14 - Dimanche après-midi
Sur un banc public, entre son ami et elle-même, Léna posa un seau en carton et soupira de joie : « Le meilleur moment du mois ! » Un court silence, puis elle ajouta : « Si tu répètes ça à mes deux amours, je nierai tout en bloc ! »
Sans un mot, Tom rapprocha l'un de l'autre le haut de deux bouteilles de bière fermées. Avec un coin des capsules comme levier, il œuvra lestement. Le jeune homme tendit une bouteille décapsulée à sa belle-sœur et prit une gorgée au goulot de la sienne, pendant que la jeune femme s'exclamait, comme tous les mois depuis près de quinze ans :
« Ça m’épate toujours quand t’ouvres les binouzes avec cette méthode !
— Je t’apprendrai si tu veux, répliqua le rouquin avec un sourire en coin.
— Non, je ne suis qu'une faible femme, ironisa-t-elle. On me tient la porte et on me sert la mousse. »
Ils ricanèrent, comme tous les mois depuis près de quinze ans. Les deux amis se connaissaient depuis les bancs d'une école primaire, qui existait autrefois dans une petite ville bretonne perdue près du Finistère. Presque plus proches l'un de l’autre qu'ils ne l’étaient de Gilles, ils appréciaient l'immuabilité de ce rendez-vous, qui se répétait toutes les trois ou quatre semaines. Excepté pendant leurs études universitaires qui les avaient éloignés de plusieurs centaines de kilomètres, les jeunes gens n’avaient pas manqué de se retrouver pour ce tête-à-tête régulier – parfois silencieux, parfois nostalgique, parfois animé par leurs discussions diverses ; toujours agréable. Aucune ambiguïté gênante, pas de lourd secret, une confiance totale entre eux. Ils se détachaient ainsi de l’aveuglement d'une attirance amoureuse, ou de la responsabilité d'un lien biologique. Tom et Léna étaient frère et sœur d’âme.
La jeune femme attaqua goulûment un moignon de poulet mariné, ses lèvres repeintes du rouge piment de la sauce. Les yeux vers la frondaison des arbres, son ami continua à biberonner l’alcool.
« J’ai l’impression que cette saison débute bien, remarqua-t-il entre deux gorgées. On commence à avoir du succès, non ?
— On parle pas des affaires pendant nos rencards, on a dit ! »
Avec un sourire, il capitula sans livrer bataille : « Pardon. Oui.
— Tu veux pas de nugget ?
— Si, si.
— Ton projet professionnel avance bien ? »
Tom pinça les lèvres en un début de moue. Il joua avec le morceau de poulet qu'il venait de piocher. La pulpe de ses doigts brilla avec l'huile de friture. Enfin, il répondit :
« Je ne sais pas. Je me trompe peut-être de voie.
— Réfléchis-y sans te presser, conseilla-t-elle, en rongeant les os de la deuxième ou troisième aile qu'elle avait engloutie en trente secondes. Il sera toujours temps de te reconvertir.
— Léna, de nous trois, tu es la seule personne sensée. C’est pour ta famille que tu as sacrifié ta carrière, et uniquement pour un temps. Gilles et moi, on est des rêveurs. Les idéaux ne nourrissent pas.
— Ça va pas, Tom ? s’inquiéta son amie d'une voix douce.
— Je pensais qu'un boulot de graphiste en imprimerie était un bon compromis, entre l'art et la réalité. Apparemment, être payé pour mettre en page des livres, c’est encore trop demander à la vie ! Je me suis résigné à chercher une place dans le milieu de la pub… Tu verrais ce que la dernière agence a demandé ! »
Léna s’était arrêtée de manger, Tom de parler. Dans la brise, les branches au-dessus d’eux firent entendre leur frémissement compatissant. Le jeune homme soupira : « Sous couvert d'un concours, on voulait que les candidats produisent une affiche sur un certain thème. Le gagnant remportait... le droit d'avoir son œuvre utilisée gratuitement pour la prochaine pub ! Enfin, pas exactement… Le grand prix était de cent euros, et la soumission de son portfolio au directeur artistique. Deux jours de travail pour des dizaines de personnes. Payés cent balles au grand gagnant. Et ça ne comptera même pas pour la retraite ! Enfin, j'en suis loin... »
Tom ricana, mangea, s’essuya les doigts sur une serviette en papier. Son amie ne relança pas la conversation, afin de lui laisser toute liberté de s’exprimer à son rythme.
