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La Souveraine (2)

Toujours profondément en colère, et pourtant sincèrement touchée par le décès de l'une de ses proches de la Cour de Ciel, qu'elle devait assumer comme étant de sa faute, Eliane pinça les lèvres, tourna la tête vers sa servante et amie. Leurs regards se croisèrent et, sans parler à haute voix, elle formula du bout des lèvres un nom. Astryd acquiesça, pivota sur ses talons et s'en fut, suivie par les regards interrogateurs des hommes de la pièce.

— Altesse... souffla doucement Eliane.

Vilhelm braqua sur elle ses yeux sombres, mais les détourna bien vite, craintif et blessé.

— Je sais... que vous m'avez dit...

Il s'interrompit, incapable de poursuivre, et Eliane ne chercha pas à le pousser. Elle avait une conscience aiguë de ses propres sentiments meurtris. C'était à cet homme qu'elle s'était destinée. Un homme qui aimait un fantôme, et qui ne l'aimerait jamais réellement, elle. Elle savait qu'elle pouvait essayer autant qu'elle voulait, elle ne parviendrait à rien. Tout comme il n'y avait pas de potion qui pouvait forcer une transformation, il n'y avait pas d'enchantement qui puisse obliger quelqu'un à tomber sincèrement amoureux.

Il y avait en revanche un sortilège qui pouvait soulager la souffrance de Vilhelm, pour peu qu'il le souhaite.

Comme en écho à ses réflexions, des pas résonnèrent bientôt dans le couloir, et Astryd se matérialisa dans l'embrasure, accompagnée d'un vieillard qui, malgré son âge, avançait aussi vite que la jeune servante. Eliane se redressa imperceptiblement, soulagée, tandis que le médecin royal se crispait à la présence de l'alchimiste. Ce dernier s'inclina profondément devant son Roi, puis devant son Prince, même si sa Dame d'Ombre nota la tension de ses épaules, preuve qu'il ne reconnaissait leur autorité que pour le moment, par nécessité.

— Pourquoi l'avoir appelé ? interrogea Laurus sèchement.

Eliane ne tourna pas un instant le regard vers son souverain, mais préféra fixer son fiancé pour expliquer :

— Il y a longtemps, j'ai perdu quelqu'un qui m'était très cher.

— Votre mère ? souffla Vilhelm, à qui la douleur faisait oublier les convenances.

Un instant, le visage brumeux, distant, presque oublié, dansa dans l'esprit d'Eliane. Elle acquiesça lentement.

— Je sais qu'à Ciel, l'alchimie et les enchantements ne sont pas aussi fréquemment utilisés qu'à Ombre. Néanmoins, ils peuvent remédier aux maladies du cœur et de l'âme, comme cela a été le cas pour moi. Maître Lewuen a réussi à me soigner lorsque j'aurais voulu me laisser dépérir de tristesse.

Elle n'eut pas besoin de tourner la tête pour deviner le fin sourire attendri de l'alchimiste, imperceptible à quiconque d'autre qu'elle ou Astryd.

— Je me dois de vous avertir, cependant, reprit-elle après un bref silence. Cet enchantement n'est pas éternel. Si vous ne le renouvelez pas, les souvenirs reviendront... et la souffrance aussi.

— Je veux...

Vilhelm hésita, parut tergiverser un instant. Ses yeux sombres étaient troubles, voilés de douleur et de regrets à peine étouffés.

— Je veux oublier... finit-il par murmurer avant de hoqueter à nouveau, et de fondre en larmes comme un enfant.

Premier amour, premier chagrin, songea Eliane. Le souvenir d'Illyn, l'apprenti forgeron, affleura dans sa mémoire et une grimace amère, teintée de tristesse, plissa ses lèvres. Maintenant que le sortilège d'Aitah s'était dissipé, elle était capable de discerner la différence entre la souffrance fugitive, mais aiguë, qu'elle avait ressentie en perdant un homme au profit d'une autre femme, et la douleur profonde et lancinante de la perte de sa mère. Ce n'était certes pas le même amour que celui que Vilhelm avait témoigné à Imogen... mais comme elle l'avait elle-même expliqué à son père, Vilhelm n'était encore qu'un enfant. Surprotégé, inconscient de la violence de son monde, enfermé dans une cage dorée. C'était certainement la première fois qu'il souffrait réellement.

