La Demoiselle (1)
La silhouette solitaire, vêtue d'une longue robe bleue fendait la foule avec aisance. Les courtisans s'écartaient sur son passage, taisaient leurs murmures, répondaient à ses sourires mais osaient à peine croiser son regard de givre de peur de sentir leurs âmes se glacer à son contact. Elle en revanche, consciente de son statut, de sa position enviée et haïe, se sachant de toute manière l'objet des prochaines discussions, n'hésitait pas à prendre son temps, sondait sans honte la foule et échangeait parfois quelques mots avec l'une de ses connaissances, sans jamais s'arrêter plus de quelques minutes avec une même personne.
— Sire Vasilas, salua-t-elle en s'immobilisant près d'un vieil homme aux cheveux gris.
Il tourna la tête, surpris. Avisant le visage de son interlocutrice, un étrange éclat brilla au fond de ses yeux ; il croisa les mains dans son dos et s'inclina profondément en répondant :
— Dame Eliane, c'est un plaisir. De bonnes nouvelles de votre province ?
— La situation n'a guère évolué, malheureusement, répondit-elle distraitement, considérant avec attention la jeune rousse qui se tenait à côté du courtisan. Mais les fiançailles devraient alléger l'atmosphère, ne serait-ce que quelques décades. Si je puis me permettre, Sire, qui est-ce ?
Un sourire attendri se dessina sur le visage du vieillard richement vêtu, tandis qu'il couvait l'inconnue à ses côtés d'un regard fier.
— L'aînée de mes petites-filles, Karashei, peut-être future Dame d'Eau si mon fils ne lui conçoit pas un petit frère avant sa majorité.
La concernée, qui ne paraissait pas avoir plus de quinze hivers, esquissa une profonde révérence, n'osant pas vraiment parler. Eliane lui sourit, releva les bords de sa robe, et s'inclina poliment à son tour.
— Dame Karashei, c'est un honneur de vous rencontrer. Dois-je m'inquiéter que vous me fassiez bientôt de l'ombre avec votre beauté et votre jeunesse ? ajouta-t-elle avec un rire amusé.
Karashei baissa les yeux, déroutée par le sourire jovial de son interlocutrice, à mille lieues de l'acuité calculatrice de son regard de givre souligné de khôl noir. Et elle eut beau essayer de cacher son trouble derrière un visage lisse, elle fut presque immédiatement certaine que les iris azurins, si pâles qu'ils en paraissaient gris, l'avaient deviné.
Elle avait entendu nombre d'histoires à propos d'Eliane d'Ombre, et pourtant, aucune ne lui rendait réellement justice. Aucun mot ne pouvait exprimer cette impression de légèreté, et pourtant de férocité contenue, qui se dégageait de son allure princière, ni son teint neigeux, trop clair pour paraître humain, qui lui conférait pourtant une étrange grâce. Nombreux murmuraient dans les couloirs que cette pâleur était due à une maladie rare de la province d'Ombre, qui décolorait la peau, les cheveux et les iris, tandis que nombreux autres affirmaient qu'il s'agissait d'un sortilège néfaste.
— Bien sûr que non, Dame Eliane, finit par murmurer la jeune fille, réalisant soudain qu'on attendait toujours sa réponse.
— Me voilà rassurée !
Le rire cristallin résonna quelques instants autour d'eux comme un carillon dans les murmures bas qui les entouraient. À peine dérangée par l'attention qui se focalisait à nouveau sur elle, Eliane s'inclina à nouveau devant l'ancien Sire d'Eau et sa petite-fille, un sourire aux lèvres.
— Je vous prie de m'excuser, glissa-t-elle, avant de s'esquiver aussi vite qu'elle était venue.
Instinctivement, Karashei garda son regard rivé sur la longue tresse blanche alambiquée qui se balançait au rythme des pas de la femme jusqu'à ce qu'elle se perde dans la foule. Alors seulement, elle se permit de relâcher une inspiration qu'elle ne se rappelait pas avoir retenue.
Elle se tourna vers son grand-père.
— Elle est...
— Très dangereuse. Ne l'approche jamais de trop près, je ne voudrais pas qu'il t'arrive malheur.
