La Favorite (1)
Tyrha quitta la Cour de Ciel dans la soirée, en toute discrétion, fuyant les regards accusateurs et les murmures calomnieux qui la suivaient désormais à chaque instant. Sur ordre de leur Dame, les gardes d'Ombre s'occupèrent d'enterrer le corps de Melvin dans un bosquet situé non loin du palais, marquant l'emplacement d'une simple étoile de bois plantée sur un piquet, comme l'exigeaient les vieilles coutumes. Eliane, elle, demeura amorphe le reste de la journée, immobile sur son lit, les yeux perdus dans les motifs entrelacés du plafond de sa chambre, privée de toute énergie. L'usage de son arcane l'avait épuisée, mais la défaite avait anéanti une part de sa volonté. Elle se savait seule coupable de la mort d'un homme, unique responsable du sang qui avait été versé et qui tachait encore son visage.
Les jours qui suivirent, elle fit face à la Cour en ébullition, qui bruissait de rumeurs mais se taisait toujours sur son passage. Vêtue de noir et maquillée de carmin, en honneur à sa province et au soldat décédé, elle arpenta en long, en large et en travers les corridors et les couloirs, telle un corbeau de mauvais augure devant lequel tous les courtisans se détournaient, gênés et anxieux. Les souvenirs des gouttes de sang qui coulaient de ses doigts, du sillon écarlate semblable à une larme qu'elle avait tracé sur son propre visage, de l'éclat meurtrier de l'obsidienne à son doigt, avaient marqué les esprits. Pour la première fois en cinq étés, tous s'étaient rappelés d'un fait essentiel : derrière sa façade policée et ses manières courtoises, Eliane demeurait, envers et contre tout, une femme d'Ombre, éduquée dans les traditions de sa province. Chaque homme, chaque femme et chaque enfant là-bas était un guerrier avant même d'avoir un véritable rôle au sein de la société et, malgré ses allures de Dame de la Cour, Eliane ne dérogeait pas à cette tradition.
Cette dernière, l'air aussi distante qu'auparavant, vaqua à ses occupations comme à son habitude, la tête haute mais le cœur alourdi par la sincère peine et la colère qu'elle ressentait. Les rares fois où elle croisa Laurus au détour d'un couloir, elle le salua à peine, dédaigneuse des usages, méprisante quant à l'honneur qu'elle était censée lui accorder. Lui comme elle savaient tous deux que la balance avait commencé à pencher en faveur de la Demoiselle, et que, même si la favorite du Prince demeurait pour le moment la principale adversaire d'Eliane, au fond, c'était contre le Roi de Ciel qu'elle menait en vérité sa guerre. Le Prince, lui, il évita soigneusement de se retrouver en compagnie de la Demoiselle d'Ombre ailleurs qu'aux dîners surpeuplés par la Noblesse, de toute manière trop préoccupé par l'idylle parfait qu'il filait encore avec son aimée.
Durant ces quelques jours qui précédèrent l'annonce des fiançailles, Eliane, aidée de sa servante, conseillère et amie, s'attela donc à la seconde partie de son plan. Surveillant et éduquant d'un côté Karashei, qui continuait à apprendre les bases des jeux de pouvoir, travaillant de l'autre côté à la clarté de la lune et des chandelles jusqu'à des heures indécentes pour parfaire les détails de son enchantement, elle ne vit pas les nuits passer, perdue dans la brume trouble d'un profond épuisement qu'elle se refusait à afficher.
Le soir du grand jour, lorsqu'Astryd annonça l'arrivée imminente d'Imogen, Demoiselle de Lumière, Eliane chiffonna brutalement le parchemin qu'elle était en train de lire, et le jeta dans l'âtre sans un regard en arrière. Elle coula ensuite un regard au miroir, plaqua une expression avenante sur ses traits, échangea une œillade entendue avec sa servante, et fit signe de faire entrer la visiteuse.
— Imogen, merci d'être venue, lança-t-elle en se dirigeant vers son fauteuil favori.
La jeune brune fit quelques pas dans la pièce, observant les lieux avec une curiosité non dissimulée, puis s'assit avec grâce dans le confortable canapé que la maîtresse des lieux lui désignait.
— C'est si attentionné de m'avoir invitée, Eliane. J'ai sincèrement cru que la couronne vous importait peut-être plus que notre amitié.
Eliane se fendit d'un sourire faussement confus.
