Chapitre 5
Nox
Le bruit des outils est apaisant. Dans le silence de l'atelier, chaque coup de pinceau, chaque geste précis, devient une sorte de rituel. Je suis penché sur une coupe antique, probablement grecque, ornée de motifs noirs et rouges qui racontent des histoires d'un autre temps. Les fissures qui zèbrent la surface me fascinent. Elles trahissent sa longévité, les vies qu'elle a traversées, les mains qui l'ont tenue. Une fragilité presque humaine, et pourtant, elle est encore là, prête à renaître sous mes doigts.
Mes mains bougent avec une précision presque mécanique, mais mon esprit vagabonde. Ces objets anciens me parlent. Leur silence me rappelle celui que je m'impose, cette distance avec le monde. Ils ne jugent pas, ne posent pas de questions. Ils sont là, marqués par le temps, comme moi. Je frotte doucement un fragment avec une éponge humide, observant la poussière et les siècles s'effacer lentement. Il y a quelque chose de rassurant dans ce processus. C'est simple. Prévisible. Tout le contraire de ces créatures fragiles qui peuplent ce monde.
Les humains... Ils m'agacent autant qu'ils m'intriguent. Ils construisent, détruisent, recommencent. Ils s'aiment et se haïssent avec une intensité que je ne comprends pas toujours. Mais ils ont une chose que je n'ai plus depuis longtemps : une fin. Une limite. Je crois que c'est ce qui les rend si désespérément beaux et insupportablement éphémères.
Je repose l'éponge et observe mon travail. La coupe retrouve peu à peu sa splendeur d'antan. Cela me rassure. Elle ne changera plus maintenant, figée dans cette perfection retrouvée. Pas comme eux. Ils changent tout le temps, grandissent, vieillissent, meurent. Et ils me laissent derrière, encore et encore.
Je me lève, tenant l'objet entre mes mains, et traverse l'atelier pour le ranger dans une vitrine du musée. La lumière tamisée éclaire doucement les pièces exposées, leur donnant un éclat presque sacré. Alors que je m'apprête à poser la coupe sur son socle, je ressens quelque chose. Une vibration subtile dans l'air, un frisson qui me parcourt la nuque. Je me fige.
Elle est là.
C'est impossible, et pourtant, je le sais. Mon souffle se brise. Pas une douleur, pas une peur, mais une sorte de résonance qui me traverse de part en part, me rendant fragile, humain, juste un instant. C'est suffisant pour me faire vaciller, comme si l'air même conspirait contre moi. À chaque fois. Comme si l'air lui-même se chargeait de sa présence, une empreinte invisible mais indéniable. Mon cœur — ou ce qu'il en reste — se serre, et mes doigts tremblent légèrement autour de l'objet.
Non. Pas maintenant. Pas ici.
Je repose la coupe d'un geste précipité et recule, cherchant un refuge instinctif. Je ne peux pas la voir. Je ne dois pas. Mon corps réagit avant même que mon esprit ait le temps de former une pensée cohérente. Une alarme instinctive, un signal d'alerte qui résonne au plus profond de moi. Je ne réfléchis pas ; je sens. Une énergie sombre, latente, s'éveille et m'enveloppe. L'air autour de moi s'assombrit, se contracte, et en une fraction de seconde, je me volatilise dans une volute de fumée noire. Cette noirceur, n'est pas vraiment une matière, pas plus qu'elle n'est une illusion. C'est une part de ce que je suis devenu. Un reflet de ma malédiction. Une évaporation dans l'ombre, un passage entre les mailles de la réalité.
Quand je réapparais dans la réserve, l'air est glacial contre ma peau. Mes sens sont en alerte maximale, le moindre bruit résonnant comme un coup de tonnerre dans le silence. Cette capacité n'a rien de naturel, mais elle est devenue une seconde nature. Une échappatoire pour chasser mes proies — m'éloigner du danger ou, dans ce cas, de la tentation.
Le cœur battant plus fort que je ne voudrais l'admettre, la pénombre de la pièce me calme un peu. Ici, entouré de caisses, de documents, et d'objets en attente de restauration, je me sens à l'abri.
