La première fois que je suis tombée sur une personne sans-abris j'avais neuf ans. Je ne comprenais pas la raison pour laquelle une adulte dormait à l'extérieur et ne semblait pas en bonne santé. L'image de cette femme sale, une pancarte sur le genoux flotte dans mon esprit depuis ma rencontre avec les jumeaux. Grand-mère me reprochait souvent d'avoir trop de compassion et que cela me rendait faible. Elle racontait que ceux qui vivaient dehors le méritaient bien. Tiendrait-elle le même discours si elle voyait ces adolescents faire des tours de magie pour obtenir un peu d'argent ?

Cela fait une semaine que je viens jour après jour pour les observer tout en apportant de la nourriture. Ils n'accordent pas facilement leur confiance et disparaissent aussitôt que j'ai déposé le panier de la nourriture. J'ignore où ils peuvent vivre et j'aimerais faire davantage pour les aider. Je m'étais promis de ne pas me mêler des histoires des autres, mais comment puis-je fermer les yeux sur une situation aussi désastreuse ?

Le petit spectacle qu'il propose aujourd'hui n'attire pas grand monde à cause du mauvais temps. L'adolescente repousse une mèche collante derrière son oreille puis soupire avant de s'asseoir sur une pile de cartons. Le garçon n'abandonne pas, il lance ses cartes pour les faire disparaître en milliers de paillettes. Adossée contre le mur, j'attends le bon moment pour m'approcher et leur distribuer des provisions pour quelques jours.

― Laissons tomber Charlie, le temps est trop mauvais.

― On a besoin de pièces supplémentaires pour avoir un chocolat chaud alors hors de question d'abandonner. Le spectacle doit continuer peu importe les situations climatiques, donne-moi le chapeau je vais présenter le tour spécial.

La fille soupire.

― Il n'est pas au point...

― Ce n'est pas grave !

Il arrache des mains le chapeau puis plonge la main dedans à la recherche de quelque chose. Ces deux adolescents ont beaucoup de talent, mais cachée au fond de la campagne ils ne risquent pas de faire fortune. Une vieille femme regarde les tours de magie quelques minutes avant de partir sans donner la moindre pièce. Cachée sous ma capuche, je m'avance à mon tour afin de déposer le panier et de l'argent dans le chapeau. Ma situation n'est pas à plaindre comparé à ses deux enfants. Le garçon ramasse le chapeau à toute vitesse tandis que je me détourne pour partir.

― Pourquoi nous donner autant de choses ?

― Pourquoi pas ?

Je leur lance un grand sourire.

― Personne ne donne rien sans rien. Que voulez-vous de nous ?

― Absolument rien. Je vous aide parce que je suis en mesure de le faire et je n'ai aucune arrière pensée susceptible de vous causer du mal.

Pour la première fois depuis notre rencontre, l'adolescente prend la parole.

― Cela fait des jours que vous apportez de la nourriture pour nous amadouer alors que voulez-vous en échange ? Nous ne sommes pas idiots au point de croire que vous faites ça de bon cœur.

― Est-ce difficile de croire que de bonnes personnes existent ? Je ne connais pas votre situation personnelle cependant je ne peux pas fermer les yeux et prétendre vous oublier dès que je tourne le dos.

La fille ricane.

― Tout le monde le fait.

― Pas moi.

Je n'imagine pas les horreurs qu'ils ont dû vivre en vivant dans la rue, exposés à la vue de tous. Pourquoi ne vivent-ils pas dans une bonne famille ou un orphelinat ? Des centaines de questions brûlent mes lèvres, mais j'ai la décence de ne rien demander. Je ne suis qu'une simple étrangère et je doute qu'ils acceptent de se confier à moi en seulement quelques jours. Il est hors de question pour moi de fermer les yeux et prétendre qu'ils n'existent pas afin de ne pas culpabiliser.

― Vous n'avez aucune raison de me faire confiance, mais je ne cherche qu'à vous aider. J'apporterai un panier de nourriture aussi longtemps qu'il le faudra ainsi que le nécessaire pour que vous puissiez vivre un peu plus confortablement.