— C'est en partie pour cela que je voulais m'excuser, souffla-t-elle avec une fausse sincérité désarmante. Les choses se sont compliquées dans ma province, ces dernières décades, et je me suis montrée distante avec tout le monde. J'en suis profondément désolée, cela n'a absolument rien à voir avec vous.
— Toujours cette volonté d'indépendance qui agite les rues ? s'enquit Imogen.
— Effectivement. J'espère que vos fiançailles avec le Prince apaiseront un peu les tensions, au moins le temps des fêtes.
Le rouge affleura aux joues de la brunette, qui passa une main nerveuse dans ses cheveux tressés.
— Je ne pense pas que...
Eliane pouffa.
— Imogen, cela fait des décades que je vous vois vous esquiver à chaque soirée dansante, et étrangement, le Prince s'en va toujours dans les minutes qui suivent. Il n'y a aucun mal à cela, je suis ravie pour vous.
Elle claqua des doigts en direction de sa servante, qui se dirigea immédiatement vers la bouilloire métallique, remplie d'eau chaude, posée près de l'âtre.
— Mais, Eliane... si nous nous marions, vous risquez de perdre le contrôle de votre Province...
Eliane étouffa un sourire. Les rumeurs, murmurées depuis des hivers dans les couloirs, suggéraient que le Sire d'Ombre n'était pas assez puissant pour contrôler son peuple si ce dernier se soulevait. En vérité, elle les avait elle-même lancées pour détourner l'attention de ses véritables objectifs. Parce que la réalité était toute autre, comme en témoignait le rapport parti en cendres quelques instants plus tôt.
La population d'Ombre soutenait son seigneur plus qu'aucune autre ; elle était même prête à prendre les armes, si cela pouvait lui permettre de devenir le souverain du royaume. La moitié des rapports qui parvenaient à la Couronne étaient mensongers, et une grande partie des autres omettaient toujours la principale vérité : Zerrhus, Sire d'Ombre, était adulé comme un roi aurait dû l'être.
Mais, heureusement pour Son Altesse Laurus, le père d'Eliane n'avait jamais désiré le trône, sinon il l'aurait déjà obtenu depuis longtemps. La jeune femme, en revanche, ne s'était jamais privée d'utiliser la popularité de son père à ses propres fins, consciente que, si elle parvenait toujours à obtenir ce qu'elle voulait, c'était en outre parce qu'il le savait et le permettait.
— J'ose espérer que notre future reine prendra en compte les requêtes de l'une de ses amies, souffla-t-elle avec un sourire complice en direction d'Imogen.
Celle-ci rougit, acquiesça. Pendant ce temps, la servante avait fait infuser le thé, et se dirigeait vers la Demoiselle de Lumière avec une tasse fumante entre les mains. Un petit cri nerveux lui échappa lorsqu'elle se prit les pieds dans un pli du tapis. Un hurlement lui répondit, perçant, empli de douleur, lorsque le contenu brûlant toucha la brune.
— Astryd ! gronda Eliane, qui assistait au drame, impuissante.
Une large tache rouge sombre, couleur du thé qui s'était répandu, s'élargissait maintenant sur la superbe robe pâle, légère et vaporeuse. Imogen poussa une seconde plainte, plus d'horreur que de douleur, se redressa d'un bond, furieuse et désespérée.
— Non ! Ma robe...!
Astryd, qui s'était elle-même brûlée les mains en tentant de sauver la situation, se redressa péniblement, et se confondit en excuses devant la Demoiselle de Lumière. Celle-ci esquissa un mouvement d'humeur, un semblant de gifle qui hérissa les poils d'Eliane ; elle se leva à son tour pour calmer les tensions. Sa présence, que les deux femmes avaient jusque là occultée, devint soudain écrasante.
— Astryd, une autre tasse, immédiatement.
Son ordre n'admettait aucune réplique. Tête basse et feu aux joues, la servante se détourna pour s'exécuter. Eliane de son côté pivota vers son invitée, dont le visage était strié de larmes de rage.
— Imogen, je suis sincèrement désolée. Astryd est une idiote, elle sera châtiée. Était-ce...?
— Oui... sanglota la jeune femme. C'était ma robe de bal de ce soir...
Elle considéra avec un mélange de dégoût et de colère la tenue ruinée.
— Permettez-moi de réparer la situation, alors, proposa la Dame d'Ombre après une hésitation. Je vous offre ma robe pour compenser ce qui est arrivé à celle-ci.