Quelques dizaines de pas plus loin, Eliane s'était arrêtée près d'un homme d'une cinquantaine d'hivers au moment même où le quatuor de musiciens installé dans un coin de la pièce entamait une valse. Les accords harmonieux emplirent la pièce, la majorité des courtisans s'écarta pour laisser une large place au centre et permettre aux danseurs de profiter de la soirée.
Le Général Sethardi, vêtu de son habituel costume de cérémonie, sobre mais élégant, ploya le cou face à la Dame d'Ombre. Cette dernière lui renvoya un sourire lumineux, tendit la main. Le soldat la prit avec révérence, et entraîna sa cavalière vers le centre de la piste, où quelques couples s'étaient déjà amassés, sans un regard ni une excuse pour son précédent interlocuteur.
— Comment allez-vous, Général ? s'enquit Eliane avec un sourire engageant.
— Très bien, Ma Dame. Vous êtes radieuse.
Elle accepta le compliment en inclinant la tête, haussa imperceptiblement les sourcils. Au lieu de l'interroger sur sa province, comme l'auraient fait les autres, il se pencha vers elle, et de murmura dans un filet à peine audible :
— Son Altesse Laurus souhaiterait s'entretenir avec vous au plus tôt, il vous prie de le rejoindre au boudoir.
— Il n'y a personne là-bas ? releva Eliane, curieuse.
— Les ordres royaux ne se discutent pas Ma Dame, vous le savez bien, rétorqua Sethardi, une discrète pointe de sarcasme réchauffant sa voix.
Eliane pouffa, amusée, laissa passer quelques mesures en se laissant simplement entraîner par la mélodie langoureuse. Par ses paupières mi-closes, elle dardait discrètement son regard polaire d'un côté et de l'autre de la pièce, repérait qui conversait avec qui, cherchait les incohérences qui l'alerteraient à propos d'éventuelles nouvelles alliances.
— Une idée des sujets que le roi souhaite aborder avec moi, Général ? souffla-t-elle.
— Il est possible, répondit ce dernier avec circonspection, que ce soit au sujet de votre mariage... que le Prince ait tenu tête à son père au sujet de sa fiancée...
Eliane plissa le nez un court instant, le temps de digérer la nouvelle, puis plaqua un sourire joyeux sur ses lèvres, comme si le Général n'avait fait que plaisanter.
— Ce serait fâcheux... murmura-t-elle. Il sait pourtant à quel point cette alliance est cruciale pour lui...
Avec son air amusé, aucun observateur extérieur n'aurait pu supposer le fiel de sa voix. Le Général en revanche, seule personne assez proche pour l'entendre, fut parcouru d'un petit frisson nerveux, qui tira à sa partenaire un rire caustique. Elle ferma les yeux, pensive, laissa ses leçons de danse prendre le dessus alors que le soldat l'entraînait dans une élégante pirouette. Parmi les observateurs qui se pensaient discrets, il y eut quelques soupirs envieux, quelques commentaires narquois sur la proximité des cavaliers, mais aucun des deux ne broncha ni ne leur accorda un semblant d'attention.
Lorsque la valse s'acheva, un jeune homme charmant, qu'elle reconnut comme le fils d'un châtelain de son cercle d'amis proches, se présenta pour lui demander une danse. Elle accepta, tourbillonna encore aux bras de quelques autres, puis se retira dans le boudoir en adressant un discret regard de connivence au Général.
La petite pièce, peu éclairée mais confortablement aménagée, était généralement le refuge d'une poignée de femmes à toute heure du jour et de la nuit. Pour une fois néanmoins, il n'y avait, à part un serviteur muet qui attendait les ordres, personne.
— Une chandelle, ordonna-t-elle.
Le vieillard tendit la main vers une petite boîte savamment dissimulée dans le mur, en sortit une longue tige de cire, et l'alluma à la bougie la plus proche, avant de la planter sur un bougeoir et s'approcher. Eliane attrapa le premier livre qui passait à sa portée, un vieux recueil de légendes, et s'installa près du feu dormant, sur un large fauteuil tendu de velours. Elle considéra le titre de l'ouvrage avec un sourire nostalgique, puis fit un signe de la main sec au serviteur pour qu'il lui donne le bougeoir, et ouvrit le livre à une page au hasard.