Lewuen s'approcha, claudiquant légèrement, consulta un bref instant Eliane du regard, puis ouvrit le coffre de cristaux d'Ysilvar qu'Astryd avait apporté avec elle, et choisit une minuscule gemme rouge sang.

— Vilhelm, es-tu sûr que...? tenta de le dissuader Laurus.

Vilhelm laissa échapper un rire rauque, qui dans ses larmes se transforma en toux grasse, et murmura :

— C'est vous qui m'avez parlé de devoir, Père... murmura-t-il sèchement.

Laurus blêmit imperceptiblement, se tut, recula.

— Eliane ?

Elle leva la tête à l'injonction de l'alchimiste et, échangea un bref regard avec lui, puis elle posa doucement les mains sur la poitrine du Prince, au niveau de son cœur. Lewuen approcha des lèvres de Vilhelm un flacon, qu'Eliane savait avoir été destiné à elle au début. Mais elle avait refusé d'oublier à nouveau, et Lewuen s'était retrouvé avec une dose de potion concoctée mais inutilisée. Au moins trouverait-elle son utilité pour quelqu'un d'autre.

Contrairement à la première fois où elle avait effectué le geste, Eliane savait désormais doser sa puissance, et quand Lewuen hocha la tête pour lui signifier qu'elle pouvait y aller, elle insuffla seulement une pointe de son arcane dans le corps de son fiancé. Les yeux de ce dernier se révulsèrent, il expira un long souffle haché. Lewuen hocha la tête comme pour lui indiquer que c'était à elle de prononcer la formule.

— Levëa itarhen aksiv palren deilio gavicat pama, souffla-t-elle à voix basse, presque inaudible. Tyeran utavi ialca itaka, valeda merithen ospak evada yeus.

Les mots étaient gravés dans son esprit depuis des années. Elle s'en souvenait comme d'une comptine malsaine, un refrain aux sonorités sèches, cassantes. Lewuen plaça la gemme rouge entre les clavicules de Vilhelm, à la base de son cou, et tous entendirent sa respiration qui s'apaisait. Ses paupières se fermèrent doucement, il sombra dans un profond sommeil. Eliane se racla la gorge, se tourna vers le médecin royal, qui assistait à la scène, silencieux, les yeux brûlants d'animosité et de crainte.

— Il va dormir une dizaine d'heures. Lorsqu'il se réveillera, il sera affamé et quelque peu confus. Le nom d'Imogen lui sera évocateur, mais il ne souffrira pas quand vous parlerez d'elle. Ce sera comme s'il l'avait connue des années plus tôt, et que son souvenir était brumeux, distant.

— Comment savez-vous... hésita le médecin.

— J'ai moi-même été soumise à ce sortilège pendant près de seize hivers.

Le médecin n'osa pas répliquer. Laurus en revanche, conscient que son fils s'était assoupi, se permit de souffler sèchement :

— Vous obtenez toujours ce que vous voulez, Eliane, n'est-ce pas ?

Elle soupira, se leva, refit le nœud de sa robe de chambre qui s'était relâché.

— Croyez-moi, soupira-t-elle tristement, j'aurais aimé que les choses soient différentes. Mais après tout, qui pouvons-nous blâmer de nos erreurs à part nous-mêmes ?

Laurus esquissa un rictus crispé, la suivit quand elle sortit de la chambre du Prince. Dans le couloir, là où l'alchimiste et le médecin, restés ensemble pour palabrer, ne pouvaient les voir, il attrapa la jeune femme par le poignet.

— Vous êtes en train de le détruire.

Elle refoula sa tristesse en bloc, luttant pour ne pas dévoiler à son souverain à quel point la douleur de Vilhelm lui avait rappelé la sienne. Quand elle parla, son ton était sec, sa voix cassante, ses yeux durs :

— Altesse, lui et moi subissons les mêmes douleurs à quelques hivers d'intervalle... et c'est toujours à cause de vous. L'auriez-vous éduqué à faire passer son devoir avant ses émotions, ajouta-t-elle un ton plus bas, menaçante, nous n'en serions jamais arrivés là.

Consterné, l'homme la regarda un instant sans comprendre, et elle se sentit obligée d'ajouter :

— Ma mère, Altesse. Je parle de ma mère. Elle a donné sa vie pour vous, pour cette dynastie, pour ce royaume, à cause d'une guerre que vous avez provoquée. Et aujourd'hui, votre fils perd son aimée parce que, même quand d'autres meurent pour vous, vous êtes incapable de lui montrer le sens profond du devoir d'un souverain.

