La Traîtresse (4)
— Son Altesse Impériale Cassandra d'Avalaën, annonça le héraut à l'entrée d'une voix de stentor.
L'Usurpatrice, compléta-t-elle en s'avançant dans le silence pesant qui régnait. Elle chercha du regard le trône occupé, mais il n'était étrangement pas occupé par celle à qui elle s'attendait. C'était Raven qui était installé dessus, l'air incertain face à la foule massée au centre de la salle. Elle plissa les yeux, curieuse, à la recherche de la mince silhouette qu'elle s'attendait à trouver à l'origine, finit par la repérer dissimulée dans l'ombre d'un mur. À la manière dont elle se tenait, Cassandra comprit qu'elle ne souhaitait pas être exposée avant qu'elle n'en décide autrement, aussi la jeune femme s'avança-t-elle vers le trône vacant à la droite de son époux. Ce dernier avait tenté de cacher sa perplexité, mais il paraissait malgré tout plus que confus de pouvoir s'asseoir sur le siège qu'il occupait depuis sa majorité.
— La séance matinale est ouverte !
Cassandra fronça les sourcils en direction du héraut, qui portait clairement les insignes de Wikandil sur ses épaulettes. Elle-même, malgré la situation planifiée, ne savait trop sur quel pied danser. Elle jeta un coup d'œil en biais à Raven, qui crispait les mains sur ses accoudoirs, le détailla en silence. En principe, la séance de doléances était d'abord ouverte aux habitants du palais, et ensuite seulement au peuple. Cependant, seuls les conseillers les plus proches de l'Empereur étaient présents ce matin, et à leurs expressions, elle devinait qu'ils n'avaient pas seulement été invités... mais plutôt incités à venir.
Le seul qui manquait cruellement à l'appel dans cette foule familière était l'opraki, le conseiller spirituel de l'Empereur. Il n'était pas vraiment un ministre à part entière, et sa présence n'avait jamais été obligatoire, mais il avait été si souvent présent que Cassandra ressentit son absence comme un vide inhabituel à la gauche de son époux.
— Eh bien, les doléances sont aussi moroses que dans mes souvenirs...
La voix traînante, moqueuse, s'était élevée depuis le coin d'ombre où se cachait Laëtitia. Elle s'arracha lentement à l'appui du mur, se déplia comme une araignée dans sa longue robe noire étroite, s'approcha à pas lents de l'estrade. Ses bottines cloutées claquaient contre le sol, ses épaulettes d'acier étincelaient dans l'éclat du soleil qui traversait les fenêtres.
— Que fait-elle ici, Kalekti Sen ? Pourquoi les gardes ne l'ont-ils pas jetée dans les cachots dès son arrivée ?
La voix d'un conseiller, l'un de ceux que Cassandra appréciait le moins parmi le petit groupe qui de toute manière la haïssait profondément, s'était élevée dans le silence tranchant. La jeune femme nota les bordures bordures d'or et de vert sur la robe de sa mère, qui dessinaient un complexe motif de feuillage.
— J'espérais en vérité que l'Empereur voudrait bien m'accorder une audience, expliqua-t-elle paisiblement. Il s'avère que le mariage de ma fille a, quelque part, uni Wikandil et Avalaën... ce qui nous épargne à tous une pénible guerre qui dure depuis de trop longues saisons.
Un bruissement de mécontentement parcourut le petit groupe qui faisait face aux nouveaux époux.
— Aussi la population de Wikandil sera ravie d'apporter son aide militaire aux courantes et futures conquêtes d'Avalaën. Je ne suis qu'une porte-voix pour le peuple, aujourd'hui, ajouta-t-elle avec un sourire rusé.
Une porte-voix qui a supplanté la garde en une nuit pour la remplacer par la sienne... songea Cassandra avec un fin sourire.
— Bien sûr, je ne resterai que si l'on veut de moi...
Laëtitia se tourna vers Raven et Cassandra, l'air de leur demander leur avis, même si tous les deux savaient très bien que ce n'était pas une question. Elle resterait, que Raven refuse ou non ; elle le contraindrait à accepter d'une manière ou d'une autre. La seule chose que sa fille ne comprenait pas, désormais, était pourquoi elle adoptait une approche aussi pacifique. Pourquoi ne s'était-elle pas déjà emparée du pouvoir ? Elle l'avait à portée de main, elle n'avait qu'à se saisir de la couronne de l'Empereur. Il n'oserait pas la lui refuser, pas avec les gardes aux écussons de Wikandil postés partout autour, dans l'ombre des colonnades.
— Ce serait un honneur, répondit enfin Raven d'une voix que Cassandra trouva étonnamment ferme, d'avoir enfin les terres libres de Wikandil pour alliées et non pour ennemies. Je suppose que nous officialiserions cela avec un traité ?
