La Favorite (5)
Zerrhus pénétra dans le petit salon privé d'un pas félin, prédateur, légèrement ramassé sur lui-même, comme s'il s'attendait à une confrontation immédiate. Sur ses talons, Eliane s'immobilisa devant la porte, pivota vers Karashei, qui les suivait toujours, et lui adressa un hochement de tête empli d'une sincère affection.
— Vous vous êtes très bien débrouillée aujourd'hui.
Les joues de la jeune rousse rosirent sous le compliment, elle sourit timidement.
— Votre père est impressionnant... avoua-t-elle dans un murmure étouffé, consciente de la présence du concerné non-loin.
Tout au long de la traversée du château, elle avait écouté avec une attention mêlée de fascination les analyses socio-politiques de Zerrhus sur sa propre province. Elle avait analysé chacun de ses mots comme Eliane le lui avait enseigné, avait été subjuguée par la simplicité et l'efficacité des termes qu'il employait. Il allait droit au but, ne s'embarrassait jamais de circonvolutions inutiles. Ses propos étaient secs, tranchants, appuyés par des investigations qu'il prenait le temps de mener lui-même lorsqu'il le pouvait. Il avait une conscience aiguë de ce qui se passait bien et de ce qui n'allait pas, et n'avait pas peur d'affronter la réalité de l'échec en face. En cinq minutes d'écoute, Karashei avait compris que la situation sociale à Ombre n'était pas aussi désastreuse qu'on le prétendait à Ciel, que des leurres et des rapports erronés avaient été envoyés à la Couronne afin de faire pression sur le souverain d'Helvethras, et que l'animosité qu'elle avait perçue entre Zerrhus et Laurus n'était que la partie émergée de l'iceberg, une goutte d'eau dans l'océan de différends qui les opposaient.
— Il a tendance à paraître écrasant, admit Eliane avec un sourire amusé, et c'est pire quand on le fréquente au quotidien.
— Arrête de lancer des rumeurs sur Oncle Zerrhus, lança soudain un homme juste derrière Karashei.
La Demoiselle d'Eau sursauta, prise au dépourvu par l'inconnu qui semblait s'être matérialisé derrière elle, mais le rire sincère d'Eliane, qu'il lui semblait encore n'avoir jamais entendu, la rasséréna quelque peu. Elle pivota, encore tendue, peu habituée à ce que les Nobles présents à la Cour se déplacent en silence, dut reculer d'un pas pour avoir une vue l'ensemble du personnage vêtu de noir qui lui faisait face.
Fin comme une brindille, encore aminci par son armure de cuir et métal taillée sur mesure, ses mèches folles mi-longues tombant sur son front, l'homme la considérait lui aussi avec une curiosité mêlée d'une pincée de dédain, comme s'il la jugeait déjà par son simple statut de courtisane de Ciel. Karashei sentit la chair de poule hérisser ses bras et sa nuque, ne put réprimer un frisson d'irritation instinctif. L'homme avait du charme, certes, et au vu de son assurance, il devait faire partie de la Noblesse d'Ombre, mais il y avait quelque chose de frustrant dans son attitude prétentieuse et son port de tête altier.
— Bonjour Uriel, glissa Eliane, rappelant l'attention du concerné sur elle.
— Bonjour Eliane, répondit-il du même ton pincé, légèrement pompeux.
Ils se fixèrent quelques instants en silence, critiques. Et, brusquement, ils comblèrent en deux pas la distance qui les séparait et s'étreignirent affectueusement. Quand, enfin, ils se séparèrent, Karashei vit la façade arrogante d'Uriel s'effondrer comme un château de cartes, sa nature profonde reprendre le dessus, et elle comprit enfin ce qui l'avait tant agacée. Ce n'était pas l'arrogance d'Uriel... c'était son arrogance moqueuse. Il y mettait juste assez de mépris pour mettre son interlocuteur mal à l'aise, sans pour autant en mettre suffisamment pour qu'il sache réellement ce qui le troublait. Il singeait les coutumes de Ciel avec un naturel faussement forcé, ce qui rendait son attitude dissonante, et, de fait, renvoyait les courtisans à leur propre reflet.
La colère passagère de la Demoiselle d'Eau s'évanouit d'autant plus vite qu'elle voyait pour la première fois la véritable Eliane, celle qui ne se cachait pas derrière des façades composées et des inflexions hautaines et distantes. Dès qu'Eliane était arrivée dans la cour pour accueillir son père, Karashei avait perçu un changement dans son comportement, une joie profonde, quoique réfrénée. Maintenant que sa famille était là, elle se permettait de laisser tomber les masques, de rire sincèrement, de plaisanter, comme elle le faisait actuellement avec Uriel.
— Mais arrête ! Ce n'est pas de ma faute si tu as fait n'importe quoi sur la glace !
— Tu n'avais qu'à rendre la glace sur le lac plus solide ! pesta-t-il, grincheux et rieur à la fois.
Karashei cilla, curieuse de savoir de quoi ils parlaient, mais déjà, Uriel se tournait vers elle, un peu plus composé.
