Si Hee Soon ne s'était pas précipité à suivre le bibliothécaire dans le bureau pour aller déjeuner, certainement que Jaejoong ne l'aurait pas fait. Mais ils étaient assis, tous les trois, sur des petits fauteuils moelleux en skaï vert foncé. Sur la petite table basse, Yunho avait déjà disposé le festin. Jaejoong aurait voulu briser cette méfiance qui alourdissait son cœur. Mais en vain.

Le jeune homme semblait mal-à-l'aise, dans son siège, un peu comme s'il n'avait pas le droit d'être là. Sa sœur, elle, mangeait de bon cœur. Yunho la resservait en kimbap, en omelette, et ses yeux de petite fille pétillaient.

"- Tu ne manges pas ?" Le bibliothécaire observait Jaejoong qui mastiquait longuement sa seule et unique bouchée de riz qu'il avait pris. Pourquoi son estomac était noué sous le stress ? Était-ce le fait d'être dans cette pièce ou la soirée qui se profilait ?

Soudain, une sonnerie brisa le silence, faisant sursauter les trois jeunes gens. Yunho cherchait à savoir d'où elle venait, quand Jaejoong sortit de la poche arrière de son jean, le téléphone portable.

Carrément. Ce gamin avait un portable. L'employé en restait quelque peu ébahi. Cela faisait quelques mois qu'il songeait à s'en offrir un, mais seuls les gens vraiment importants en avaient, au vu du prix que cela coûtait. Et les communications étaient encore plus chères.

Jaejoong décrocha. C'était la première fois que cet engin avait son utilité depuis la semaine d'avant. Évidemment, c'était Yoochun, il n'avait pas besoin de lire le nom qui s'affichait sur l'écran.

"- On partira à 18h." annonça son interlocuteur à l'autre bout du fil.

"- 18h ? Mais... C'est très tôt pour moi."

"- Pas le choix, on doit changer d'endroit. Je t'expliquerai. Tu m'attends à la station de métro." L'autre raccrocha d'un coup. Le garçon n'avait pas le choix. Pour être à dix-huit heures à Itaewon, il devait partir d'ici facilement une heure et demi avant. Il soupira. Laisser sa sœur seule avec sa mère si longtemps. Il en avait mal au cœur.

Hee Soon leva les yeux vers lui :

"- C'est ton travail ?" Jaejoong fronça sévèrement les sourcils.

"- Chut !" lui intima-t-il fermement. Pourquoi avait-elle parlé ? Devant le bibliothécaire, en plus. Ne rien dire. Le moins possible...

"- Tu travailles ?"

Trop tard...

"- Hum." Surtout ne pas en dire plus. Il lança à nouveau un regard noir à sa petite sœur pour qu'elle comprenne bien qu'elle ne devait plus parler. Elle baissa la tête en rougissant. S'en voulant d'avoir mis son frère dans une mauvaise posture.

"- C'est quel genre de travail ?" Yunho insistait. Jaejoong prit une autre bouchée de riz.

"- Tu jongles entre le travail et le lycée ?"

Il n'allait donc pas arrêter de poser des questions, celui-là ?

Yunho était déboussolé. Il n'avait pas imaginé que ce jeune homme travaillait... Surtout depuis qu'il avait vu le téléphone portable. Il s'était imaginé que c'était un fils de bonne famille, peut-être même pleins aux as. Qu'est-ce que c'était que cette histoire ?

"- Ça ne vous dérange pas si je ne vous en parle pas ? Je n'y tiens pas." répondit-il sur un ton assez froid.

"- Très bien, très bien..." avait capitulé l'autre.

Devant sa pression, accoudé à ce bar en faux marbre, Yunho détaillait avec beaucoup d'attention la couleur ambrée de sa boisson. Quel boulot pouvait bien faire ce lycéen ? Le mystère autour de ce garçon le bouleversait. Il se rappelait ses yeux tristes, son ton froid, sa méfiance. Il se souvenait de sa propension à ne jamais se laisser aller... Sauf quand il lisait. Il sourit en repensant aux doigts rapides du lecteur qui tournaient les pages, à ses cheveux noirs qui parcouraient ses joues pendant qu'il était plongé dans ses aventures, à son air ingénu quand il disait "Déjà ?" parce que c'était l'heure de partir.

Quand était la dernière fois que son cœur avait battu la chamade ainsi ? Ça remontait à longtemps. Bien trop longtemps.