Mais elle est là, dans le musée, et je ne peux pas m'empêcher de le savoir, de le sentir. Ce lien étrange entre nous... Je l'ai toujours perçu, dans chaque vie où elle a croisé mon chemin. Et maintenant qu'elle est si proche, il me consume, comme une flamme que je ne peux éteindre.
Je sais que je devrais partir. Quitter cet endroit, m'éloigner avant que la situation ne devienne incontrôlable. Mais mes pieds refusent de bouger. Mon regard se pose sur l'écran de surveillance à ma gauche. Juste un coup d'œil. Rien de plus.
Je m'approche lentement, presque honteux, et allume les moniteurs. Là, sur l'un des écrans, je la vois.
Elle est seule, un carnet dans une main, un stylo dans l'autre, qu'elle tapote doucement contre ses lèvres. Sa démarche est lente, presque hésitante, mais chaque mouvement semble empreint d'une sorte de grâce naturelle. Elle s'arrête devant une vitrine, inclinant légèrement la tête pour mieux observer l'objet à l'intérieur. Une mèche de cheveux noirs glisse devant son visage, et elle la repousse distraitement, absorbée par ce qu'elle voit.
Des éclats de souvenirs surgissent, imprécis et pourtant si vivants. Un parfum délicat porté par le vent d'un soir d'été. Une silhouette en contre-jour, baignée de lumière dorée. Le bruit d'un rire, doux et cristallin, comme une cloche résonnant dans l'éternité.
Je ferme les yeux un instant, mais les images persistent, flottant dans mon esprit comme des fragments d'un rêve oublié. Une main tendue dans l'obscurité, un regard chargé d'une promesse que je n'ai jamais su tenir. Ces impressions m'assaillent, brouillant les limites entre passé et présent, réalité et illusion.
Elle est belle. Pas seulement physiquement, bien que ce soit indéniable. Il y a quelque chose en elle, une lumière subtile, une intensité qui semble rayonner malgré elle. Elle observe les objets, les dessine dans son carnet, et je me demande ce qu'elle pense. Ce qu'elle ressent. Est-ce qu'elle se souvient, quelque part, d'une autre vie ? D'un autre nous ? Probablement pas. Et c'est mieux ainsi.
Mais même en me répétant cela, je ne peux détourner les yeux. Je suis prisonnier de ce moment, à la fois torture et bénédiction. La voir, même de loin, suffit à éveiller en moi un écho de ce que j'ai perdu. Mais c'est aussi un rappel cruel : je ne peux pas l'approcher. Pas sans tout détruire.
Je m'écarte finalement de l'écran, éteignant le moniteur d'un geste rapide. Je ne peux pas rester ici. Pas si elle est là. Ma présence ne ferait qu'aggraver les choses. Elle ne se doute de rien, et c'est mieux ainsi. Si elle savait... si elle comprenait ce que je suis, ce que je représente, elle fuirait. Et elle aurait raison. Je dois rester ici, dans l'ombre, à reconstruire des fragments du passé pendant qu'elle avance vers son futur. C'est mieux ainsi. C'est ce que je me répète depuis des siècles. Mais ce mantra commence à perdre de sa force.
Je traverse lentement la réserve, mes pensées lourdes comme du plomb, passant entre les étagères chargées de caisses et d'objets encore enveloppés dans leur papier de protection. L'air y est frais, chargé d'une légère odeur de poussière et de vernis. C'est un endroit que peu de gens voient, un espace suspendu entre le passé et le présent, où les pièces abîmées attendent de retrouver leur splendeur.
C'est ce que je fais, encore et encore. Restaurer. Réparer. Revenir en arrière. Je le fais avec une précision presque obsessionnelle, comme si rendre leur intégrité à ces objets pouvait me donner l'illusion de réparer ma propre existence. Mais ce n'est jamais suffisant. Les objets anciens ne mentent pas, eux. Ils gardent leurs cicatrices, leurs histoires. Ils ne cherchent pas à masquer leurs failles. Les fragments recollés me renvoient à ma propre condition. Une existence en morceaux, fragile, toujours sur le point de céder. Mais eux, au moins, ils conservent leur vérité. Moi, je n'ai pas ce luxe.