— Mais je digresse alors que je ne me suis même pas présenté. Uriel d'Ombre, cousin d'Eliane.
— Karashei d'Eau, répondit-elle précautionneusement en s'inclinant comme devant un membre de la Noblesse.
Une pointe d'irritation et de lassitude traversa le regard vert d'eau d'Uriel lorsqu'il la vit esquisser un salut formel, mais déjà, Eliane intervenait.
— Karashei, pourriez-vous faire visiter le palais à mon cousin ? J'aimerais le faire moi-même mais je crains que Son Altesse et mon père m'attendent.
Prise au piège par la demande amicale qu'elle n'avait aucune raison de refuser, la Demoiselle hocha la tête.
— Eliane... grommela Uriel, l'air irrité.
Cette dernière lui adressa un sourire lumineux, puis s'esquiva à la suite de son père dans le petit salon privé, et ferma soigneusement la porte derrière elle, laissant Karashei seule face à Uriel, dont l'agacement était désormais clairement perceptible.
— Si vous ne voulez pas... hésita-t-elle, se rappelant qu'être directe avec un habitant d'Ombre lui simplifierait grandement la vie.
Uriel secoua la tête, ramena ses mèches folles en arrière, et força un sourire sur ses lèvres.
— Non, ce n'est pas ça. Mais, si cela te... vous convient...
Karashei sourit en l'entendant fourcher, devina que ce qui le mettait réellement de mauvaise humeur, c'était de se retrouver enfermé dans des carcans d'étiquette qu'il n'avait pas à subir à Ombre.
— J'aimerais d'abord visiter l'extérieur... acheva-t-il dans un soupir. Que je sache où m'enfuir avant de savoir où je vais être emprisonné.
Elle pouffa doucement en voyant le sourire en coin qui étirait ses lèvres. Sa plaisanterie avait un écho aigre, qui résonnait étrangement dans la poitrine de Karashei, mais elle se força à ignorer la sensation déplaisante. Plus elle fréquentait Eliane, et plus elle se rendait compte qu'elle étouffait dans ce palais d'or, dans cette cage luxuriante.
Comme s'il avait perçu le trouble qui l'habitait, Uriel lui offrit son bras, galant, et elle s'y accrocha avec un sourire poli pour l'entraîner vers les escaliers.
— Si vous voulez d'abord visiter les terres, offrit-elle, nous pouvons partir à cheval.
Il acquiesça, soulagé, la suivit en silence dans les longs couloirs. En approchant des écuries, ils durent jouer des coudes pour se faufiler dans la masse grouillante de serviteurs et de soldats qui étaient encore présents sur la zone. Dans la foule, elle aperçut un bref instant la tignasse bouclée d'Elliott, croisa son regard, lui sourit. Mais, lorsqu'il avisa Uriel, qui se tenait à ses côtés, les traits d'Elliott furent déformés par une grimace de tristesse et de résignation, il se détourna brusquement et s'enfuit presque dans la cohue. Profondément blessée, Karashei dut batailler ferme pour ne pas laisser ses propres émotions affleurer sur son visage. Au lieu donc de courir le voir, de lui expliquer – de lui expliquer quoi, au juste ? s'interrogea-t-elle un instant – elle se contenta de serrer fort la main d'Uriel et d'attendre patiemment à ses côtés pendant qu'on leur amenait leurs chevaux.
Quand Eliane pénétra dans la chambre, le silence était total. Zerrhus, debout face à la fenêtre, fixait la forêt qui bordait le château et commençait à virer aux couleurs flamme, tandis que Laurus et Vilhelm, tous deux assis dans des fauteuils individuels, guettaient sa venue avec une impatience mêlée d'appréhension. Elle leur adressa un petit hochement de tête à peine courtois, s'installa sur le canapé qui lui avait été réservé à elle et son père, droite, stoïque. Le sourire que l'arrivée d'Uriel avait amené sur ses lèvres s'était déjà effacé, gommé par la froide réserve qu'elle affichait en public, et par l'antipathie accumulée contre le Roi durant cette longue lune de préparatifs.
— Sire Zerrhus, finit par entamer Vilhelm, rendu nerveux par le lourd silence qui était tombé, merci d'être venu. C'est un...
— C'est le mariage de ma fille, Mon Prince, je serais un père plus qu'indigne si je n'avais pas fait le déplacement.
Eliane sourit en voyant Vilhelm blanchir sous l'affront de l'interruption, mais n'oser répliquer. Pourtant, il aurait pu faire la remarque qu'une arrivée aussi impromptue à une demi-lune seulement de la cérémonie aurait pu être mal interprété, mais elle supposa que son père aurait pu prétendre avoir été ralenti par les premières chutes de neige dans les montagnes. Après tout, elle le savait, Zerrhus évitait la capitale autant que possible.
— Altesse, vous aviez dit vouloir parler des coûts du mariage, embraya-t-elle afin de lancer une conversation qui sinon menaçait de s'éterniser en piques belliqueuses.
— En effet...
Laurus était aussi pâle que son fils, si ce n'était plus. Sur sa joue, la profonde cicatrice, souvenir d'une vieille bataille, en ressortait d'autant plus. Il respirait à peine, tendu, plus anxieux qu'il ne l'aurait jamais admis.