Il n'y avait eu que Jong Suk qui avait marqué passablement sa mémoire, son esprit et son cœur. Son seul amour. Il but une gorgée de bière. Pourquoi penser à ce connard, à présent ?

Ils se connaissaient depuis leur dix-huit ans, ils avaient été dans la même classe. Au début, Yunho ne prêtait pas tellement attention à ce type populaire qui faisait craquer toutes les filles...

Et puis, il y avait eu ces travaux à faire en binôme, et c'est Jong Suk qui s'était planté devant Yunho, premier de la classe : "On se met ensemble ?" il avait souri. Comme ça. Yunho savait pourquoi il l'avait choisi. Ce gars-là était le dernier de la classe. Il allait se la couler douce, laissant le perfectionniste faire tout le boulot. Il s'en doutait.

À cette époque, Yunho ne comprenait pas tellement ses amis qui jetaient leurs dévolus sur telle ou telle nana. Il avait essayé, lui aussi, d'avoir une copine. Mais, à part discuter cinéma, rien ne l'intéressait vraiment. Alors pourquoi son cœur avait fait un bond face au premier sourire de Jong Suk ?

Yunho n'était pas bête. Il eut vite compris qu'il n'était pas "comme les autres". Mais il gardait cela pour lui, comme une honte.

Il bossait d'arrache-pied pour finir le travail en binôme afin que Jong Suk, puisse avoir, une fois dans sa vie, une bonne note. Et quand il le quittait le soir, son cœur se brisait en mille morceaux.

D'années en années, lui et Jong Suk continuaient à fréquenter le même cercle d'amis. Personne n'était vraiment au courant des tendances sexuelles de Yunho bien qu'il se faisait régulièrement taquiner parce qu'il n'avait jamais de copines. Yunho aimait Jong Suk. Passionnément. Et Jong Suk aimait les filles. À la folie.

"Crétin."

Sa gorge se noua à la réminiscence du passé. Il but une gorgée de bière en fixant le cadre qui se trouvait face à lui.

Alors, il avait noyé son chagrin dans les boîtes gays, accumulant rencontres intéressantes et plans cul, mêlant moments intellectuels avec d'autres plus sauvages... Cela avait duré de longues années. Revoyant Jong Suk régulièrement s'afficher avec des filles toujours plus jolies les unes que les autres. Jusqu'à ce soir-là...

Yunho avait commencé à dompter son cœur et à oublier ce joli brun. Et il avait refait surface. D'un coup. Il était arrivé à minuit moins le quart, sous la lune glacée. Il avait tambouriné la porte du petit studio du bibliothécaire en hurlant son nom. Il était visiblement bien éméché. Yunho venait de se mettre au lit et il lui était difficile de sortir de dessous la couette bien chaude. Mais en entendant la voix de son ami, il se fit violence. En ouvrant la porte, l'autre lui était tombé dans les bras. Visage rouge et cheveux collés au front sous la sueur.

Il avait pleuré.

Yunho l'avait transporté jusqu'au canapé avant de lui servir un grand verre d'eau. Jong Suk lui avait raconté que sa dernière conquête l'avait rendu fou. Elle s'était permise de le tromper. Et de le lui avouer. Comme ça. Sans préambule. Qu'il se sentait mal. Qu'il ne l'aimait pas et qu'il ne comprenait pas pourquoi il avait mal.

Yunho soupira. Ce n'était pas le moment de faire basculer son cœur presque guéri. Puis Jong Suk avait demandé si son ami avait déjà vécu une peine de cœur. Mais l'autre n'avait pas eu le courage de lui avouer que sa peine se trouvait sur le canapé.

Il avait fini par s'endormir là, sur le sofa. Yunho avait dormi par terre, à côté. Mais le matin, Jong Suk s'était glissé près de lui, une main sur le torse de son ami. En sursaut, Yunho le réveilla. Mais l'autre s'était encore plus collé à lui. Tout doucement, il avait déposé un baiser dans le cou ambré.

" Tu sens bon..." il avait murmuré.

Les battements du cœur de Yunho avaient résonné jusque dans ses tempes. Il ne savait pas s'il devait l'encourager ou le repousser. Il se demandait si Jong Suk aimait aussi les hommes... Cette hypothèse lui semblait tellement invraisemblable...