Quelques minutes plus tard, alors qu'elle redécouvrait avec une joie imprévue les contes de son enfance, la jeune femme entendit un grincement familier. Elle leva la tête vers la massive bibliothèque qui coulissait lentement, déposa son bougeoir sur la table basse près de son fauteuil, ferma le livre en glissant la fine cordelette de soie là où elle s'était arrêtée dans sa lecture, et se leva.
De l'obscurité du couloir secret qui venait de se dévoiler émergea un visage scarifié, tanné par les étés passés au soleil. Des yeux sombres étincelèrent dans la faible lumière de la chandelle, l'homme s'approcha du feu à pas pesants, alourdi par la volumineuse cape pourpre qu'il portait. Eliane attrapa les bords de sa robe, plongea en une profonde révérence en murmurant, respectueuse :
— Votre Altesse.
— Dame Eliane, répondit-il. Je vous en prie, asseyez-vous.
Elle lui adressa un sourire poli, se rassit dans son petit fauteuil, lissa sa robe sur ses genoux. Il s'installa en face d'elle, et entama, courtois :
— Je suis sincèrement heureux que vous ayez accepté mon invitation ; vous êtes ravissante.
Elle sentit son regard attentif qui glissait le long de son corps comme un souffle d'air, l'effleurait sans réellement la toucher, curieux et admiratif, mais aussi méfiant. Elle étouffa un petit rictus en songeant à ce que l'un des Nobles lui avait dit un peu plus tôt au sujet de ses tenues vestimentaires. Pour cette soirée, elle avait revêtu une longue robe bleu nuit, lisse et fluide, dénuée des fioritures qui ornaient habituellement les vêtements des dames de la Cour. Mais, loin d'appauvrir son apparence, la tenue sobre la distinguait du reste des courtisanes, la séparait de toutes celles qui cherchaient désespérément à suivre les tendances, et lui rappelait ses origines. Si elle avait pu, elle aurait porté des pantalons toute la journée, mais l'étiquette de cet univers de tulle bouffante et de lourds froufrous le prohibait.
— Merci, Altesse, sourit-elle en retour. Que puis-je faire pour vous ?
Le roi Laurus se savait sur le fil d'une épée ; un seul faux pas et il basculerait en entraînant son fils, et par la même occasion, la Couronne d'Helvethras, avec lui. Vilhelm était sur le point de monter sur le trône mais, s'il n'avait pas le soutien de la province d'Ombre, il ne s'y maintiendrait pas bien longtemps. Une union politique était de rigueur, comme le requérait de toute manière la tradition, et le parti le plus évident était actuellement assis face à lui, le dos droit, un léger sourire aux lèvres, ses traits d'une rare beauté lisses et inexpressifs. Cependant, plus les jours passaient, et plus le Roi voyait son fils sombrer dans une romance, certes belle, mais néanmoins dangereuse, avec la Demoiselle de Lumière, elle-même descendante de l'une des plus nobles familles du royaume. Le Roi hésita, pensif et tendu.
Eliane d'Ombre semblait cependant lire dans les pensées de son souverain, car elle s'avança légèrement dans sa direction, sereine.
— Altesse, nos intérêts convergent vers un même but. Pourquoi s'embarrasser de secrets ? C'est au sujet du mariage ?
Il cilla, rendu nerveux par la facilité avec laquelle elle décryptait les émotions sur son visage, et finit par dévoiler l'objet de sa visite :
— Disons que quelques unes de vos... rivales... se montrent coriaces.
Un sourire froid effleura le beau visage de la jeune femme, mais ne s'y attarda pas plus d'un battement de cœur.
— Voyons, Votre Altesse, ce n'est pas une compétition, murmura-t-elle d'une voix feutrée.
— Bien sûr que non. Mais dites-moi, Dame Eliane... si cela avait été le cas, auriez-vous accepté de céder votre place à un amour sincère ? demanda-t-il, guettant la moindre de ses réactions.