Elle se dégagea sèchement de sa prise. Laurus frémissait désormais. Était-ce de rage ou de terreur, elle n'aurait su le dire, mais elle sentait que c'était un mélange des deux, dangereusement explosif.

— N'essayez plus jamais de me parler d'Alia, siffla-t-il, venimeux.

Eliane ricana.

— Vous l'aimiez, n'est-ce pas ?

Sa phrase porta comme un violent coup de couteau, cinglante de réalité brute. Laurus devint blême. À la lumière de la chandelle qu'il tenait, sa cicatrice et la douleur dans ses yeux brillaient d'un éclat morbide.

— J'aurais voulu... elle n'avait pas à...

Soudain consciente d'avoir enfin mis le doigt sur ce qui avait causé la fracture entre le Roi et Zerrhus, elle recula d'un pas, un brin plus emphatique.

— Assumez, Altesse, souffla-t-elle doucement. Assumez, et faites de votre mieux pour réparer. Vous avez ce qui reste de votre vie pour ça.

Elle se détourna, et il ne chercha pas à la retenir. Astryd sur ses talons, elle s'engagea dans les couloirs sombres en direction de sa chambre, tenaillée par une étrange sympathie pour le roi.

En partant, Eliane s'était saisie de la petite gemme qui avait permis à Vilhelm de savoir sa bien-aimée toujours vivante quelque part. En se concentrant intensément, elle perçut les restes d'énergie encore attachés à la gemme, perçut le corps froid, à la frontière de la mort, quelque part sur les terres d'Helvethras. Imogen était encore vivante, mais plus pour très longtemps. Son souffle était faible, son pouls presque inexistant, sa conscience déjà éteinte.

Eliane projeta son arcane à travers le lien enchanté qui avait uni la gemme à la Demoiselle de Lumière. Loin dans les montagnes d'Ombre, à l'ouest du Royaume d'Helvethras, un oiseau de lumière arqua ses muscles pour la dernière fois, les ailes relevées haut au-dessus de sa tête, le bec pointée vers le ciel, brillant soudainement d'une intense lumière blanche, si claire qu'elle éclipsait le soleil levant. Quand l'éclat se résorba, l'oiseau était enveloppé d'un carcan de cristal brillant, pareille à l'éclat du soleil, figé dans la pierre pour l'éternité. Et, dans les profondeurs du lac gelé, le corps d'une femme, enveloppé de la même gangue froide, contemplait le ciel de ses yeux vides et ternes.


— C'est injuste, vous gagnez toujours !

Karashei s'enfonça dans le fauteuil, boudeuse. Elle tentait désespérément, depuis quelques jours déjà, de vaincre Uriel à l'iraniel, un jeu de cartes particulièrement populaire dans la province d'Eau. Et, à son grand dam, elle perdait à chaque fois, incapable de prendre le dessus de la partie ne serait-ce que pour trois tours d'affilée. Le défi, aussi frustrant que stimulant, avait résulté en une énième soirée qui s'était prolongée bien au-delà des convenances. Ou venait-elle seulement de commencer ? Au vu des éclats rougeoyants à l'est du ciel automnal, Karashei commençait à avoir des doutes sur la question.

De l'autre côté de la petite table ronde, Uriel souriait, un brin arrogant, fier de lui. Il n'avait aucune honte à écraser la jeune femme et à profiter du moindre avantage qu'il voyait dans ses cartes. Sa manière de jouer, rapide et implacable, stratégique mais parfois risquée, rappelait à Karashei le comportement général d'Eliane. Était-ce un trait de tous ceux qui vivaient à Ombre que de se mettre ainsi en danger, au mépris des convenances et des tendances sociales, ou était-ce simplement dans la mentalité de la famille d'Eliane ? Depuis qu'elle avait rencontré les proches de son amie, la Demoiselle d'Eau réalisait encore plus violemment qu'elle était emprisonnée dans un carcan de mœurs et de traditions qui l'étouffaient, tandis que ceux d'Ombre semblaient se rire des convenances et ignorer ouvertement leurs obligations mondaines.