― On a pas besoin de votre aide.

Elle donne un violent coup de pied dans le panier de provisions avant de prendre la main de son frère pour mettre de la distance entre nous. Je ne cherche pas à les rattraper, il est préférable de leur accorder le temps nécessaire. Je reste immobile sous la pluie pendant de longues minutes avant de prendre la direction de la bijouterie afin de récupérer ma commande. Remplacer la bague offerte par Ayla me fait de la peine cependant je ne me vois pas sans un bijou à mon doigt.

Il ne me faut que quelques minutes pour trouver la devanture de la boutique en question. Elle est d'une jolie couleur lavande avec une écriture dorée sur la façade. La vitrine est composée d'une variété de pierres aux couleurs flamboyantes. Lorsque je passe la porte d'entrée, une petite clochette retentit annonçant mon arrivée. Il y a du monde aujourd'hui à ma surprise, une jeune femme inconnue s'occupe de la caisse tandis qu'un jeune homme présente les pierres en vitrine. Je m'attendais à tomber sur la même femme que la dernière fois, mais elle semble absente des locaux.

Mon regard se porte sur les diverses décorations accrochées dans la boutique. Cela semble être une affaire familiale en raison des photographies sur lesquelles se trouvent un couple heureux et deux enfants. Une famille simple et paisible sans la moindre histoire pour bouleverser leur quotidien. La jeune femme à la caisse m'interpelle avec un sourire aimable, elle ressemble beaucoup sa mère. La seule différence provient du regard, le sien est un peu plus froid.

― Bienvenue à Espace d'un Instant en quoi puis-je vous aider ?

― Bonjour, j'ai une commande au nom de Stone à récupérer.

Elle consulte le relevé de commande puis pince les lèvres.

― Une seconde, je vais chercher mon père.

La jeune femme disparaît dans l'arrière-boutique pendant quelques minutes avant de revenir avec un homme d'une quarantaine d'années avec une barbe épaisse. Derrière son épaisse monture, je parviens à discerner une certaine ressemblance avec mon père. Les mêmes cheveux foncés, le même sourire chaleureux. Est-il possible que cet homme soit mon oncle ? L'homme dont on ne parle jamais ?

― Je vous présente mes excuses, mademoiselle. La bague n'est pas encore tout à fait prête, j'ai eu une grosse commande et je n'ai pas été en mesure d'assurer la vôtre. Voulez-vous que je vous rembourse une partie de la somme comme marque de bonne foi ?

― Non non ce n'est pas nécessaire ! Je ne suis pas pressée d'avoir la bague...

Ma voix craque au milieu de la phrase à cause de la surprise. Je ne m'attendais pas à rencontrer mon oncle dans ces circonstances et encore moins la ressemblance entre mon père et lui. Est-ce la raison pour laquelle grand-mère est aussi dure avec lui ? Parce que les deux frères possèdent une troublante ressemblance ? J'adopte une expression chaleureuse même si je ne suis pas certaine du résultat. 

― Nous accordons une remise de dix pour cent afin de nous excuser du retard.

― Je vous assure que tout va bien, ce n'est pas nécessaire.

― C'est la moindre des choses.

Il sourit.

― Nous n'avons pas été officiellement présenté me semble-t-il. Je suis Lucien Eastwood, le propriétaire de Espace d'un instant avec mon épouse Violette. Votre arrivée au sein du village n'est pas passée inaperçue chère demoiselle.

― Ravie de faire votre connaissance, monsieur Eastwood.

Perdue dans mes pensées, j'écoute d'une oreille distraite les paroles de cet homme. Au fond de moi, j'avais espoir d'avoir une raison de ne pas impliquer mon oncle dans mes histoires et mes problèmes. J'avais espoir que Lucien Eastwood soit un homme épouvantable vivant seul, mais il semble bien heureux au milieu d'une famille aimante. Mon arrivée risque de bouleverser sa tranquillité, chose que je ne voulais pas.

05.06.2024