Il avait espéré la déstabiliser, ne serait-ce qu'un instant, avec une interrogation si ouvertement formulée. Mais, au lieu de chercher ses mots ou d'esquiver la question, elle considéra son souverain avec attention, une étincelle d'amusement illuminant ses yeux de glace.
— Je crois, Votre Altesse, que cette question n'a plus lieu d'être posée... À moins que vous ne veuillez remettre en question notre arrangement ?
Fébrile face à ce regard bleu étincelant d'une tranchante détermination, qui ne craignait pas d'affronter le sien, le Roi secoua la tête. Son cœur battait plus vite qu'à l'accoutumée, ses paumes étaient moites, son instinct lui hurlait de faire attention. Les sensations, familières, quoiqu'inédites face à une si jeune femme, lui donnaient l'impression d'être en train de négocier avec le royaume voisin. Ce qui, au fond, n'était peut-être pas si éloigné de la réalité.
La province d'Ombre avait beau être officiellement soumise à l'autorité de Ciel, siège de la Couronne d'Helvethras, elle n'en demeurait pas moins la plus puissante des cinq, et ses revendications d'indépendance se faisaient chaque lune un peu plus virulentes. Les capitaines de Ciel faisaient état d'une loyauté sans cesse plus défaillante, de protestations toujours plus ouvertes. Même les paysans, pour qui la situation ne changerait pas, réclamaient de plus en plus férocement que le Sire Zerrhus d'Ombre soit couronné roi.
— L'amour sincère peut être beau et vrai, poursuivit Eliane sans se préoccuper de son trouble, mais est-il seulement nécessaire de l'évoquer dans notre contexte politique actuel ?
Elle hésita, l'espace d'une fraction de seconde, et ajouta avec un petit rictus :
— L'unique question qui demeure, ici, c'est si votre fils est conscient des conséquences de ses choix ?
Elle haussa imperceptiblement les sourcils. Il n'y avait aucune agressivité dans son ton, simplement une interrogation curieuse qui requérait réponse, et pourtant Laurus sentit un frisson glacé descendre le long de son échine. Il croisa les mains sur ses genoux pour les empêcher de trembler, releva légèrement le menton en espérant se donner une contenance.
— Bien sûr qu'il en est conscient.
Eliane inclina la tête sur le côté, lèvres pincées, peu convaincue, mais elle se contenta finalement d'acquiescer.
— Je m'occuperai de la concurrence, glissa-t-elle, un brin narquoise. Inutile d'insister de votre côté, Altesse, essayez juste de ne pas contrarier mes projets. Ce serait dommage de causer un bain de sang pour si peu.
Pétrifié par la tonalité cassante de sa voix, Laurus inclina la tête avec peine, trop douloureusement conscient de la sueur glacée qui mouillait ses paumes. Il dépendait de la Demoiselle d'Ombre, et il le savait. Il avait échoué, des hivers plus tôt ; aujourd'hui, il en payait le prix en étant incapable de donner à son fils le choix de son avenir. Vilhelm devait épouser Eliane, sinon la révolution qui menaçait depuis des hivers causerait sa perte. La province d'Ombre ne se contenterait pas que de son indépendance, elle partirait immédiatement à la conquête du reste du Royaume, sachant pertinemment qu'elle avait une puissance suffisante pour vaincre aisément.
Et Eliane en était pleinement consciente. Elle agissait chaque jour en connaissance de cause, se servait de l'autorité de son père pour accroître la sienne. Elle était mieux informée que la majorité des espions de Laurus, la moitié de la garde royale aurait certainement donné sa vie pour elle sans hésiter, et pourtant, en apparence, elle jouait selon les règles. Elle courtisait discrètement le Prince, tentait de s'attirer ses faveurs sans chercher à faire de l'ombre à ses concurrentes, plaisantait avec les autres habitants du palais et profitait de chacune de ses journées à la Cour comme si y être présente était la meilleure chose de sa vie.
Mais, à voir l'éclat métallique de ses yeux azurins, les choses risquaient bientôt de s'envenimer, et Laurus n'était soudain plus certain d'être prêt à voir le bout de cette alliance. Jusque-là, Eliane ne s'était jamais montrée agressive parce que cela n'avait pas été nécessaire, mais maintenant qu'il lui avait demandé – implicitement, du moins – de s'imposer, il commençait à craindre les répercussions sur la vie des autres Dames.