Car, si fréquenter Eliane était instructif, fréquenter Uriel était libérateur. Il avait sa petite fierté, une sale manie de toiser les gens qu'il rencontrait pour la première fois, un regard critique et une langue acerbe. Nombre de courtisans – et essentiellement de courtisanes – lèche-bottes en avaient déjà fait les frais en tentant de se rapprocher du cousin de leur future Reine. Karashei se rappelait d'une fois où une femme de Lumière avait tenté de s'immiscer dans leur conversation au cours d'un dîner. Uriel l'avait laissée s'exprimer vingt secondes, le temps de se forger un avis, puis lui avait calmement et distinctement expliqué : Ma Dame, je ne désire aucunement vous offenser, mais vous êtes aussi fade et inintéressante qu'une feuille morte. Ce n'est pas un tort d'avoir le même avis que tout le monde, pour peu que vous sachiez le justifier et l'argumenter, mais vous en êtes incapable, et je ne vois pas l'intérêt d'une discussion avec vous. Bonne soirée. Là-dessus, il s'était à nouveau tourné vers Karashei, sans aucun égard pour l'autre femme qui avait blêmi et s'était mise à respirer par à-coups, au bord de l'hyperventilation. Pire encore, en sachant pertinemment qu'elle l'entendait, il avait ajouté à l'intention de Karashei : Au moins certaines feuilles mortes sont jolies.

Cela avait été le coup de grâce pour la courtisane, dont la tenue, bouffante et chatoyante, avait clairement été choisie en fonction des tendances de la Cour. Elle s'était levée, s'était excusée auprès de ses voisins – qui avaient évidemment tout entendu – et s'était enfuie en moins de temps qu'il n'en aurait fallu pour le dire. Karashei avait donné un discret coup de coude à Uriel, les joues rosies de gêne, consciente des regards aigus qui la sondaient, mais Uriel avait simplement ri comme si rien ne s'était passé.

— À quoi pensez-vous ?

La question tira Karashei de ses souvenirs, elle sourit, se pencha pour ramasser les cartes qu'elle avait jetées sur la table en désespoir de cause. Quelque part derrière elle, sa suivante et préceptrice veillait au grain, parée à intervenir si la situation dégénérait. Depuis quelques temps, la jeune femme avait commencé à prendre ses distances avec elle, lasse de l'entendre rabâcher encore et encore les mêmes règles d'étiquette abrutissantes et les mêmes leçons de courtoisie éreintantes. Depuis qu'elle fréquentait Eliane, elle se prenait à rêver de liberté, de solitude, de paysages sauvages désertés par la vie humaine, d'aventures et de bonheurs simples. Elle agonisait dans son immense suite princière, qui soudain lui paraissait étriquée, passait de longues heures dehors, dans les jardins, pour avoir simplement l'impression de voir les choses changer autour d'elle.

— Je songe à cette sale manie que vous avez de tricher avec moi.

Il ricana. Tout autre Noble que lui – Eliane et Zerrhus exclus – se serait offusqué de l'accusation, mais Uriel s'amusait d'autant plus que Karashei se montrait virulente avec lui. C'était comme s'il essayait de la pousser à rompre les manières et les traditions rigides qu'elle suivait en se présentant comme une cible de choix. La préceptrice avait d'abord véhémentement protesté en voyant son élève se lancer dans les joutes verbales avec le jeune homme, puis, à force de voir qu'il n'en prenait jamais ombrage et que Karashei ne l'écoutait de toute façon que peu, elle avait fini par abandonner.

— Tant que vous n'y voyez que du feu... nargua-il.

Elle maugréa, offusquée. Jusque là, il n'avait jamais nié, mais cette fois-ci, il venait de l'admettre. Ou du moins, de prétendre l'admettre, au moins pour l'irriter. Mais, en voyant l'étincelle espiègle dans son regard, elle comprit. Il n'avait pas besoin de tricher, puisqu'elle commettait des erreurs stupides. Elle le savait à la manière qu'il avait de siffloter quant elle posait une carte dont elle ne se sentait pas sure, à ses petits sourires fugaces quand il discernait ses intentions avant même qu'elle ne les formule clairement dans son esprit. Pourtant, malgré les défaites successives et inévitables, elle aimait jouer avec lui. Sa présence féline, sa bonne humeur caustique et non feinte, l'attiraient même quelque peu, mais elle n'osait prolonger ces pensées fugaces et songer aux conséquences potentielles. Elle l'appréciait, mais se méfiait, comme Eliane le lui avait enseigné.

Soudain, trois brefs coups, hâtifs, nerveux, résonnèrent à la porte tandis qu'Uriel battait les cartes. Il haussa un sourcil vers Karashei, la fixa avec un air interrogateur.