Alors il s'était tu. Ne rien dire, pour ne pas faire disparaître cet instant. Yunho était resté immobile, attendant la suite, se disant qu'il avait peut-être rêvé. Il se rappellait encore combien son cœur avait battu vite. Et quand les doigts de Jong Suk se mirent à danser subrepticement sur le torse de Yunho, qu'ils vinrent titiller de manière presque vicieuse ses mamelons, le jeune homme s'était senti défaillir. Dans la sensualité de l'instant, ils avaient cédé à un moment de partage assez intense.

Et puis, Jong Suk était revenu. Ce n'était pas que le coup d'un soir. Il lui avait avoué, qu'entre les filles et les garçons, son cœur balançait... Que Yunho lui avait tapé dans l'œil depuis longtemps mais qu'il n'avait pas osé... qu'il ne savait pas trop... Il avait même fini par avouer que le coup de la "copine qui l'avait trompé" n'était qu'un subterfuge pour se réfugier dans ses bras en pleine nuit...

Ils se voyaient. En secret. Ils partageaient un repas, et beaucoup de câlins. Presque que ça. À y repenser, Yunho se souvenait de leurs ébats quasi-quotidiens, qui parfois étaient trop violents pour lui.

"Quel con..." Yunho s'en voulait. Il n'avait pas ouvert les yeux assez tôt pour comprendre que ce qui intéressait vraiment ce mec n'était que son propre plaisir. Et son intérêt.

Après quelques mois à se voir quasiment tous les soirs, Jong Suk était carrément venu s'installer chez Yunho. Il était là, à l'attendre le soir en rentrant du boulot, sachant pertinemment que l'autre étant amoureux de lui, il lui pardonnerait tout. Et cet imbécile de Yunho lui pardonnait absolument tout. De squatter chez lui, en attendant de retrouver un boulot, un jour, quand il en chercherait un. De passer sa journée à dormir et à manger des ramens. D'attendre que Yunho rentre du travail pour lui dire qu'il n'avait pas eu le temps d'aller au lavomatic pour le linge ou de passer un coup d'aspirateur. Il lui avait pardonné la première crise de jalousie, quand devant le petit écran, Yunho avait osé dire qu'un des acteurs du drama qu'ils regardaient était sacrément beau gosse. Il avait même passé l'éponge sur les insultes qu'il se prenait quand Jong Suk était bourré, parce que juste après, il pleurait en se lamentant qu'il n'était qu'un minable à cause de son père qui l'avait battu. Alors Yunho le prenait dans ses bras et lui disait qu'il serait toujours là pour lui. Toujours. Et l'autre lui faisait jurer, encore et encore. Cela finissait inlassablement au lit, sous un rapport dominant/dominé dans lequel Yunho finissait par se convaincre qu'il appréciait. À l'heure actuelle, en ressassant son histoire, il avait la gerbe. Il avait eu tellement d'histoires courtes mais basées sur le respect et l'échange qu'il se rendait compte à présent à quel point la relation avec son premier amour avait été malsaine, toxique, et destructrice.

Il avait épuisé Yunho. Physiquement et moralement. Il lui avait aspiré toute son énergie. Yunho avait perdu du poids, son teint bronzé était devenu terne, son sourire avait des airs de faux.

Au fil du temps, Yunho mettait à jour de nouveaux mensonges, de nouvelles promesses non-tenues, et des découvertes qui lui brisaient le cœur. Le jour où il était rentré plus tôt que prévu et qu'il avait vu une fille assise dans son canapé, aux côtés de son amant, il avait hurlé sa colère. L'autre avait hurlé aussi qu'il n'avait pas le droit de lui imposer quoique ce soit, qu'il était bi et qu'il avait aussi besoin d'aller satisfaire son besoin ailleurs que dans son cul à lui. La fille s'était levée, outrée, et était partie en claquant la porte. Jong Suk l'avait suivi.

"Lâche ce putain de manipulateur !" Changmin avait toujours été direct et franc. Mais il cernait les gens du premier regard. Il avait raison. En y repensant des mois plus tard, Yunho admit que Jong Suk n'était qu'un "putain de manipulateur". Un de la pire espèce. Un manipulateur pervers narcissique, qui refaisait d'ailleurs régulièrement surface dans sa vie, histoire de s'assurer que Yunho n'était pas casé avec "quelqu'un de mieux que lui."

"Tu ne trouveras jamais quelqu'un qui t'a aimé comme je t'ai aimé !" lui avait-il lancé quand le bibliothécaire avait décidé de mettre fin à cette relation toxique. Il avait failli céder à nouveau à ces mots. Mais heureusement que Changmin avait été à ses côtés à ce moment-là pour lui balancer calmement :

" Tu as de bien drôles façons d'aimer, hein... Les mensonges, les tromperies, les humiliations... Je crois qu'on se porterait tous mieux sans ton amour !"

