L'Exilée (3)
Eliane atteignit sa destination à la tombée de la nuit, quand les derniers rayons rougeoyants se perdaient dans les vastes plaines avaloniennes. Sur sa droite, en direction du nord, un large lac reflétait l'obscurité de la nuit tombante. Loin derrière, même si elle ne les voyait presque plus, elle perçut la douce vibration familière des montagnes du nord, comme une entité vivante dont l'énergie était pareille à son arcane. Elle inspira profondément le parfum glacé de la nuit, chargé d'humidité et de verdure, sourit mais soupira, nostalgique. Quelque part par là, nichée sur un versant abrupt, se trouvait la cité d'Ombre, sa maison. Mais il n'y avait plus personne pour l'attendre là-bas. Son père Zerrhus était mort, son cousin Alzen était à la tête de la province, et même s'ils avaient toujours gardé des relations cordiales, Alzen était profondément indépendantiste. Il se soumettait à la Couronne seulement car Eliane la portait. Pour toute autre Reine qu'elle, il aurait déjà levé l'armée et renié le serment d'allégeance à Ciel.
Elle songea un instant aux petites rues pavées de la ville, aux maisons où tout le monde connaissait tout le monde, aux minuscules villages indépendants épars, perdus dans les vallées, et aux immenses collines vides qui servaient de pont entre Ombre et le reste d'Helvethras. L'ambiance de là-bas lui manquait cruellement. La vie de là-bas lui manquait cruellement. Plus elle y réfléchissait, et plus elle méprisait cette cage dorée dans laquelle elle s'était volontairement enfermée. Elle avait cru pouvoir en tordre les barreaux, mais les gens étaient décidément toujours les mêmes. Il aurait fallu au moins trois générations avec son modèle de règne pour réussir à changer quelque chose, mais elle n'avait ni ce temps, ni les appuis nécessaires. Sans héritier ou héritière, le trône reviendrait à quelqu'un de la famille de Vilhelm, et tout retomberait à la case départ. Tant d'efforts vains, tant d'énergie et de sacrifices... songea-t-elle amèrement. Tout ça pour quoi ? Ça ?
Morose, elle secoua la tête, grommela dans sa barbe, essayant de chasser les pensées noires. Elle n'avait guère l'intention de se morfondre, surtout dans le cadre actuel. Elle avait choisi son chemin, une route étroite et sinueuse où il suffirait d'un rien pour basculer. De toute manière, sa position déjà précaire l'exigeait.
Avec une brève pensée pour Karashei, qui aurait adoré le paysage si elle avait pu être ici et non portée disparue depuis près de deux décades, elle pressa ses talons contre les flancs de son cheval pour le lancer au trot, rejoignit le groupe sans crainte, son cheval gardant le pas assuré malgré le terrain rocailleux où plus d'un homme aurait trébuché mille fois. Une fois en bas, elle réajusta la capuche sur sa tête. Ils n'étaient censés rejoindre leur destination, un poste-frontière helvetrien, que le lendemain matin, raison pour laquelle elle avait planifié la rencontre cette nuit.
Aussi silencieusement que les sabots des chevaux le permettaient, elle et ses hommes trottèrent vers le lac en utilisant le couvert des collines pour tromper la surveillance des gardes. Ils avaient abandonné une petite partie de leur escorte un peu à l'est en guise de diversion, dans un campement bruyant et lumineux situé entre la cité Lumière et ses plus proches villages, et avaient cavalé à bride abattue en direction du lac.
Le temps qu'ils parviennent sur les berges rocailleuses, les derniers rayons de soleil avaient disparu, et la lune se dissimulait derrière de lourds nuages. Invisibles ou presque, ils ralentirent, à la recherche de la fissure, cette petite grotte encastrée dans l'une des collines, à quelques pas seulement du lac.
Ce fut Mattias qui finit par discerner la crevasse entre deux blocs rocheux couverts de mousse. Elle était à peine assez large pour laisser passer un homme de côté. Eliane mit pied à terre, laissa deux soldats passer devant, puis s'engagea à leur suite, une main posée sur la dague à sa ceinture. Ils progressèrent de longues minutes entre les parois étroites, avançant à tâtons, jusqu'à parvenir à un espace un peu plus large où ils s'immobilisèrent.
— Arika, souffla Eliane.