— Vous attendiez quelqu'un ?

Elle secoua la tête, étonnée, se leva, mais déjà, sa suivante se dirigeait vers le battant pour ouvrir. Les cheveux bouclés d'Elliott, saupoudrés de flocons de farine blancs, apparurent dans l'embrasure, entourant sa frimousse enfantine d'un halo de reflets rougeoyants à la lumière des chandelles.

— Qui êtes-vous ? cingla la vieille suivante sèchement.

Karashei se hérissa instinctivement au ton aigre, mais déjà, l'adolescent bredouillait, l'air gêné :

— B'jour... Je m'appelle Elliott... j'étais déjà venu voir Dame Karashei avant...

La concernée nota intuitivement que, même si ses hésitations et son accent trahissaient ses origines modestes, il faisait des efforts sur son langage et son comportement.

— Vous interrompez une partie de cartes, jeune homme.

— Laissez-le entrer, Sœur Melinda.

Réprobatrice, la préceptrice émit un claquement de langue audible, mais s'effaça pour obéir à l'ordre de sa Demoiselle. Elliott esquissa un pas nerveux à l'intérieur. Son regard voletait de gauche à droite, s'attardait sur les dorures et les boiseries ; il gardait ses bras dans son dos, nerveux, gêné au milieu de cet environnement baigné de richesse. Karashei sourit en le voyant, songeant brièvement aux quelques bouquets de fleurs qu'il lui avait apportés, aux sourires et aux quelques mots qu'ils avaient échangés lorsqu'ils avaient pu. Mais, quand il avisa Uriel, confortablement enfoncé dans son fauteuil, Elliott pâlit et fit marche arrière.

— Je suis désolé, je vous dérange... je vais y al...

— Mais non, voyons !

Uriel s'était redressé, et il souriait maintenant. Son regard bleu, si pâle qu'il en paraissait gris, étincelait d'une lueur amusée mais sournoise, presque serpentine. Il s'inclina poliment devant le jeune serviteur qui, embarrassé, se dandina sur place en bégayant une phrase incompréhensible, puis prit courtoisement la préceptrice de Karashei par le bras.

— Venez, Sœur Melinda, allons chercher des biscuits en cuisine.

Avant qu'elle n'ait eu le temps de protester, et même si elle tenta de se dégager de sa poigne ferme, il l'entraîna hors de la suite et, en partant, jeta un bref clin d'œil à Karashei. Un instant plus tard, il avait disparu. Celle-ci rougit comme une pivoine mais, mise dos au mur, dut faire face à Elliott.

— Asseyez... viens, assieds-toi, l'invita-t-elle après une brève hésitation.

L'adolescent s'avança en traînant des pieds.

— Je ne devrais même pas être ici... marmonna-t-il dans sa barbe. Maman va me tuer...

Karashei pouffa doucement, s'assit au bord du fauteuil, tandis que lui faisait de même, précautionneux. Elle le fixa, curieuse de savoir ce qu'il faisait là si tôt le matin. S'il n'y avait pas eu cette partie de cartes, elle aurait été en train de dormir.

— Comment savais-tu que je serais réveillée ?

Dans la pénombre des chandeliers qui diffusaient difficilement leur faible lueur, il parut rougir.

— Je me suis réveillé y'a une demi-heure... et les servantes qui travaillent à la cuisine m'ont dit que vous aviez demandé du thé y'a pas longtemps...

Elle acquiesça.

— C'est gentil d'être passé, sourit-elle. Ça faisait longtemps que je ne t'avais pas vu.

— En même temps, ça fait un moment que vous ne faites pas attention à moi...

Il parut s'en vouloir à l'instant où la phrase lui échappa, et Karashei ne put s'empêcher de hausser un sourcil. Jaloux ? Il était vrai que, durant les quelques lunes qui s'étaient écoulées depuis qu'elle l'avait rencontré, elle avait senti quelque chose se développer entre eux. Ces brefs moments arrachés au temps, ces regards fugaces dans les couloirs et ces bouquets de fleurs anonymes devant sa porte, avaient amené des sourires rêveurs sur ses lèvres, et elle s'était plus d'une fois prise à le chercher dans les immenses salles de réception bondées où, habillé d'une livrée bleu ciel un peu trop grande pour lui, il venait généralement prêter main-forte aux valets et aux serviteurs.