Une caisse encore fermée attire mon attention, Le scellé indique qu'elle contient une statuette d'Horus, datant de la Basse Époque pour restauration. L'ironie me fait presque sourire. Horus, le symbole de la justice et de la victoire. Je pose une main sur le bois rugueux, mais je n'ai pas la force de l'ouvrir. Pas maintenant. Les symboles me rappellent un passé que je préférerais oublier.
Je retourne vers l'écran de surveillance. Malgré moi, je suis attiré, incapable de lutter contre cette pulsion. Elle est toujours là, penchée sur une vitrine contenant des fragments de poteries mésopotamiennes. Ses doigts glissent sur son carnet, esquissant des lignes que je ne peux deviner. Ses sourcils se froncent légèrement, comme si elle cherchait à déchiffrer un secret ancien, un mystère qui lui échappe.
Elle est si absorbée qu'elle ne remarque pas les gens qui passent près d'elle. C'est une qualité rare, cette capacité à être pleinement présente. Et cela me fascine autant que cela me terrifie. Elle ne ressemble pas aux autres. Il y a en elle une intensité, une profondeur que je reconnais, même si je me l'interdis.
Mon esprit vacille, pris dans un tourbillon de souvenirs et de sensations. Je me souviens d'autres vies, d'autres époques, où elle était là, différente mais toujours la même. Toujours avec cette aura qui me désarme, ce regard qui semble voir au-delà des apparences. Chaque fois, c'est la même histoire. L'attraction, le besoin, et cette peur viscérale de la détruire. Je suis à la fois un protecteur et une malédiction. Si elle savait... si elle comprenait ce que je suis, elle fuirait. Et elle aurait raison. Alors je reste dans l'ombre, spectateur d'un lien que je ne peux revendiquer, condamné à veiller de loin
Un bruit dans le couloir me tire de mes pensées. Je tends l'oreille, le cœur battant plus fort. Ce n'est rien. Juste un visiteur qui passe. Pourtant, je reste immobile, figé dans cette tension qui ne me quitte jamais. Chaque fois qu'elle est proche, c'est la même chose : un mélange de désir, de peur et de culpabilité.
Je m'écarte finalement de l'écran, éteignant le moniteur d'un geste rapide. Je ne peux pas rester ici. Pas si elle est là. Ma présence ne ferait qu'aggraver les choses. Elle ne se doute de rien, et c'est mieux ainsi. Si elle savait... si elle comprenait ce que je suis, ce que je représente, elle fuirait. Et elle aurait raison.
Je passe une main sur mon visage, exaspéré par ma propre faiblesse. Elle est juste un visiteur, une jeune femme parmi tant d'autres. Alors pourquoi est-ce que je ne peux pas l'ignorer ? Pourquoi est-ce que je ressens ce besoin irrationnel de la protéger, de veiller sur elle, même de loin ?
Je décide de retourner dans l'atelier. Reprendre mon travail, m'occuper les mains et l'esprit, pour ne pas penser. Mais alors que je traverse la réserve, une dernière pensée me frappe. Elle reviendra. Je le sais. Ce musée, cet endroit, l'attirera, comme un fil invisible qui la ramène toujours à moi. Et quand elle reviendra, je devrai être prêt. Prêt à rester dans l'ombre, à lutter contre cette envie insensée de m'approcher.
Je m'arrête un instant devant la porte de l'atelier, le regard perdu dans le vide. Cette boucle éternelle, cette répétition sans fin... est-ce ma punition ou mon espoir ? Peut-être les deux. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas le choix. Je dois rester à ma place, à distance, pour son bien. Pour ne pas la condamner une fois de plus.
Je pousse la porte, le bruit des outils et des machines m'accueillant comme un baume. Ici, tout est ordonné, contrôlé. Ici, je peux prétendre que ma vie a encore un sens. Mais, au fond, je sais que c'est un mensonge. Elle est là et, qu'importe mes efforts, cela change tout. Je peux prétendre qu'elle n'a pas bouleversé mon monde aujourd'hui. Mais je sais déjà que ce mensonge ne tiendra pas.
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