Le cristal qu'elle tenait dans son autre main s'illumina de l'intérieur, révélant une petite grotte. Les gouttes d'eau qui tombaient de temps en temps du plafond s'écrasaient sur des stalagmites d'un blanc lumineux, scintillant. Eliane passa doucement une main dessus, songeuse, esquissa un semblant de sourire en s'éraflant le doigt sur le bord saillant d'une pierre. Il y avait à peine assez d'espace dans la caverne pour que quatre personnes s'y retrouvent, et chaque son résonnait le long des corridors. Elle fit un signe à Mattias de rester avec elle. Protecteur, il se plaça devant elle et tira une courte dague, adaptée à l'espace restreint dans lequel ils étaient enfermés. Les trois autres soldats qui étaient entrés avec elle s'alignèrent dans le corridor.
Le temps, rythmé par les chutes irrégulières de gouttes qui tombaient sur les stalagmites, s'étira dans les ténèbres comme un voile sombre. Eliane avait dissimulé son cristal sous sa cape afin d'étouffer son éclat, tant bien que, les yeux ouverts ou fermés, elle ne voyait aucune différence.
Enfin, des bruits de pas, lourds, quoique étouffés, résonnèrent au loin. La souveraine tendit l'oreille, patiente. Les échos de la grotte s'embrouillaient, se chevauchaient, l'empêchant de pouvoir discerner le nombre de personnes, mais au crescendo de leurs sons, elle sut qu'ils se rapprochaient. Elle passa une dernière fois en revue les multiples, presque innombrables raisons, qui l'incitaient à faire ce qu'elle allait faire, inspira profondément. Son cœur battait, lent mais fort, dans sa poitrine ; elle sentait chaque coup se répercuter dans ses os. Dans les ténèbres, elle sentit l'ombre qui avait longtemps guetté son cœur s'étendre comme une marée sombre, un courant traître qui déferla dans ses veines. Elle inspira profondément, presque anxieuse.
Un homme apparut. La lumière éblouissante de sa torche jetait des ombres profondes sur les plis de son visage, et donnait à ses yeux sombres un éclat rougeoyant, presque sauvage. Il fixa un instant Eliane, puis Mattias, puis acquiesça, et s'écarta sans un mot. Un autre suivit, plus petit, à peine plus jeune. Eliane lui aurait donné une soixantaine d'hivers, même si ses cheveux sombres gardaient leur noir brillant. Sa face arrondie, un peu cireuse, était celle d'un homme qui n'avait jamais vécu dans le besoin. Sans être replet, il était empâté, un peu bedonnant, serré dans un vêtement qui l'engonçait. La peau de ses joues était molle, tombante. Son regard paraissait terne, un peu vitreux, mais Eliane savait qu'elle ne devait pas s'y tromper. Elle inclina poliment la tête sur le côté, il fit de même.
Ils se fixèrent un moment dans un silence quasi absolu, qui ne fut rompu que par le bruit d'une goutte d'eau solitaire qui s'écrasa sur la pierre. Eliane attendait, curieuse.
— Pourquoi ? demanda-t-il finalement.
— Le combat que j'ai mené ces dernières années est perdu, répondit-elle platement.
— Ce n'est pas ce que mes rapports disent. Les patrouilles se multiplient, on me rapporte que la population se porte de mieux en mieux...
Elle sourit doucement à l'idée d'espions avaloniens dans ses villes. Quelques hivers plus tôt, elle les aurait considérés comme une menace à éradiquer, mais désormais, le fait qu'ils soient infiltrés – probablement aussi dans les hautes sphères du palais – était presque plaisante. Cela ne faisait que confirmer ce qu'elle pensait déjà : que nettoyer Ciel équivalait à dératiser une grange infestée, dotée de millions de cachettes et d'un véritable réseau de galeries souterraines. Il aurait réellement fallu au moins trois générations de travail acharné pour chasser définitivement les traces de l'occupation d'Avalaën, et purifier la noblesse de ses tares héréditaires.
— Certes. Mais une fois que j'aurai disparu, qui continuera à tenir les rênes ?
L'Empereur d'Avalaën sembla un instant perplexe, comme s'il se demandait si elle l'avait amené là pour lui demander de la tuer.
— J'ai entendu les rumeurs de complots envers vous, mais...
— Vos informateurs ont un peu de retard, répliqua-t-elle. Partiellement parce que je continue à étouffer l'affaire du mieux que je peux, mais mes ressources s'amenuisent. Cette rencontre, c'est mon dernier mouvement.
