La Traîtresse (3)
Une main douce effleura son visage, elle tourna vivement la tête pour rencontrer le regard sombre, encore embrumé, de Raven, toujours couché à côté d'elle. Il émergeait lentement des brumes du sommeil, et Cassandra attendait avec une crainte mêlée d'impatience le moment où il réaliserait que tout ce temps n'avait été que faux-semblants. De toutes celles autour de lui, elle l'avait trompé avec le plus de mauvaise foi, jouant de tout, même de son honnêteté, pour se rapprocher de lui.
Il se redressa, et la première chose qu'il fit fut de l'embrasser. Sur ses lèvres, elle perçut les relents aigres de la potion qu'elle lui avait fait boire des heures plus tôt, mais elle s'abandonna à son contact chaud et sa tendresse malhabile, incapable de savoir ce qui le poussait à agir ainsi, indécise quant à l'idée de le repousser. Elle ne pouvait se résoudre à avouer qu'elle appréciait son toucher, mais elle ne souhaitait pas qu'il s'éloigne. Était-ce la solitude de ces dernières saisons qui la poussait à s'accrocher à lui ainsi ?
Alors, dans son étreinte, elle oublia ce qui se jouait en arrière-plan, le coup d'État qui devait avoir lieu en ce moment même s'il n'avait pas déjà eu lieu dans la nuit. Elle abandonna l'idée qu'elle n'était qu'un pion dans les plans de sa mère, elle fit l'effort d'ignorer sciemment l'appréhension qui lui avait étreint la poitrine.
Mais la réalité refit brutalement surface lorsque Raven lui offrit le plus étrange des commentaires :
— Je me demandais si ce serait différent sans être soumis à cette adoration aveugle...
Cassandra cilla, ouvrit la bouche, se tourna, incapable d'émettre un son. Raven se contenta d'un petit ricanement étranglé, plutôt cynique.
— C'est une expérience étrange d'y être soumis. Mais j'aurais presque aimé que tu me laisses ainsi... au moins n'aurais-je pas eu à détourner le regard par la suite.
— Qu'est-ce que...
Il sortit du lit, se releva, s'étira, le rayon de soleil tombant sur son flanc. Cassandra traça du regard la courbe de sa hanche, remonta le long de son dos, croisa à nouveau son regard las et résigné lorsqu'il tourna la tête vers elle :
— Je pensais que tu l'aurais compris... je n'avais jamais demandé à être l'Empereur. Au moins sous ton emprise, j'aurais peut-être pu être dédouané de mes prochains actes... Car je suppose qu'il est advenu quelque chose durant la nuit ?
La rapidité avec laquelle il avait compris la situation la foudroya, mais il la détrompa bien vite :
— J'en étais conscient tout le long. Je n'avais juste... aucun moyen, aucune raison d'agir... Je savais que j'étais biaisé, mais je... refusais, consciemment, d'aller à l'encontre des choses.
Au moment où il terminait sa phrase, la porte latérale grinça doucement, et une silhouette osseuse et voûtée, couverte d'une robe violette qui épousait ses formes maigres, entra dans la pièce. Cassandra s'assit brusquement dans son lit, électrisée.
— Aveltia Sen, salua-t-elle d'une voix âpre, grinçante. Tu devrais te préparer.
Sans discuter, Cassandra se glissa hors de son lit. L'aube n'était pas encore levée depuis bien longtemps, et elle manquait clairement de sommeil, mais elle savait que la journée qui viendrait serait longue. Aussi demanda-t-elle à Mayeri une infusion de thé revigorante, et la vieille sorcière s'esquiva en hochant la tête.
— Bien sûr qu'elle n'est pas muette... grommela Raven après son départ. Je ne suis qu'un pauvre fou, n'est-ce pas ?
Cassandra pinça les lèvres, n'osant pas le regarder en face. Elle savait en arrivant qu'elle devrait mentir comme une arracheuse de dents tout le long de son séjour, mais elle s'était laissée aller au fil des lunes. Elle se détourna lâchement, le cœur serré, guère encline à affronter sa peine et sa colère.
— Juste...
Il la rattrapa par la main alors qu'elle s'enfuyait vers son dressing, et elle ne s'arracha pas à sa prise. Un frisson courut le long de son échine, elle ne put s'empêcher de tourner la tête en entendant son ton rauque d'animal blessé :
— Dis-moi... qu'est-ce qui était vrai ? Sur quoi n'as-tu pas menti ?