« Et le pire dans tout ça, reprit-il, c’est que j’ai tout de même envoyé un projet. Je me disais que ça déboucherait peut-être sur une embauche… Ils ont adoré ma proposition, m'ont demandé quelques retouches… Je les ai faites aussi sec. J’ai vu la pub dans un magazine récemment. Mais toujours aucune nouvelle des ressources humaines.
— Laisse-leur deux semaines, ensuite tu relances poliment.
— C’était il y a trois mois, Léna. Et quatre relances. Ils m'ont demandé de cesser le harcèlement.
— Je suis désolée, Tom…
— Merci, choupette ! Mais tu n'y es pour rien… Tu veux connaître la chute de cette blague ? »
L'ex-future chercheuse en chimie moléculaire se tourna vers le chercheur de travail rémunéré : « Je sens qu'elle est pas drôle, ta blague.
— Quand je me suis plaint à un ami qui m’avait déconseillé ce concours, il a eu la bonté de ne pas rappeler qu’il m’avait bien prévenu. À la place, il m'a demandé combien de temps j’ai attendu avant de recevoir le prix gagné. Je trouvais le délai d'un mois trop long. Mais non, il paraît que j’ai été chanceux ! Je n’ai pas osé lui avouer que j’avais signé un papier qui cédait tous les droits sur mon affiche. »
Les sourcils froncés, Léna préféra laisser son silence parler. Elle se laissa doucement basculer vers la gauche, jusqu’à toucher de son épaule celle de son beau-frère. Pas d’urgence, pas de pression ; Tom pourrait rester vivre avec eux, le temps de trouver un travail épanouissant. Même toute sa vie. Il économiserait un loyer ! Pour toute la vie, si besoin. La blondinette se demanda si sa pensée était généreuse ou égoïste. Le fil courbé de sa réflexion amena un visage au premier plan.
« Que penses-tu de Cédric ? lança-t-elle de but en blanc.
— Hein ? Le voisin ?
— C’est le seul qu'on connaisse qui porte ce prénom.
— Pourquoi on parle tout à coup de lui, là ?
— C’est un bel homme. »
Le cours que prenait la conversation rendait Tom de plus en plus perplexe. Léna possédait une fâcheuse tendance à énoncer ses conclusions, avant même de détailler sa démonstration ou de prouver ses résultats. Elle lista :
« Il est plus sympathique qu’il ne le laisse penser. Il est intelligent et drôle. Un peu superficiel de prime abord, mais il semble avoir des valeurs profondes et belles. Il cache ses qualités et montre ses défauts. Je me demande pour quelle raison, puisqu’il me paraît bien loin d’être humble ou effacé.
— Euh… et alors ? On s'en fiche, non ?
— Il est gay. »
Le rouquin tourna des yeux dépités vers son amie d’enfance. Un hoquet stupéfait coincé dans la gorge, il éprouva des difficultés à articuler :
« Non, Léna, non…
— Mon gaydar le certifie !
— Non, Léna, ne décide pas de l’orientation des gens comme ça, non, répéta Tom en retrouvant l'usage de ses cordes vocales. On ne commence pas cette conversation. Je refuse.
— Ton démenti me porte à croire que cet homme t’intéresse, ricana son interlocutrice, le goulot de sa bière contre sa lèvre inférieure.
— C’est n’importe quoi, choupette ! Tu affubles tous les beaux mecs pas trop bêtes de ce qualificatif. Et une fois que, par hasard, l'un d'eux est confirmé, tu félicites ton soit-disant radar à homos !
— Bleuargh ! s'exclama tout à coup Léna, en inspectant l’étiquette de son breuvage. C’est dégueu !
— Un problème ?
— La bière a un drôle de goût, expliqua-t-elle, le nez plissé d’horreur.
— Pourtant, c’est la même marque que d’habitude… fais voir… »
Tom huma l'air au-dessus du goulot de la bouteille tendue par son amie : « Rien de particulier... »
Il but une gorgée puis conclut : « Elle n'est pas assez fraîche, peut-être, mais elle est bonne !
— J'te la laisse, alors. »
Loin du regard de sa fillette qui aimait les poules vivantes, avec la bénédiction de son mari végétarien option écologiste, la blonde omnivore reprit sa décadence alimentaire mensuelle, en compagnie de son ami d’enfance. Dans la sauce pimentée, elle trempa le morceau de viande dont elle refusait de vérifier la provenance – de peur que sa conscience ne lui imposât le boycott de son apéro préféré, s'il s’avérait que les animaux qui le fournissaient étaient élevés dans des conditions indignes. En finissant la bouteille de Léna, Tom sourit : sa belle-sœur bavait de bonheur. Elle s'exclama, canines enfoncées dans le poulet frit : « Miam ! »
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