— Vous en êtes certaine ?
— Absolument.
Ses yeux de glace étincelèrent, et Dieter baissa la tête, songeur. Cela faisait des lunes déjà qu'ils échangeaient à mots couverts à ce sujet, et des bien hivers qu'ils entretenaient une relation diplomatique plutôt bénéfique aux deux camps. Dans leurs lettres courtoises et la précision tranchante des mots, il avait discerné l'esprit affûté de son interlocutrice. Elle ne s'embarrassait jamais de précautions inutiles, et ne se voilait jamais non plus la face, quel que soit le sujet. Elle ne venait pas solliciter son aide, simplement annoncer les évènements.
— Si vous ne le souhaitez pas, les termes dont vous conviendrez avec mon cousin me seront amplement suffisants.
Mais songez à ce que vous pourriez obtenir si vous m'aviez à vos côtés... n'ajouta-t-elle pas. Il le comprit malgré tout.
— Comment vous faire confiance ? releva-t-il.
Eliane esquissa un rictus dur.
— Écoutez vos espions. Quoique de toute manière, cela fera du bruit.
Elle se détourna, entrelaça ses doigts, ajouta du bout des lèvres :
— La prochaine fois que vous chercherez à me joindre, envoyez vos lettres à Ombre.
Ils arrivèrent aux postes-frontière dans le courant de la matinée. Le commandant, qui les attendait avec une impatience mêlée de crainte, avait réservé une chambre presque confortable dans les baraquements du fort pour la souveraine, mais dès qu'elle eut déposé ses affaires, elle demanda à s'entretenir avec lui.
Trois automnes plus tôt, elle était venue vérifier l'état des casernes et la situation générale des frontières. Elle avait ainsi pu découvrir que, si les tensions entre les soldats d'Helvethras et d'Avalaën s'étaient quelque peu apaisées, c'était bien la seule réelle amélioration depuis le début de son règne. Le moral des troupes était au plus bas, l'entretien du matériel était catastrophique. Le traitement des chevaux laissait plus qu'à désirer, quant aux relations entre les gardes des postes-frontières et les paysans qui labouraient les terres proches, il n'y avait rien de pire. Aussi, trois automnes auparavant, elle avait indiqué au grand commandant du poste principal qu'elle escomptait des changements plus que positifs à sa prochaine visite.
Il l'accueillit dans la salle principale, avec des mets qui se voulaient raffinés, produit de la chasse locale. Elle lui adressa un sourire en piquant sa fourchette dans un morceau de lièvre rôti, et il esquissa un sourire nerveux. Il avait beau faire près de deux têtes de plus qu'elle et bien le double de son poids, dès qu'elle le regardait, elle sentait son angoisse. La présence de Mattias juste derrière elle, l'air sévère, n'aidait guère.
— Comment se porte le fort ? interrogea-t-elle d'emblée.
Les salamalecs d'usage, dont Vilhelm ou tout autre membre de la Cour aurait fait preuve, ne l'intéressaient pas. En outre, en attaquant ainsi de front, elle cherchait à le prendre de court. Comme escompté, l'homme, la cinquantaine avancée, des cheveux gris et des plis sur ses joues, parut lutter pour garder un visage neutre.
— Mieux, Votre Majesté. J'ai pris note de vos remarques de la dernière fois, j'espère que vous verrez les changements.
— J'espère.
Elle mordit dans le morceau de viande avec entrain, affamée, s'étonna presque de la qualité de la sauce aux herbes. C'était bon. Mais était-ce ce que les soldats mangeaient ? Il y avait peu de chances. La dernière fois, elle avait exigé les repas de tout le monde, et avait eu de bien mauvaises surprises quotidiennes. Aujourd'hui, pour la forme, elle avait évité de poser ses exigences dès le début, sachant maintenant que le commandant Kilean, aveuglément loyal à Aymeric, irait se plaindre par courrier sitôt qu'elle aurait le dos tourné, et Aymeric remonterait nécessairement la plainte à Vilhelm.
— D'où vient la viande ? s'enquit-elle.
Puis, en voyant l'anxiété pointer dans les yeux noirs du commandant, elle ajouta :
— Elle est excellente.
— Ah ! sourit-il, soulagé. L'un de nos nouveaux, Ydar, est un excellent chasseur.