Eliane considérait, avec un mélange d'incrédulité et de pitié, le visage ravagé par les larmes de sa prétendue amie. Comment pouvait-on être aussi futile, accorder tant d'importance à un simple vêtement d'un soir ? Eliane le comprenait partiellement, puisqu'elle vivait elle-même à la Cour de Ciel depuis cinq longs hivers, mais une part d'elle-même ne parvenait toujours pas à saisir la logique de tels atours. À la Cour d'Ombre, et pour le plus grand mépris des autres provinces, la simplicité était de mise. Les dames portaient bien souvent d'amples pantalons ornés qui leur permettaient aussi bien de se promener dans le jardin que de monter à cheval sans avoir à se changer cinq fois par jour.
Alors qu'ici, la sobriété était généralement considérée comme une marque de pauvreté, et provoquait en outre une certaine exclusion sociale. Eliane avait toujours réussi à y échapper, de par sa position de Dame d'Ombre, mais c'était la seule chose qui lui avait sauvée la face à son arrivée, lorsqu'elle s'était présentée à son premier dîner mondain en pantalon. Elle n'avait plus jamais refait l'erreur depuis, mais elle n'avait définitivement pas adopté les tendances luxueuses de la Cour pour autant.
Imogen renifla, essayant d'être discrète, sans toutefois y parvenir, et considéra Eliane avec des yeux humides.
— Je ne peux pas accepter, Eliane, c'est votre robe... murmura-t-elle.
Chez une autre Dame qu'Imogen, Eliane aurait toujours pu discerner une pointe d'envie mal dissimulée, mais dans la voix de la brune, elle était totalement absente, et ce pour une simple raison : Imogen était une âme pure, dénuée de mauvaises intentions. Même si, parfois, elle se montrait capricieuse et enfantine, voire même mesquine, elle était incapable de voir le mal qu'il y avait autour d'elle et la jalousie que les autres pouvaient lui porter. Elle vivait dans le rêve que ses parents lui avaient construit : un paradis où son bonheur serait toujours garanti.
— Vous ne pouvez pas refuser, souffla la blonde avec une douceur calculée. C'est un cadeau.
Un soupçon d'hésitation passa dans le regard de la Demoiselle de Lumière, elle reporta les yeux sur la tache écarlate. La tentation était là, bien présente, même si elle ne voulait pas se l'admettre, et Eliane dut lutter pour contenir un sourire amusé. Tant de candeur, tant d'innocence... Tant de stupidité, aussi. Si cela avait été Tyrha, elle se serait doutée de quelque chose. Mais Tyrha n'était plus là, et Imogen était le seul obstacle restant entre Eliane et le trône.
— Imogen, j'insiste... ajouta-t-elle, sentant que la Demoiselle lui échappait. Venez au moins la voir, et si elle ne vous plaît pas...
— Cela m'étonnerait beaucoup ! gloussa nerveusement Imogen entre ses larmes. J'ai toujours admiré vos robes.
Astryd, encore tremblante, s'approcha de la petite table basse qui séparait les deux Nobles, et déposa précautionneusement une nouvelle tasse fumante dessus. La brune lui jeta un regard méfiant, assassin. Sa rage se mua en magie, elle déploya son arcane en direction de la servante, qui, soudain, poussa un gémissement de douleur. Furieuse, Eliane serra les dents, se redressa légèrement sur son siège, força un sourire engageant alors qu'elle avait seulement envie d'user de sa propre arcane pour massacrer celle qui s'attaquait à son unique véritable amie.
— Entre nous, depuis combien de temps fréquentez-vous le Prince ainsi ?
Déconcentrée, Imogen relâcha son emprise sur la pauvre servante, qui recula précipitamment dans un coin de la pièce et n'en bougea plus.
— Quelques décades... souffla-t-elle.
— Et avez-vous déjà...?
— Grands dieux, non !
La rougeur de ses joues, celle d'une gamine prise en faute, témoignait de son mensonge. Satisfaite d'avoir réussi à détourner son attention d'Astryd, Eliane fit semblant d'y croire, n'insista pas. Imogen quant à elle reporta son regard sur le contenu de sa tasse, plongée dans ses pensées.
— Qu'est-ce que c'est ? finit-elle par murmurer en désignant le liquide écarlate sombre, étrangement semblable au sang.
Eliane prit une petite gorgée brûlante avant de répondre.
— Une infusion aux fleurs de feu.
Curieuse, Imogen porta à son tour la tasse à ses lèvres, trempa ses lèvres dedans avec prudence. Un sourire radieux illumina son visage dès qu'elle en avala un peu, elle souffla :
— Ce sont des fleurs de votre Province, pas vrai ?