Pourtant, elle savait que c'était impossible. Elle ne pouvait pas. La dernière qui avait tenté de fréquenter un homme de rang plus bas, s'était enfuie du palais dans la nuit comme une voleuse, hantée par les ragots et la honte du jugement public, déshonorée. Et, même si le soldat avait été reconnu coupable d'avoir abusé d'elle, Karashei avait vu quelque chose se briser dans les yeux de Tyrha quand il avait été condamné à mort. Elle ne pouvait se permettre de le mettre en danger ainsi. La Cour était vicieuse, emplie de vipères qui n'attendaient que le bon moment pour empoisonner la vie de tous ceux qui leur paraissaient dangereux. Et Karashei savait que son statut d'héritière d'Eau était synonyme de danger.

— Je suis désolée, admit-elle néanmoins. Ces dernières décades ont été longues.

Elliott renifla, sceptique, mais ne se permit pas de commenter, et Karashei devina sans mal ce qu'il pensait. Combien les journées étaient-elles longues pour elle, alors qu'elle n'avait rien à faire, à part assister à des repas mondains et à des soirées dansantes nuit après nuit ? Combien les journées étaient-elles longues pour lui, quand il devait courir de gauche à droite dans le palais, du lever du soleil jusqu'à celui de la lune, pour aider les armées de serviteurs dépassés par les préparatifs du mariage à venir ?

— Tu voulais me dire quelque chose ?

Elle serra les dents, consciente de son ton trop froid, trop distant. Elle ne se reconnaissait soudain plus. Fut un temps, elle n'aurait même pas adressé la parole à quelqu'un comme Elliott, aujourd'hui, elle se trouvait trop rigide et glacée avec lui alors même qu'ils parlaient presque comme des égaux.

— Je...

Il hésita, serra les dents. Sa mâchoire se contracta, ses yeux se voilèrent d'une sourde douleur qu'il n'était pas capable d'exprimer à haute voix, il prit une inspiration tremblante.

— Oui. Je voulais te dire que j'étais amoureux de toi.

Elle se figea, le souffle coupé.

— Je ne...

— Attends, supplia-t-il presque, laisse-moi finir.

Ses yeux s'étaient embués, et ceux de Karashei aussi. Ils se fixèrent un long moment, muets. Soudain, la distance entre leurs fauteuils leur paraissait terriblement grande, comme si c'était le monde qui les séparait. Elliott poussa un long soupir, et sa voix s'éleva à nouveau, chevrotante :

— Je sais que ce n'est pas possible... Et que quelqu'un comme toi ne voudra probablement jamais de moi... mais...

Un frisson courut sur l'échine de Karashei, elle voulut le contredire, mais les mots se brisèrent dans sa gorge. Attristée, elle dut se contenter de le fixer, incapable de parler. Il se redressa.

— On m'a toujours appris que c'est important de se savoir aimé... acheva-t-il sur un ton triste, résigné.

Les yeux brillants de larmes à peine contenues, il s'enfuit dans l'obscurité des couloirs avant que Karashei ne puisse le rattraper.


Les deux hommes avaient retenu leur respiration lorsque des pas saccadés, nerveux, avaient résonné dans le couloir. Ils entendirent un bref sanglot quand les pas cognèrent contre les dalles à côté d'eux, puis l'inconnu s'éloigna en courant presque, et ils relâchèrent leur souffle, anxieux. L'alcôve, uniquement dissimulée par une épaisse tapisserie, avait beau les rendre invisibles, ils se sentaient comme deux souris prises au piège.

— Sire ? Vous y songez sérieusement ?

La profonde cicatrice qui coupait la joue étincela d'un blanc morbide à la lueur de la chandelle mourante que l'homme venait de découvrir. Elle s'étira à la profonde inspiration que prit l'homme qui la portait.

— Absolument. Quoi que vous ayez prévu pour le jour du couronnement, c'est annulé.

— Mais je...

— Vous avez une journée pour faire en sorte qu'il n'arrive rien à Dame Eliane, acheva le souverain plus fermement qu'il ne se serait cru capable de le faire.

— Mais elle...

La fin de la phrase mourut sur les lèvres du traître lorsqu'il croisa le regard sombre de son Roi et y lut l'immense poids des regrets qui le hantaient. Il déglutit difficilement, acquiesça, se permit néanmoins de douter une dernière fois :

— En êtes-vous certain ? Vous savez que si elle monte sur le trône, vous êtes condamné ?