Jong Suk avait balancé un verre à terre, le brisant en mille morceaux, en hurlant que si ça se finissait comme ça, c'était à cause de Changmin ! Que Yunho pourrait lui lécher les pieds pour qu'il revienne mais qu'il ne reviendrait jamais !

"Un vrai connard. Vraiment. Saleté."

L'amour qu'il lui portait s'était enfin changé en une haine incroyable.

Sa bière était presque finie.

Pas étonnant qu'il n'eut plus jamais goût à revenir à une relation durable avec quelqu'un. Se prendre les pieds dans le tapis aussi misérablement... Non.

" - Une deuxième, s'il vous plaît."

Il tendit son verre au barman. Jeune. Teint en blond. Boucle d'oreille provocante. Le jeune homme saisit le verre, et fit couler le liquide jaune depuis la tireuse, tout en regardant intensément l'homme perdu dans ses pensées.

"- Ça va pas fort, on dirait... " lui dit-il en faisait glisser le verre vers Yunho.

Le brun releva la tête et sourit.

"- Ça va... Ça va... Quand on est seul, on a toujours des pensées un peu mélancoliques, hein ?"

"- Et vous êtes seul... Seul ?"

"Il va me draguer, lui ?" se questionna Yunho en buvant une gorgée. Ce soir-là, il était prêt à se laisser aller dans les bras de n'importe qui. Il ne devait pas rentrer seul. Absolument pas.

Yunho n'avait pas pris de gants. En sentant le barman intéressé par une nuit sulfureuse, il y était allé tout de go, en lançant un clin d'œil : "Chez toi ou chez moi ?" c'était simple, et efficace. Clair et précis. Ça n'y allait pas par quatre chemins.

Et le jeune homme était dans son lit.

En attendant Yunho sortir de la petite salle de bain, il avait commencé à feuilleter le bouquin qui traînait sur la table de nuit. Harry Potter. Lui aussi était fan.

Quand le brun le rejoignit, torse-nu, il resta planté quelques secondes en l'observant. D'une manière ou d'une autre, ce jeune homme ressemblait au lycéen. Ses mèches tombaient sur ses joues et il souriait en lisant. Il avait presque peur de le déranger.

Il s'installa près de lui dans le lit, et lut par-dessus son épaule. L'autre, surpris, ferma prestement le livre.

"- Pardon ! C'était en t'attendant ! J'adore Harry Potter!"

"- Moi aussi ! J'ai mis du temps à m'y mettre parce que je pensais bêtement que ce serait un bouquin destiné aux enfants. J'avoue que j'ai été surpris la première fois que je l'ai lu. J'ai l'impression qu'au delà de la banale histoire de Harry se trouve un monde fantastique vraiment passionnant ! "

"- J'ai exactement le même avis, au départ j'ai lu par curiosité le bouquin de mon frère et je suis devenu accro. Tu as une maison préférée ? "

"- Serpentard ! Sans hésiter !"

Le jeune rit franchement à la remarque de Yunho.

"- Un rebelle alors, si je comprends bien, pourtant je t'aurai facilement imaginé chez les intello de Serdaigle..."

Leurs bavardages sur la saga les amenèrent tard dans la nuit. Si tard, qu'ils s'endormirent, sans même avoir eu l'envie de partager autre chose que leur passion pour le sorcier.

L'approche de Noël se faisait sentir dans les rues mouvementées d'Itaewon.

Jaejoong avait froid. Il tapotait ses mains l'une contre l'autre pour les réchauffer, en soufflant dessus. Il avait laissé sa sœur à la maison, sa mère était sortie derrière lui. Elle avait promis qu'elle ne ramènerait personne. Elle avait juste besoin de prendre l'air.

Hee Soon seule, l'anxiété de Jaejoong était à son paroxysme, malgré la main presque fraternelle de Yoochun sur son épaule.

"-On bouge de ce quartier." lui avait-il annoncé. Jaejoong s'était étonné.

"- Tu te souviens du meurtre au Burger King, il y a deux ans ? Ils ont rouvert l'enquête et ça grouille de flics dans tout Itaewon..."