Elle acquiesça, termina son repas en silence, sans que l'homme n'ose l'interrompre, puis se leva.
— J'aimerais visiter les chambres.
Le désespoir sembla tomber sur Kilean comme une chape de plomb, il dut lutter pour se retenir de se tortiller comme un enfant pris en faute sous le regard de sa mère.
— Ah, mais...
— Mais ? releva-t-elle un peu plus sèchement.
— Non, rien, Altesse. Suivez-moi.
Abattu, il la guida dans le fort, d'abord dans la cour interne. Malgré le fait que ce ne soit que le début de l'automne, il faisait frais dans la grande cour rectangulaire, aussi Eliane remonta-t-elle son châle sur ses épaules. Elle ne portait, contrairement au reste des hommes présents, qu'une chemise, quoique épaisse, et un long pantalon tombant. Ses longs cheveux blancs étaient ramenés en une large tresse, agrémentée de fils d'or, dans son dos. Elle avait refusé le port de la couronne ou d'un quelconque diadème, ainsi que les longues robes traditionnelles.
— N'avez-vous pas froid ? interrogea craintivement Kilean.
Elle lui adressa un sourire amusé, et un flocon solitaire voltigea le long de ses doigts. L'homme déglutit.
À son arrivée dans les chambres, les soldats l'accueillirent avec un mélange de crainte et de mépris. C'étaient tous des hommes de la province de Lumière, fidèles à Aymeric, et malgré les années, le ressentiment du Sire de Lumière à l'égard de la souveraine demeurait, et se perpétuait dans les terres. Elle les salua, froide mais polie malgré tout, inspecta les pièces une à une. Les constats progressifs lui tirèrent des sourires amers.
L'isolation n'avait absolument pas été repensée, la propreté non plus. Quant au problème de rats, il semblait à première vue avoir été éradiqué, mais elle finit par apercevoir, dans le coin d'une chambre, une petite bête aux yeux noirs comme la nuit et aux dents acérées, acculée dans un coin. Les trois hommes avaient dressé une planche pour former une barrière et empêcher le raton de s'enfuir, et l'asticotaient avec des branches pointues, s'amusant de ses cris. Irritée, elle s'éclaircit la voix, mais, trop occupés par leur jeu, ils ne tournèrent même pas la tête. Elle s'avança à pas de loup, jusqu'à ce que l'un d'entre eux note sa présence dans le coin de son champ de vision. Il s'immobilisa d'un seul coup, et les deux autres se raidirent à leur tour en comprenant.
Elle n'accorda qu'un bref regard, glaçant et dédaigneux, à leurs faces soudain blêmes, puis s'avança. Faisant fi des petits crocs aiguisés du rongeur, elle l'attrapa par la peau du cou comme elle aurait attrapé un chaton, le porta sous le nez du commandant. L'animal émettait de petits cris plaintifs, se tortillait en essayant de mordre, mais ne parvenait pas à s'arracher à la prise de la femme.
— Voudriez-vous m'expliquer ?
Le commandant ne pipa mot, et elle ne le poussa pas. Elle se contenta de se pencher, libérer le raton, qui détala à toute vitesse, puis continua sa route comme si de rien n'était. Elle savait que le message était passé.
Trois jours plus tard, elle venait d'arriver à un avant-poste positionné dangereusement proche d'un village avalonien, quand un cavalier en approche fut annoncé. Alors qu'elle était au pied de la tourelle de pierre, il déboula au galop dans le camp, sauta à bas de son cheval, confia les rênes au premier palefrenier venu, la salua à peine, et fila droit en direction de Mattias. Ce dernier prit la missive, acquiesça, puis la lut, avant de la froisser et de la fourrer dans sa poche, et Eliane préféra s'éloigner.
Bien plus tard, le soir, Mattias vint la retrouver dans la tente qui avait été montée à son intention juste à côté du petit fort composé de trois tours. Il faisait frais entre les lourds draps, puisqu'un seul brasero sur les cinq avait été allumé, mais cela ne dérangeait nullement la jeune femme. À son arrivée, elle leva la tête, s'assit sur le lit de camp sur lequel elle s'était allongée pour lire un ouvrage à la lueur des flammes.
— Le Roi me convoque de toute urgence à Ciel, annonça Mattias à mi-voix.