— Vous risquez de ne pas apprécier mes méthodes, Altesse, confirma-t-elle en voyant le trouble qui se peignait sur le visage scarifié de son souverain. Êtes-vous certain de vouloir me laisser faire les choses moi-même ?
Le Roi avait beau savoir que c'était exactement pour cela qu'il était venu, il ne put s'empêcher de frémir en répondant par l'affirmative.
— Vous avez une décade avant les fiançailles officielles, ajouta-t-il sur un ton qui se voulait ferme. Les Demoiselles de Terre et de Lumière sont vos principales adversaires, mais je vous en prie, pas de bain de sang inutile.
— Si vous pouvez m'assurer que, outre ces deux-là, les autres ne seront pas un problème, je ferai en sorte de ne pas causer de scène.
Le sourire qui, pour une fois, illuminait aussi ses yeux, donnait à la courtisane l'allure d'un serpent prêt à mordre. Nerveux, mais néanmoins conscient d'avoir dit ce qui devait être dit, le roi se releva, inclina la tête pour la saluer. Elle lui adressa un dernier hochement de tête, l'observa disparaître dans l'ombre des corridors secrets du palais en tirant la bibliothèque derrière lui, puis elle ferma les yeux et s'affala contre le dossier de son fauteuil, songeuse.
Les Dames de Terre et de Lumière, avait dit Laurus. Tyrha et Imogen, deux jeunes femmes de son âge environ, qui convoitaient elles aussi le Prince pour des raisons diamétralement opposées.
Tyrha désirait ardemment devenir reine. Unique fille d'une fratrie de cinq, elle avait quinze hivers lorsque ses parents avaient conçu des jumeaux. Ainsi, puisqu'elle n'avait, selon les lois, pas atteint sa majorité à la naissance de ses premiers petits frères, c'était à l'un d'entre eux que la province de Terre écherrait. Et Tyrha de Terre, elle qui toute son enfance avait grandi avec la claire idée de devenir l'héritière de son père, se retrouvait sans rien.
N'ayant aucune réelle liaison sentimentale avec le Prince, un simple scandale politique suffirait à l'éliminer définitivement, et des ébauches d'idées se dessinaient déjà dans l'esprit d'Eliane. Un rictus lui échappa alors qu'elle se fixait sur l'une d'entre elles et commençait à envisager les possibilités d'approche.
En revanche, Imogen de Lumière serait une toute autre paire de manches. Elle était née en sachant qu'elle ne pouvait prétendre à diriger sa province puisque son aîné, Aimeryc, avait déjà cinq hivers de plus qu'elle. Mais la vérité était qu'avec Imogen, les titres importaient peu, car sa relation avec le Prince, elle, était l'objet des murmures de la Cour depuis de longues lunes. Eliane fronça les sourcils en réalisant que l'évincer serait bien plus complexe que pour Tyrha, et qu'il faudrait en outre trouver une méthode suffisamment subtile pour ne pas éveiller l'attention de la Cour, qui gardait ses yeux braqués sur la favorite de l'héritier.
Elle considéra aussi, l'espace de quelques instants, les autres concurrentes potentielles. C'étaient majoritairement des femmes la petite noblesse aux ambitions démesurées, à qui le Prince Vilhelm n'accordait pas plus d'importance qu'aux souris dans ses cuisines. La seule qui puisse, politiquement, représenter un potentiel danger, était Karashei, Demoiselle d'Eau, mais elle était encore trop jeune pour prétendre à un mariage pour la Couronne. Néanmoins, Eliane se promit de la surveiller de près afin d'éviter que la situation ne lui échappe à cause d'une stupide erreur.
Pensive, elle claqua des doigts. Le serviteur, qui s'était esquivé à l'arrivée du roi, revint dans la pièce et se planta devant elle en attendant ses instructions.
— Va me chercher le Général Sethardi, ordonna-t-elle.