Bien sûr que Jaejoong s'en souvenait. Cette histoire avait remué toute la Corée. Un étudiant, poignardé à mort dans les toilettes d'un fast-food. Sans raison apparente. Des témoins. Des suspects. Mais pas de mobile. Des jours et des jours de procès... Et aucune preuve. Rien. Ce meurtre restera dans les annales de l'histoire moderne...

"- On va où?" avait demandé le jeune homme.

"- On vise plus chic. Xiah nous envoie à Gangnam. Au Morning Sun. Un club très huppé. Allez. Go. Et vire-moi tes lunettes. On va pas lire des bouquins !"

"Dommage" songea Jaejoong. Il soupira et suivit son mentor.

Yoochun avait facilement une tête de plus que lui. Plutôt joli garçon. Bouille ronde et regard attendrissant. Peut-être que si sa vie n'avait pas tourné ainsi, il aurait pu être un type vraiment bien. La semaine précédente, ils n'avaient pas eu beaucoup le temps d'échanger. Mais dans le métro qui les ramenait dans le quartier des affaires, Yoochun était plus prolixe... Il avait sorti de son porte-feuille la photographie d'une petite fille. Elle devait avoir deux ou trois ans. Bouille aussi ronde, yeux noirs en amande et un sourire qui laissait voir ses jolies petites dents de lait.

"- C'est ma fille, Na Ri." Il avait l'air fier. Cela impressionnait Jaejoong. Quel âge avait donc ce type ? Il n'osait pas lui demander. Comme il n'avait toujours pas fait le pas de l'appeler "Hyung".

"- Vous... Vous êtes marié ?" La question candide de l'étudiant fit rire le plus grand.

"- Pas encore... On verra. Si elle..." Il stoppa sa phrase. Un sanglot imperceptible avait enrayé sa voix.

Jaejoong n'osa pas insister. Il ne voulait rien demander.

"- Et toi ? " demanda Yoochun après s'être éclairci la voix. "Pour qui tu fais ça ?"

Le jeune homme le regarda, surpris, et ne répondit pas. L'autre continua :

"- Bah oui... On ne fait pas ce qu'on fait juste parce que c'est cool... On risque pas notre peau, par plaisir."

"- Euh... Pour avoir du pognon... On peut être prêt à risquer notre vie... "

" - Les imbéciles, oui. Mais pas toi. Toi, t'as l'air d'un p'tit intello... "

Jaejoong baissa la tête.

"- Un parent malade ? Des dettes chez un prêteur sur gage ?

Le métro s'arrêta à la station. Yoochun donna un petit coup sur la cuisse du plus jeune.

"- J't'emmerde avec mes questions, c'est ça ? Désolé ! C'était pour mieux te connaître. Viens, on descend là."

"- J'veux pas en parler."

"- J'comprends, y a pas de soucis... On va rester comme ça, dans l'flou."

Le quai du métro était bondé de monde. Samedi soir, c'était toujours ainsi. En remontant dans la rue, Jaejoong fut assez impressionné par les buildings hauts, les néons, et la vie trépidante de ce quartier.

Des hommes d'affaire en costard trois-pièces, attaché-case à la main marchaient à grandes enjambées. Même en habitant Séoul depuis sa naissance, Jaejoong n'avait jamais mis les pieds dans ce coin de la ville.

"- Ici." Désigna Yoochun.

Les lettres Morning Sun resplendissaient dans la nuit noire. La devanture sentait le luxe.

Un portier, impassible, leur bloquait le passage.

"- Tenue correcte exigée." Il jaugeait le jean déchiré aux genoux, de Jaejoong.

"- Hey, destresse, mec... Tu sais pas que c'est à la mode ?"

L'autre ne répondit pas mais ne bougea pas. Yoochun finit par murmurer quelque chose à son oreille. Le portier se décala pour les laisser passer en jetant un dernier coup d'œil hautain au plus jeune.

"- Dès que tu mentionnes Xiah, toutes les portes s'ouvrent ! Retiens cette leçon."

Ils se dirigèrent vers des fauteuils en velours bleus nuits.

"- Deux vodkas." commanda l'aîné.

Jaejoong sursauta.

"- De l'alcool ? Mais... Vous m'aviez dit..."

"- Tu ne vas pas perdre pied avec un petit verre de vodka, quand même? Si ? "

Jaejoong n'avait jamais bu. Il avait peur de toutes les substances dont on pouvait devenir accro. Ne jamais essayé la première fois, pour ne pas devenir une épave.

"- La neige est poudreuse." Un homme venait de glisser cette phrase innocente à Yoochun, en regardant Jaejoong d'un œil suspicieux.