— Étant donné que c'est le château qui accueille la cérémonie, expliqua-t-il malgré tout, les charges financières seront assurées par la province d'Ombre, cela vous convient-il ?
— Il en est hors de question.
Même Eliane tressaillit lorsque la voix de son père claqua, sèche et agressive, emplie d'une assurance indéniable. Et Zerrhus ne prit pas la peine de poursuivre. Il demeura planté là où il était, dos à son roi et à sa fille, les yeux fixés dans le lointain.
— Mais les coûts...
— La dernière fois que la province d'Ombre a payé pour les extravagances de Ciel, c'était un tribut de sang, j'espère que vous ne l'avez pas oublié.
Un silence lourd, chargé d'amertume, tomba. Vilhelm regardait désormais la pointe de ses chaussures de cuir, nerveux, mais ne se permettait pas de répondre, tandis que Laurus tremblait... mais était-ce de rage ou de terreur, Eliane n'aurait su le dire. Consciente de la fureur sous-jacente de son père, justifiable et justifiée, la jeune femme préféra elle aussi garder le silence le temps que la tempête passe. Des souvenirs d'évènements qui avaient eu lieu des hivers plus tôt affleuraient dans son esprit, fouettaient son sang et faisaient monter sa colère à elle aussi. Assise raide et droite sur son fauteuil, elle crispa les poings, enfonça ses ongles dans ses paumes, surprit un bref instant le regard anxieux et un brin accusateur de Vilhelm posé sur elle. Elle lui retourna une œillade polaire, contaminée par la tension de son père, et il sembla se ratatiner sous l'assaut muet.
— Nous pouvons assumer les charges financières, finit par lâcher Zerrhus du bout des lèvres après de longues minutes de réflexion. À une condition.
Étonnée, Eliane riva son regard sur son père. Quelques lunes plus tôt, quand elle échangé par écrit avec son père à ce sujet, il avait émis un refus catégorique et l'avait priée d'anticiper les choses quand viendrait l'heure d'organiser la cérémonie, ce qu'elle avait fait. Sans pour autant chercher à organiser elle-même quelque chose de grandiose, elle n'avait pas protesté lorsqu'on lui avait fait des propositions absurdement démesurées en ce qui concernait le banquet et la soirée.
— Laquelle ? soupira Laurus, déjà à demi vaincu.
— Vous payez pour vos erreurs selon les coutumes d'Ombre.
Eliane aurait pu penser que le Roi était déjà trop livide pour pouvoir pâlir encore plus, mais elle fut brutalement détrompée. Toute couleur déserta le visage du souverain, tout courage abandonna ses iris sombres. Il s'avachit sur son fauteuil, contrairement à Vilhelm, qui lui bondit soudain de son siège, brûlant d'une colère qu'il était incapable de retenir plus longtemps.
— Pour qui vous prenez-vous, Sire Zerrhus ?! s'exclama-t-il d'un ton virulent. Vous êtes au service de la Couronne, vous n'en êtes pas le porteur !
Zerrhus pivota lentement, riva ses yeux de glace dans ceux de Vilhelm, donc la voix mourut soudain. Le contre-jour le faisait paraître plus menaçant, accentuait le contraste entre la noirceur de ses vêtements et son regard couleur iceberg, soulignait les angles acérées de son visage taillé à la serpe, mettait en évidence sa silhouette de combattant et la fermeté, mais aussi la tension, de ses muscles. En les comparant un bref instant tous les deux, Eliane ne put s'empêcher de songer que l'un avait clairement la stature d'un roi, mais l'autre non.
— En effet, je ne porte pas la couronne, Altesse. En revanche, ce sera votre cas bientôt, et j'espère que vous en montrerez plus digne que votre père.
— Mon père a...
— Vilhelm, laisse... soupira soudain Laurus, interrompant la voix faible de son fils. Zerrhus a raison, il est temps pour moi de rembourser la dette que je dois à ce royaume.
— Mais Père, vous ne...
— J'ai fait beaucoup d'erreurs, dont certaines ne peuvent être réparées.
— Je refuse que vous soyez puni pour avoir essayé de faire au mieux ! Dès que je serai sur le trône, vous obtiendrez le pardon royal pour toutes les fautes que vous pensez avoir commises !
Un sourire amer étira les lèvres du souverain en titre, il se redressa quelque peu. Eliane discerna sans mal le dépit dans son regard, la résignation dans son attitude. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais Zerrhus le prit de vitesse, et sa voix cingla si violemment que, pendant un bref instant, Eliane ne le reconnut pas.
— Alors vous ne ferez que prouver que vous êtes encore un enfant dépourvu de discernement.
Il traversa le petit salon à grandes enjambées, s'immobilisa près de la porte, une main sur la poignée, les yeux rivés dans ceux de sa fille, et elle fut surprise par la familiarité et la compassion qui se faufila un instant dans son ton pourtant sec.
— Laurus, le choix est vôtre. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser.
Il quitta la pièce avant même que le souverain ou son fils n'aient le temps de répondre.
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