Même s'il n'y avait en principe personne aux alentours de la tente, sa voix ne porta guère plus loin que ce qu'Eliane aurait pu entendre. Elle hocha lentement la tête, et un sourire fugace, quoique lumineux, ourla ses lèvres.
— Ainsi donc, il vient de l'apprendre.
Le Général ne pipa mot, mais la pointe d'anxiété dans ses yeux verts-gris était suffisamment parlante. Il haussa les sourcils.
— Souhaitez-vous changer...
— Non, trancha-t-elle sèchement. Tiens-t'en au plan dont nous avons convenu. Je retournerai à Ciel d'ici deux à trois décades, le temps de finir ma visite et de faire le trajet. Mais prépare le nécessaire... et préviens Astryd.
La servante et amie d'Eliane n'était pas du voyage, légèrement souffrante quelques jours avant le départ. Du moins était-ce la version officielle, puisqu'en vérité, elle se portait parfaitement bien. Elle s'était simplement contentée de tout mettre en place afin que Vilhelm découvre le pot-aux-roses en l'absence de son épouse.
— D'autres questions ?
— Non, Ma Reine. Je serai parti à l'aube.
Elle acquiesça, mélancolique, et il tourna les talons.
Malgré les magnifiques paysages qui défilaient, Eliane trouva le voyage du retour fade et lent. Il lui tardait, désormais, d'être libérée du poids de ces responsabilités qui lui incombaient. Mais au lieu de prendre les grandes routes qui leur auraient raccourci le trajet, ils avaient choisi de faire le tour, de remonter le long du lac puis de croiser à travers les vastes plaines vides que se partageaient les provinces d'Ombre et de Lumière. En journée, elle pouvait discerner la silhouette menaçante, et pourtant si familière, des montagnes de chez-elle, et l'idée d'être loin lui transperçait le cœur. Elle aurait presque voulu s'enfuir, couper court à tous ces simulacres, mais elle tenait au moins à faire les choses dans les formes et à poser les bases d'une nouvelle politique avant de partir.
Enfin, au détour d'une haute colline, se dessinèrent les remparts de la cité de Ciel. Ils y entrèrent par la porte sud, empruntant le pont de l'Aube Rouge, et elle ne put s'empêcher d'arrêter la cohorte au milieu du large pont, juste pour quelques minutes. Cinq à six toises en-dessous, les flots rugissants de l'Irava, le profond fleuve qui avait emporté Karashei, rugissait. Le niveau de l'eau était encore haut, rappel de l'inondation qui avait causé de grands dommages dans la province de naissance de son amie. Avec un soupir, Eliane remonta en selle, songeant que, au moins, les deux filles de Karashei étaient en sécurité à Ombre, et rien là-bas ne pourrait leur causer de tort.
Les rues étaient, comme souvent, agitées et remplies, mais on s'écarta sur le passage de la troupe royale. Eliane fut à la fois saluée et huée de toutes parts, mais ne prêta aucun regard à la population. Le regard fiché sur les murs internes, qui délimitaient le palais, elle garda la tête haute et l'esprit absent, jusqu'à parvenir dans la cour. Cependant, une fois à l'intérieur, elle sentit une pointe d'appréhension traîtresse se nicher dans son cœur. Un bataillon de gardes l'attendaient et, un peu plus loin, les vautours de la Cour, prétendant être occupés, lui glissaient subrepticement des regards mauvais. Elle serra les dents à la vue de Mattias.
— Votre Majesté.
Assez fort pour que le reste des soldats l'entendent distinctement, et pour que les vautours captent au moins le sens de la discussion, il se pencha pour lui expliquer :
— Vous êtes accusée de haute trahison envers la Couronne d'Helvethras. Sur décision du Roi, vous êtes invitée à demeurer dans vos quartiers jusqu'à ce que vous soyez conviée au jugement.
Elle sourit, ne feignant qu'à moitié l'amertume.
— Et si je refuse ?
— Je vous en prie, Ma Reine, ne faites pas de scène.
Ils échangèrent un bref regard, et il inclina imperceptiblement la tête. Elle poussa un long soupir, approuva.
— Très bien. Serai-je au moins libre d'aller et venir à ma guise ?
— Seulement accompagnée par vos gardes ou moi-même.