— Ce serait en effet l'idéal.
— Alors permets-moi de t'inviter à séjourner dans le palais au moins jusqu'à sa signature, Laëtitia Sen.
— Mais Kalekti S... voulut se récrier l'un des ministres.
Ce fut Cassandra qui le fit taire, le foudroyant d'un regard si polaire, si similaire à celui de sa mère, qu'il en ravala son cri. La jeune fille discrète et délicate, qui n'attirait pas l'attention plus que ce n'était nécessaire, avait disparu. Et même si cette attitude assurée ne lui était pas non plus naturelle, elle l'avait tant de fois exploitée qu'elle pouvait presque s'en couvrir comme d'une seconde peau, d'un masque invisible. Prétendre. Quel que soit le palais, quels que soient les enjeux. Ne jamais dévoiler ses faiblesses, ne jouer dessus que si c'était avantageux.
Laëtitia, elle, se contenta d'un fin sourire.
— J'en serais ravie. Merci pour ton invitation, Kalekti Sen, j'espère que nous pourrons attaquer les négociations au plus vite.
Elle pivota vers les conseillers avec son rictus de vipère, et ils blêmirent en se rappelant brusquement à quoi avait ressemblé l'Empire lorsqu'elle le gouvernait. La plupart d'entre eux avaient lutté la moitié de leur vie pour la chasser du trône, et ils avaient espéré s'être débarrassés d'elle après la révolte, mais elle était soudain de retour, aussi à l'aise dans le palais que si elle ne l'avait jamais quitté.
— Messires, je conçois que nous ne sommes pas quittés en bons termes... mais comprenez que je n'ai d'intérêt que pour les terres libres et le bonheur de ma fille. Le reste est obsolète, désormais.
À leurs expressions, ils ne croyaient pas un mot de ce qu'elle disait, mais il était difficile de le remettre en question pour le moment, aussi se contentèrent-ils de la laisser s'esquiver sans attendre la permission impériale, marquant de ce simple départ le nouveau rapport de forces entre la Couronne et elle.
Ce départ aussi soudain plongea Cassandra et Raven dans une totale perplexité, et ils se concertèrent d'un regard incertain. Cassandra en particulier ne savait soudain plus quelle part de cette histoire était un acte, et de quelle manière sa mère voulait dominer Avalaën si elle se contentait d'un simple traité. Mais, clouée à son siège par ses nouvelles obligations, elle endura en silence sa toute première séance de doléances aux côtés de Raven dès que les portes furent ouvertes au reste de la noblesse du palais, puis au petit peuple. Se sachant peu expérimentée, elle laissa totalement son époux gérer la situation, se contentant d'écouter et d'observer, songeuse. On était loin de la conquête sanglante et des grandes batailles qui avaient été menées dans son enfance par Laëtitia aux frontières wiccanes.
Néanmoins, le bruit du retour de l'usurpatrice semblait s'être répandu comme une traînée de poudre, car elle nota bien des regards nerveux dans sa direction, des œillades suspicieuses qui ne lui avaient plus été adressées depuis des lunes. Et Raven sembla également en prendre un coup, car l'attitude de défiance du ses courtisans à son égard était soudain nettement perceptible dans la prudence avec laquelle ils s'adressaient à lui. De petits groupes de concertation s'étaient formés, profitant de la foule matinale pour essayer d'être discrets, n'y parvenant guère pour l'œil acéré de Cassandra.
La matinée s'acheva sur une lente procession de paysans venant de l'est, qui se plaignaient des incursions régulières des soldats de Kalven dans la forêt d'Ansava. Ils habitaient loin, à plus d'une semaine à cheval, mais ils avaient fait le choix de venir malgré tout au palais eux-mêmes, trois chasseurs étant déjà morts à cause des soldats kalveniens. Cassandra nota dans un coin de son esprit que la menace kalvenienne se faisait de plus en plus perceptible, et qu'elle devrait en parler à sa mère. Elle savait qu'Avalaën déployait une partie de son armée dans le secteur justement pour empêcher ce genre d'incidents, mais il semblait que cela ne soit plus assez. Était-ce à cause des guérillas au nord, avec Wikandil ?
Elle plissa le nez. La géopolitique n'avait jamais été son sujet de prédilection, même lorsque des tuteurs la lui enseignaient, petite. Elle n'avait aucun mal à retenir les noms, mais se rappeler les relations entre chaque ville, pays ou famille influente était autrement plus complexe. Elle se fit la promesse d'en discuter plus tard avec sa mère puis, lorsque le héraut signifia la fin des audiences, elle prit la main que Raven lui tendait, se redressa avec lui, et quitta la pièce en se demandant pourquoi le contact de sa main était aussi agréable, malgré la tension qui les habitait tous les deux.