"- Très." avait répondu le dealer haut-de-gamme.

"- Dix centimètres."

Jaejoong devait apprendre sur le tas. Yoochun se leva et l'homme le suivit. Bien habillé, cheveux gominés. Il devait avoir la quarantaine. Pourquoi ce genre de type se droguait ? Cela parut si étrange au jeune homme.

La poudreuse, dix centimètres. Il s'y ferait vite. Dix grammes de blanche. Yoochun s'était éclipsé pour le lui en vendre. Fastoche.

Est-ce que c'était écrit sur son visage, pour qu'il attire les clients aussi facilement ?

En revenant à sa place, il lança à l'attention du petit nouveau :

"- Le prochain, c'est ton tour."

"- Moi...?" Jaejoong avait paniqué.

"- Bien sûr, toi ! Tu penses que tu es avec moi juste pour la compagnie ? Tu plaisantes ou quoi... Tiens, prends ça."

Il lui avait balancé sur les genoux, un tas d'enveloppes noires ressemblant à des cartons d'invitations à un événement officiel. Dedans, deux grammes de coke chacune. Jaejoong les fourra dans la poche interne de sa doudoune. Son cœur battait à toute vitesse.

Depuis plusieurs minutes, un couple, assis quelques tables plus loin, jetaient des coups d'œil furtifs.

"- Vas-y." ordonna Yoochun à Jaejoong en les pointant du menton.

"- Je... Dois faire quoi ?"

"- Ils osent pas venir mais ils nous ont repéré. Va les voir. Démerde-toi... Te fais pas pincer."

Le gamin se leva, ses jambes tremblaient, son cœur allait exploser dans sa poitrine. Il ne savait pas ce qu'il devait dire. Il s'approcha, flageolant, de la table visée. Dans sa tête, il préparait ce qu'il devait dire... Mais rien ne lui venait. En se retrouvant devant eux, il était rouge comme une pivoine.

"- Tu as quoi ?" La femme, vêtue d'une robe échancrée noire, avait parlé sans élever la voix.

"- Poudreuse. Dix centimètres." Il avait répondu automatiquement, en reprenant les termes de son sunbae.

L'homme se leva et lui fit signe de le suivre. Jaejoong regarda rapidement du côté de Yoochun, qui l'encouragea d'un geste de la main.

L'homme s'était réfugié dans un couloir, au tournant. Il attrapa Jaejoong par le col et l'attira vers lui.

"- Dix, c'est trop. Trois."

"- Quatre. Je ne vends que par deux."

"- Combien?"

"- Quatre cents dollars."

"- Trois cents."

Putain, il lui cassait vraiment les pieds. Il le prenait pour un vendeur de tapis ou quoi ?

"- C'est pas moi qui fixe les prix." Jaejoong se sentit prendre de l'assurance. Il se remémora les paroles de Yoochun :"Quand tu leur vends, rappelle-toi que t'es au-dessus d'eux. Ce sont que des p'tits camés de merde. Ils sont rien sans toi. T'es leur roi. Ils te vénèrent. Te laisse pas faire."

"- Trois cents cinquante."

"- Quatre cents."

L'autre capitula en maugréant.

"- T'es nouveau, mais t'es un dur, toi... "

Devait-il prendre cette remarque comme un compliment ? Il revint à sa place, satisfait, donnant les billets discrètement à son supérieur.

"- Pas mal, pour une première. "

"- Mais vous, vous avez vendu dix grammes."

"- Le type qui est venu m'en acheter est pleins aux as. C'est le fils aîné du premier ministre. Il se fournit chez Xiah parce que c'est la meilleure et il en refourgue à ses amis pendant les soirées. Quatre grammes, une première fois, sans avoir fait baisser les prix, tu te débrouilles vraiment bien."

Jaejoong avala la vodka que le serveur avait apporté. Le liquide lui brûla la gorge et le fit tousser.

Yoochun rit.

"- T'y vas franco, toi ! "

Les yeux embués de larmes sous l'effet de la brûlure, Jaejoong le regarda.

"- Je... Je savais pas... La vache... Ça arrache."

"- T'as le droit de fêter ça, va. Xiah m'a dit que tu pouvais garder l'argent de ta première vente, pour ce soir."

Le jeune sentit les billets danser sous ses doigts. Quatre cents dollars. Quatre cents dollars. Demain, il amènerait sa sœur dans un parc d'attraction et lui achèterait des habits.