Laurus hocha lentement la tête. Ses épaules étaient basses, ses yeux ternes. Il ne se sentait plus la force de poursuivre les combats menés une éternité auparavant, pas quand le fantôme d'Alia revenait le hanter. Il avait pourtant presque réussi à la chasser de ses pensées pendant près de quinze étés, mais elle était soudainement réapparue en même temps que Zerrhus. Zerrhus qui, fut un temps, avait été son meilleur ami et confident.

Zerrhus avait été le premier à courtiser Alia, avec des mots simples et sincères, si justes qu'ils l'avaient touchée avant même qu'elle ne se rende compte qu'elle succombait. Il avait assisté au couronnement de son ami Laurus, lui avait prodigué maints conseils que Laurus n'avait jamais écoutés. Zerrhus que, l'ami devenu roi, avait marié à Alia.

Alia. Belle et douce lorsqu'il l'avait rencontrée, elle avait été pour Laurus comme une petite sœur. Adolescent, il l'avait chérie du plus profond de son cœur, sans jamais oser le lui avouer, sachant qu'il ne pourrait jamais vraiment l'aimer puisqu'il était promis à une autre. Il l'avait vue grandir, s'épanouir, tomber amoureuse, puis elle avait disparu dans la citadelle de pierre d'Ombre, et il l'avait perdue de vue durant de longs étés. Lorsqu'il s'était réfugié chez Zerrhus, peu après le début de la guerre, il avait failli ne pas la reconnaître, debout à la tête des soldats, féroce, impitoyable, parée à prendre les armes pour défendre sa forteresse. Elle et sa légion des Chauves-Souris avaient fait un carnage sur les champs de bataille, jusqu'à mener Helvethras à la victoire.

Mais à quel prix, Alia ? À quel point ton arcane te consumait-elle, pour que tu te sacrifies à l'aube d'un triomphe total ?

Alia, la fleur de lumière, l'Aube Rouge. Son premier amour, son premier chagrin. Aujourd'hui, dans son esprit, ses traits si vifs et si doux se confondaient avec la froide beauté de sa fille, Eliane. Soudain, malgré les risques, malgré ce qui pouvait arriver si la Demoiselle d'Ombre accédait à la couronne, Laurus songeait à Alia, et réalisait qu'il ne pouvait se permettre de faire tuer sa fille, quels que soient ses motifs. Alia avait donné sa vie pour lui, pour Helvethras, et pour Eliane. L'insulte qu'il ferait à sa mémoire en la menant dans un guet-apens lui était soudain insupportable.

En outre, il se rappelait de cette lointaine soirée, la veille de la dernière offensive sur Ciel.

— Tu ne peux pas envisager de laisser ta fille sans mère !

Elle avait doucement souri, chassé une mèche de ses cheveux volages d'une main légère.

— Sans mère, ou sans patrie ? Laurus, je ne peux pas fuir mes responsabilités. C'est le monde que je choisis de lui laisser, j'espère qu'elle le comprendra s'il vient à m'arriver quelque chose.

Il avait senti la douleur dans sa voix, l'infinie tristesse dans ses yeux. Quelque chose n'allait pas, avait-il songé. Il lui avait pris la main, avait senti qu'elle était trop chaude, presque brûlante. Elle l'avait retirée doucement, comme si elle craignait qu'il n'apprenne quelque chose.

— Je sais ce que tu crains, et je sais ce que tu as perdu, avait-elle soufflé doucement en référence à sa défunte épouse. Et, si je dois être honnête avec toi, j'ai peur. Je suis terrifiée. Mais c'est mon devoir. Et, si les arcanes le veulent, je serai là demain, au coucher du soleil, fêtant avec toi et Zer' notre victoire.

Elle avait été là au coucher du soleil. Inerte et glacée comme jamais auparavant, entourée d'une gangue de lumière cristallisée, figée dans l'éternité comme tous les porteurs de l'arcane de Lumière décédés avant elle. Zerrhus l'avait inhumée bien plus tard dans les montagnes d'Ombre, dans une vallée lointaine que lui seul connaissait.

— Sire ?

L'interpellation tira Laurus de ses pensées. Il tressaillit, pivota vers le Général, asséna sèchement :

— Vous ne toucherez pas à un cheveu de Dame Eliane, Sethardi. Il en va de votre tête.

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