-là pour s’en souvenir ! La révélation frappa Léna pendant qu'elle mâchonnait un sandwich en attendant d’éventuels clients. Elle vérifia la date affichée sur son téléphone. Elle courut jusqu’à la maison pour revérifier sur l'éphéméride. Le souffle court, la jeune femme prit sa tête entre ses mains. Soudain, elle se souvint de ses obligations professionnelles, revint en trombe dans la boutique. Son après-midi passa dans une attente fébrile. Les conversations aimables, avec les quelques clients de passage, n’aidèrent pas la blondinette à oublier ses tracas. À peine son beau-frère, revenu douché après ses travaux manuels, avait-il passé le seuil de la boutique pour la remplacer, que Léna s’empressa d'aller chercher Maé à l’école. Avant cette étape obligée, la voiture familiale s’arrêta devant une pharmacie.
Cédric arriva quelques minutes avant l'heure de son rendez-vous. Il dut attendre plus longtemps que prévu : Léna avait un peu tardé à revenir, alors Tom ne pouvait déserter la boutique pour l’accompagner à la ferme. Gilles arriva en annonçant que sa femme venait de prévenir de son indisponibilité pendant un petit moment. Le frère de Tom prit le relais afin de lui permettre d’assurer la visite guidée. La petite carotte, avec sa peluche vivante dans les bras, apprit par hasard la nouvelle en croisant le duo près d’une petite cabane ceinte d’un enclos individuel. Situé à côté du grand poulailler commun, cet espace plus restreint permettait d'isoler quelques jours les nouvelles arrivantes, pour une quarantaine de précaution, et aussi permettre une insertion plus pacifique dans le groupe de volailles déjà sur place.
Après avoir relâché Cocotte, Maé insista tellement pour se joindre au tête-à-tête qu'il devint un trio. Par rapport à Cédric, Tom montra un peu plus d’embarras face à l'imprévu. Ils cheminèrent vers l'atelier abritant l’incubateur électrique. Peu après le départ de Maé, un silence gênant s’installa entre les deux hommes. L’enfant avait, contre toute attente, permis une relative détente propice aux échanges. Maintenant en face à face, incapables de se décider à un rapprochement physique ou à un dialogue moins superficiel, ils restèrent à une distance respectueuse l'un de l'autre, en communiquant avec des monosyllabes. La visite se finit peu après.
Au bout d'un long moment, Gilles s’inquiéta du silence de Léna. En vain, il l'avait appelée sur son portable pour savoir s'il pourrait partir nourrir les poules avant la fermeture de la boutique. Sans nouvelle, il décida de fermer plus tôt que prévu. Il retrouva sa femme prostrée sur le canapé du salon.
« Chérie ? Qu’est-ce qu'il y a ? » Sans réponse, il reposa la question. Son épouse leva des yeux désespérés vers lui. D'une voix plus forte, il réitéra l’expression de son inquiétude. En vain. Gilles se laissa tomber aux côtés de Léna. Sans un mot, elle éleva sa main qui tenait une sorte de thermomètre électronique en plastique blanc. Celui-ci n’indiquait pas une température, le petit écran LCD montrait simplement deux traits verticaux. « Qu’est-ce que ça veut dire ? » Pour toute réponse, un bruit de désarroi chuinté passa les lèvres de son amour. Alors Gilles s’écria : « Léna ! C’est quoi, le problème ?
— Je suis enceinte…
— Mais c’est merveilleux ! »
Gilles soupira de soulagement et de bonheur. Sa joie s’était exprimée avant l’intervention de son cerveau. Son sourire disparut avant même d’entendre le premier mot de la réplique de sa femme : « On ne peut pas se permettre d’élever un autre enfant ! »
Animée d’une colère soudaine, Léna bondit sur ses pieds. « On galère déjà un mois sur deux ! Mon seul loisir, c’est un pauvre seau de poulet frit et deux bières, au mieux toutes les trois semaines ! cracha-t-elle. Ma princesse est habillée uniquement avec des vêtements d’occasion, toutes nos fringues viennent de friperie ! Heureusement que la cantine scolaire est gratuite ! Mais l’école risque de fermer dans deux ans, il faudra déposer Maé à une autre, beaucoup plus loin ! Et la voiture va bientôt rendre l’âme ! Certaines associations ne peuvent plus nous aider, elles n'encaissent plus de dons pour elles-mêmes ! On n'a pas les moyens de nourrir un deuxième enfant, et de payer ses couches pendant des années ! »
Le choc activa la partie du cerveau de Gilles qui répondait automatiquement en proposant des solutions adaptées, plutôt que celle qui compatissait en silence. « Les couches en coton sont moins chères et plus écologiques, dit-il mécaniquement.
— Je m'en fous ! hurla sa douce épouse. On est en 2015, et je suis une mère qui travaille à temps plein ! J'exige le luxe polluant des couches à usage unique ! Je refuse de laver des bouts de tissu remplis d’excréments de ma progéniture ! Pour évacuer mes crottes, je me coltine déjà des chiottes écolos ! Les toilettes sèches, je savais même pas que ça existait avant que tu veuilles en installer chez nous ! »
Son test de grossesse tombé à terre, les poings serrés, Léna s'essouffla. Prise de spasmes, elle paniqua. En inspirant, elle émettait des bruits pathétiques. Son mari se leva avec précipitation. Il posa ses paumes sur les joues de sa femme en appelant : « Léna ! Chérie ! Tout va bien. On va y réfléchir, on va arranger ça ! » Une larme roula sur la joue de la femme qu'il aimait, qui proposa d'une voix brisée : « Je vais avorter.
— Non ! Nous n'allons pas avorter ! »
Incapable de décider si elle était vexée ou soulagée par l’implication grammaticale de Gilles dans une procédure médicale qui la concernait uniquement elle, Léna lâcha un petit rire nerveux.
« Avant d'arriver à la conclusion, il faut vérifier les résultats par rapport aux calculs. J’avais oublié, murmura-t-elle. Je vais faire une prise de sang pour être sûre. Quand on aura le résultat, on décidera.
— Tu m'as toujours dit qu'il valait mieux utiliser ce temps d’attente pour trouver plusieurs chemins alternatifs… pas attendre d’être au carrefour pour décider de sa route…
— Il y a deux possibilités. On ferait quoi, suivant l'une ou l’autre ? On n'a vraiment pas de chance ! Je suis passée entre les mailles du filet qui devait nous protéger à plus de 98% d'une grossesse… Remarque, dans le contexte du loto, on est des petits veinards en fait ! ricana-t-elle.
— Léna, le prix de revente de la ferme serait suffisant pour revenir habiter en appartement en ville. Il y a plus d’emplois là-bas. Je trouverais des adoptants pour les poules.
— Tu ne peux pas abandonner ton rêve, Gilles !
— Je refuse de délaisser ma famille pour mon idéal. »
En pleurs, Léna s’écroula dans les bras de son amoureux de toujours. Une tornade choisit ce moment-là pour déferler sur le couple. La porte de la cuisine claqua. « M'man, t'es là ? » La voix précéda la petite fille qui débarqua dans le salon, comme un nuage de criquets sur un champ de céréales, et toute aussi affamée que les insectes destructeurs. Léna tenta en vain de cacher ses larmes.
« Pourquoi tu pleures, Maman ?
— Il n'y a rien de grave, ma chérie. Nous allons arranger la situation, ton père et moi. »
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