Ainsi donc, encadrée plutôt qu'escortée, elle s'engagea dans les longs couloirs jusqu'à la suite royale. La procession, qui tenait davantage de l'exhibition d'un animal de foire à ses yeux, transforma bien vite son appréhension et sa crainte en fureur, mais elle s'imposa une absolue maîtrise de ses émotions et de ses expressions. Seuls ses yeux azurins, que de rares osèrent croiser, véhiculèrent ne serait-ce qu'un peu la rage qui l'habitait.
Dans la suite royale l'attendait Astryd, affalée sur un fauteuil en l'absence du maître et de la maîtresse des lieux. Quand les portes refermèrent sur les regards curieux et les oreilles traînantes, Eliane l'interrogea silencieusement du regard.
— Il a trouvé la lettre. Et celles d'avant.
Comme prévu, sous-entendait son ton, mais ni l'une ni l'autre ne se permirent des commentaires qui auraient pu être entendus. Elles savaient toutes les deux qu'Eliane était désormais sur le fil du rasoir, espionnée par tous ceux qui guettaient le moindre de ses faux-pas.
— Le livre ? demanda Eliane.
Astryd indiqua le dessous du lit.
— Et pour le reste ?
Un bref soupir échappa à la servante, qui croisa ses mains dans son dos et s'étira longuement, courbant le dos comme un chat.
— Ils sont en train de rassembler tous ceux qui auraient des témoignages fiables pour te descendre. Laurus est revenu, et depuis qu'il est là, Vilhelm est encore pire.
— Il n'y a pas que ça à mon avis. C'est presque la mi-automne. Les effets du sortilège d'Aitah doivent s'être dissipés.
Astryd haussa les sourcils, sa bouche s'ouvrit légèrement.
— Ah.
— Oui.
Contre toute attente, Eliane considéra un long moment la situation, et finit par pouffer doucement. La nature reprenait ses droits, les sentiments revenaient. Si, comme elle l'anticipait, les effets du sortilège des cœurs brisés s'était dissipé, Vilhelm devait être en train de souffrir mille morts en redécouvrant l'impact que la mort d'Imogen avait réellement eu sur lui. Elle l'avait soustrait à cette douleur durant près de quinze hivers, renouvelant à sa demande le sortilège dès que cela s'était fait nécessaire. Mais par un étrange concours de circonstances – ou son propre oubli subconscient – elle n'avait pas été là cette fois-ci, au moment fatidique. Étrangement, cela pourrait peut-être même l'aider encore davantage.
Elle s'assit dans le siège à côté de son amie, affala sa tête contre le dossier avec un soupir.
— Qui est dans la liste des témoins ?
— De ce que j'ai entendu, Laurus évidemment, Tyrha, de nombreux vieillards aigris qui se targuent d'être de bons conseillers...
— Et ? interrogea Eliane en voyant qu'Astryd paraissait hésiter.
— Elliott.
La souveraine cilla.
— Pardon ?
— Je ne sais pas, c'est une rumeur qui court les corridors ! se récria Astryd en levant les mains. Mais il n'empêche que je l'ai entendue plus d'une fois. En revanche, je n'ai pas eu l'occasion de lui parler, il me fuyait comme la peste jusqu'à ce que je me fasse enfermer ici.
Eliane haussa un sourcil, essayant de comprendre les raisons qui pousseraient Elliott à témoigner contre elle, mais n'en vit aucune qui paraisse valable. Elle finit par repousser le problème, sachant pertinemment qu'elle reviendrait dessus plus tard, en temps et en heure.
— D'autres encore ?
— Des dames et des demoiselles venues de partout s'arrachent la vedette en essayant de sortir les pires racontars qui soient, mais elles n'ont pas vraiment d'intérêt. En principe, tu seras convoquée d'ici trois jours.
— Des revendications imprévues ?
— Pas que je sache.
Durant le reste de l'après-midi, et jusqu'à une heure indécente de la nuit, Eliane lut le livre qu'Astryd avait rapporté de la réserve royale et dissimulé sous le lit : le tout premier exemplaire de la législation helvetrienne. Ligne par ligne, elle décortiqua le manuel, et ne le referma que quand la lune infléchit sa course vers la terre à nouveau. Le lendemain, elle poursuivit sa lecture toute la journée, sans que l'ombre de son époux n'apparaisse dans les pièces qui leur étaient communes. Totalement seules, les deux femmes prirent leurs repas ensemble, discutèrent, jouèrent et travaillèrent comme au bon vieux temps, quand elles grandissaient sous le même toit.
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