Il la conduisit au travers des couloirs, leur escorte wiccane sur leurs talons, muets mais vigilants, jusqu'à une petite salle en haut d'une tourelle à laquelle Cassandra n'avait jamais accédé par le passé.
— Laissez-nous, commanda-t-elle lorsque l'un des gardes fit mine d'entrer avec eux.
Il mit quelques angoissantes secondes à considérer l'ordre avant de finalement s'y plier, reculer et fermer derrière eux après avoir soigneusement vérifié que la pièce ne semblait pas avoir d'autre entrée... ce qui était un pieux mensonge dans ce palais. Cassandra avait bien vite appris que c'était un nid de fourmis, avec des couloirs cachés derrière des pierres soi-disant épaisses, des murs qui avaient plus que des oreilles et parfois même des yeux, et qu'un placard pouvait toujours être l'entrée d'un passage secret. Néanmoins, elle songea que la dernière chose que Raven voulait peut-être actuellement était d'être écouté, et que par conséquent il avait choisi un lieu peu accessible, aussi protégé que possible.
— Je vais avoir besoin d'explications... grommela-t-il en s'affalant sur une chaise.
Il riva son regard ébène dans ses yeux violets, et Cassandra frémit sous l'intensité du contact. Elle s'adossa contre le mur le plus proche et murmura, incertaine :
— Je t'avoue que je ne sais pas non plus... Je ne comprends pas...
— Tu essaies peut-être de me faire croire que tu n'es pas au courant alors que tu planifies ce jour depuis ton arrivée ?
Son ton était rogue et cassant mais, étrangement, elle ne discernait pas d'agressivité latente, pas à son égard en tout cas. Elle rejeta la tête en arrière, détailla les épais blocs de pierre qui constituaient le plafond, souffla lentement en se pinçant l'arête du nez.
— Je n'étais qu'une distraction, admit-elle finalement d'une voix sèche. Je n'ai rien fait moi-même. Jusqu'à ce matin, je n'étais même pas certaine qu'ils soient parvenus à entrer.
— Et pourtant, tu m'as soustrait à l'effet de ce philtre d'attraction.
Elle ne put que hocher la tête. Cela n'avait jamais fait partie d'un quelconque plan. Sa mère escomptait probablement d'elle qu'elle garde Raven sous son influence jusqu'au bout... mais elle n'en avait pas été capable.
— Je ne pouvais pas me résoudre à... t'obliger à assister à tout ceci comme un pantin.
Il encaissa le coup, resta quelques secondes figé, incapable de réagir. À défaut d'un aveu d'amour, c'était au moins une preuve de compassion à laquelle il ne s'attendait certainement plus de la part de la fille de Laëtitia Zaor'Vil. Il s'assit sur un petit tabouret en bois, le regard dans le vague, emporté dans un tourbillon de réflexions dont il ne pouvait s'extraire que par lui-même. Cassandra le laissa réfléchir, car elle faisait de même de son côté, et elle appréciait le silence qui s'était installé.
Il fallait qu'elle parle à sa mère. Elle ne pouvait rester dans cette infernale attente qui l'empêchait de comprendre ce qui se tramait réellement. Mais devait-elle parler à Laëtitia en compagnie de Raven, ou sans lui ? C'était là une question à laquelle elle ne savait pas répondre par elle-même. Peut-être que Mayeri saurait l'aiguiller.
— Tu n'as pas répondu à ma question de ce matin, soupira son époux en se redressant.
Elle blêmit. Qu'est-ce qui était vrai ? Sur quoi avait-elle menti, au juste ? Pas grand-chose finalement, seulement tout ce qui touchait au plan d'invasion, et à une partie de ses souvenirs de Wikandil. Être honnête, autant que possible, avait été son mantra pour séduire le jeune Empereur. Mais elle n'était certainement pas prête à l'admettre.
Raven la regardait droit dans les yeux, et malgré le rapport de forces inversé, Cassandra fut la première à détourner la tête. Était-ce sa trahison ou l'absence de haine qu'il lui témoignait qui la rendait aussi vulnérable, elle n'aurait su le dire. Mais elle était incapable de lui faire face pour le moment.
— Ce n'est pas grave, sourit-il avec un rictus désabusé. Je suppose que tu dois parler à ta mère ?
— C'est le cas, grommela-t-elle.
— Alors vas-y. Pour ma part, je vais aller dîner, et vous me ferez certainement part de vos intentions... plus tard.
— Je ne...
Il pivota, franchit la porte, et la moitié de la garde l'entoura aussitôt.
— Cassandra ? Malgré le philtre d'attirance, malgré la situation, sache que je n'oublie pas ces dernières saisons. J'ai vu une femme que j'appréciais sincèrement, quelque part. Je sais qu'elle est vraiment là.
Et il s'en fut.
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