— Extrêmement rares, acquiesça Eliane. Mais mon père m'en envoie régulièrement, j'adore cette infusion.
— Je peux vous comprendre, sourit Imogen.
Eliane baissa à son tour les yeux vers sa tasse, pensive. Les fleurs de feu étaient des plantes capricieuses, qui n'aimaient étrangement pas les sols trop fertiles. Elles poussaient en hauteur, agrippées aux rochers par leurs racines longilignes, parfois tête en bas. En trouver était ardu, les cueillir relevait de l'exploit, mais, la douceur sucrée de l'infusion qui en résultait fasait tourner la tête. On racontait parfois même que leur goût s'adaptait imperceptiblement aux papilles de ceux qui en buvaient, parce qu'ils le décrivaient tous comme le breuvage le plus exquis qu'ils aient jamais goûté.
— Venez, lâcha soudain la blonde en se redressant. Je vais vous montrer la robe, comme ça nous pourrons procéder aux derniers ajustements s'il doit y en avoir. Astryd, appelle mes couturières.
Prise au dépourvu par le ton ferme, Imogen se redressa instinctivement, sans trop réfléchir. Le temps qu'elle s'en rende compte, Eliane avait contourné la petite table basse et l'attrapait familièrement par le bras pour l'entraîner vers la pièce attenante, entièrement dédiée à ses vêtements.
Curieuse de découvrir l'univers intime de son amie, qu'elle savait à peine connaître, Imogen ouvrit de grands yeux en découvrant les chemises soigneusement pliées, les nombreux pantalons de différentes couleurs et matières, et la petite vingtaine de robes qui s'alignaient sur des mannequins de bois.
— Si peu de robes ? hoqueta Imogen. Mais je croyais que...
Eliane lui laissa quelques instants pour essayer de mettre de l'ordre dans ses pensées puis, voyant qu'elle n'y parviendrait pas, prit les devants :
— En vérité, comme je passe souvent le plus clair de mon temps dans ma chambre, je ne porte que peu de robes. Les seules que j'utilise, je les porte en général quelques lunes, avant de les donner aux couturières pour les reconvertir en autre chose. Par exemple ceci...
Elle tendit le bras vers un tissu pourpre, épais, placé au sommet d'une pile, le déplia avec précaution, dévoilant un lourd pantalon de tissu, chargé de franges de tailles diverses, qui donnaient vaguement l'impression d'être des plumes d'oiseaux. Une fine ligne de rubis de différentes formes faisait office de ceinture, et deux autres rangées similaires, quoique plus larges, serpentaient le long des coutures au bas des jambes, à moitié dissimulées par les franges.
— ...est ce qui reste de l'une des premières robes que j'ai portées ici.
Imogen haussa un sourcil admiratif, effleura le tissu sans vraiment oser le toucher.
— C'est sublime... murmura-t-elle. Est-ce ainsi qu'on s'habille à Ombre ?
Eliane se contenta de hocher la tête, sans préciser que, en principe, les vêtements étaient encore moins ornés, d'une part pour préserver les ressources locales, et d'autre part par manque de vanité de la Cour d'Ombre. Là-bas, le maître-mot était efficacité, et non simulacre.
Elle laissa donc la brunette explorer son petit univers de toiles lourdes et de tissus fluides, attendant tranquillement l'arrivée de ses couturières, ne pipa mot même lorsque la jeune femme commença à jeter les vêtements qu'elle dépliait sur le côté sans les remettre en place, malgré son agressivité sous-jacente qu'elle luttait pour étouffer. Elle se contenta de lui faire la discussion, de parler des problèmes économiques et sociaux d'Ombre et de Lumière, qu'elle connaissait sur le bout des doigts pour les avoir étudiés en long, en large et en travers, durant ces cinq derniers hivers. La Demoiselle de Lumière parvint à répondre sur quelques points et à argumenter un peu mais, bien vite dépassée par les connaissances de sa paire, se contenta d'écouter, muette, pensive. Finalement, incapable d'étouffer plus longtemps ses pensées, elle murmura :
— Vous devriez être reine, Eliane... Je suis désolée, mais c'est la vérité... Vous êtes si éduquée, si à l'aise avec la politique, alors que moi...
◊~◊~◊
Bonjour. Vous vous souvenez encore de cette histoire ? =D
Bon, soyons honnêtes, ça fait une éternité que je n'ai pas posté (soucis & co, on aime quand ça déferle, mais du coup, ça va mieux maintenant ^^), mais je m'y remets.
J'espère que ce début de seconde partie vous aura plu, j'attends impatiemment vos retours !
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