Il fit volte-face en direction de la salle commune, où la fine fleur de l'aristocratie continuaient de festoyer au son de l'orchestre. Lorsqu'il fut parti, Eliane plongea la main dans une poche dissimulée en haut de sa robe, et en sortit un petit cristal translucide.
— Astryd, souffla-t-elle à mi-voix.
La gemme étincela dans sa paume, et bientôt, une voix claire, féminine, s'en éleva :
— Eliane ?
— Prépare de la poudre de rose ombreuse ; je t'enverrai quelqu'un.
— Tout de suite.
Le cristal scintilla encore un instant, puis son éclat se ternit. Eliane le rangea prestement dans sa robe, juste à temps pour que Sethardi, qui venait d'entrer, ne le voie pas. Il lui adressa un hochement de tête courtois, vint se placer debout, face à elle, tel un soldat qui s'adressait à son supérieur. Eliane esquissa un semblant de sourire en le voyant planté là, clairement gêné. Habituellement, le boudoir était un lieu exclusivement féminin, mais la jeune femme se permettait bien souvent des libertés au palais, et celle-ci n'était certainement pas la première, ni la dernière. Par ailleurs, c'était le meilleur endroit pour être discret, outre évidemment les quelques petits couloirs obscurs et peu fréquentés ; mais là-bas, on risquait bien souvent d'être entendu par un serviteur, tandis que ceux qui travaillaient ici étaient muets et illettrés.
— Ma Dame ? interrogea Sethardi.
Elle jeta un regard glacial au domestique, qui était entré en même temps que le Général. Il décampa comme s'il avait le diable aux trousses, et alors seulement, elle se permit de répondre :
— Général, à quoi seraient prêts les hommes qui me sont loyaux ?
Le quadragénaire ne répondit pas immédiatement. Il prit le temps de réfléchir, ses yeux gris délavés perdus dans le vague, avant de finalement souffler :
— Pour certains, ils donneraient leur vie pour vous.
Il s'abstint de demander pourquoi elle posait cette question. Depuis les hivers qu'il la connaissait, il avait cessé de s'interroger à ce sujet ; Eliane ne posait des questions aussi directes que lorsqu'elle avait une idée en tête.
— Même si leur mort n'est pas honorable ? interrogea-t-elle.
— Oui.
Eliane laissa son dos s'enfoncer dans le dossier rembourré, pencha la tête sur le côté, songeuse. L'idée qui avait germé dans son esprit un peu plus tôt se développait, croissait.
— Très bien. Placez l'un de ces hommes en faction devant la porte de la Dame de Terre dès ce soir. Et qu'il passe voir ma servante, Astryd, avant.
Le Général cilla.
— Devra-t-il...
Il s'interrompit lorsque le regard polaire d'Eliane se ficha dans le sien, lui imposant le silence. Les mots qu'elle avait prononcés la première fois qu'elle lui avait demandé un service lui revinrent en mémoire. Général, moins vous en saurez, mieux vous vous porterez si l'affaire vient à s'ébruiter. Même si cela n'arrivera pas. Et, à voir le léger sourire narquois qui s'étirait lentement sur le visage de la jeune femme, elle songeait à la même chose.
— Très bien, murmura-t-il. Autre chose que je devrais savoir ?
Eliane le remercia d'un hochement de tête, et il s'empressa de changer de sujet, nerveux. Elle avait beau avoir trente hivers de moins que lui, elle parvenait, d'une simple œillade agacée, à terrifier plus des trois quarts de la Cour, y compris le Roi lui-même. Quant à ceux qui ne la craignaient pas, ils étaient soit ses plus proches amis, soit des fous qui n'en savaient pas assez sur elle.
— Dites à mon père de préparer les troupes. Ce sera tout.
Il inclina la tête, tourna les talons. Eliane suivit attentivement son pas martial, un peu trop régulier, jusqu'à ce qu'il quitte la pièce. Il était tendu, inquiet. La perspective d'une guerre ne le réjouissait pas, mais il était hors de question pour la Dame d'Ombre de perdre ce ridicule simulacre de compétition. L'alliance entre les provinces d'Ombre et de Ciel était trop importante pour se permettre des jeux futiles, dusse cela coûter la vie à quelques innocents.
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