Sur mes émotions. Cette fois, elle tira sur son bras, et il la laissa partir presque en courant, ne chercha pas à la retenir. Elle ne pouvait admettre à haute voix ce que sa mère abhorrait au plus au point : qu'elle ait laissé ses émotions prendre le dessus, qu'elle soit elle-même tombée dans le piège qu'elle était en train de tisser. Car, d'une certaine et étrange manière, elle aimait Raven. Elle avait apprécié chaque moment qu'elle avait passé avec lui, et elle avait craint et détesté chaque instant où elle le trahissait consciemment.
Elle ferma derrière elle la porte du dressing, et s'y adossa avec une plainte sourde. Le calme qu'elle avait ressenti dans la nuit avait totalement disparu. Elle sentait à nouveau son cœur battre la chamade dans sa poitrine, sa poitrine se soulever trop vite. Un frémissement nerveux agita ses mains, elle les bloqua entre ses cuisses pour ne plus les sentir trembler. Je vais revoir ma mère, songea-t-elle, et cette idée lui fit l'effet d'une piqûre d'abeille. Elle appuya sa tête contre le battant, ses pieds nus sur le carrelage glacé, et ferma les yeux, cherchant à retrouver son souffle et son calme dans le même temps.
Ce fut ainsi que Mayeri la trouva quelques minutes plus tard, tremblant encore par moments, l'œil hagard, incapable de se reprendre. Comprenant immédiatement le problème, pour l'avoir vécu plus d'une fois au cours des lunes passées, elle n'hésita pas. Ses vieux os craquant avec ses mouvements, elle déposa le plateau de thé sur une commode de marbre, s'accroupit près de Cassandra et passa doucement son pouce sur son visage pour essuyer une larme solitaire qui avait coulé.
— Sais-tu qui tu es ? lui demanda-t-elle à voix basse.
Cassandra renifla, se mordit la lèvre.
— Cassandra de Wikandil, asséna Mayeri.
Cassandra la Maudite.
— Cassandra Zaor'Vil, insista-t-elle.
Elle releva la tête, chercha les yeux gris de la sorcière, si pâles qu'ils paraissaient presque se fondre dans le blanc de l'œil sur le pourtour de l'iris, parsemés de points verts, marqueurs de sa sorcellerie. Dans ces yeux, elle vit Wikandil, les forêts profondes, la magie dans laquelle elle avait baigné depuis toute petite. Elle se redressa quelque peu, leva le menton.
— Cassandra de Wikandil, marmonna-t-elle avec une conviction encore vacillante.
— Tu n'as jamais été Cassandra d'Avalaën, et tu le sais. C'était un acte, un simple stratagème pour t'amener là où tu devais être au moment le plus important.
— Mais Raven...
Le regard d'acier de la sorcière s'adoucit quelque peu, elle se releva, la tira debout comme si Cassandra ne pesait rien.
— Tes émotions t'appartiennent, mais elles ne te définissent pas. Tu peux être l'héritière de ta mère et l'aimer malgré tout si tu le souhaites. Cependant...
Elle l'amena face au miroir, et la jeune femme commença à recouvrer un peu de sa volonté d'antan.
— Ce sera difficile. Et contradictoire pour toi. Sache toujours de quel côté penche ton allégeance avant de faire un choix par affection.
Cassandra croisa son propre regard violet, le même que celui de sa mère. Ses cheveux blonds, ses sourcils fins. Sa peau pâle, si pâle. Mayeri attendait patiemment, curieuse de voir sa réaction, décryptant les émotions qui transparaissaient sur son visage sans qu'elle ne cherche à les réprimer.
— Trouve-moi ce corset rouge, commanda-t-elle d'une voix encore quelque peu vacillante. Et la robe noire.
La sorcière s'enfonça dans les piles de vêtements, n'eut pas à chercher bien longtemps étant donné que c'était elle qui rangeait tout. La veille, pendant la cérémonie et la soirée, elle avait elle-même orchestré le déménagement des vêtements de la nouvelle Impératrice dans la penderie impériale attenante à la chambre. Cassandra n'avait pas osé protester que c'était inutile, même si elle était certaine que sa mère envahirait les quartiers le lendemain, car le théâtre était toujours nécessaire aux yeux de la Cour.
Pendant que Mayeri tirait les habits qu'elle cherchait, Cassandra se débarrassa de sa chemise de nuit, se vêtit de bas confortables, en revint au miroir, cherchant sa mère dans le reflet. Elle en vit les échos, chercha à la faire remonter davantage à la surface. Les vêtements aidèrent quelque peu. Si à Avalaën, le noir était la couleur du deuil, à Wikandil, c'était la couleur de la vie, des sols riches et fertiles. Mêlé au rouge impérial discret, le noir profond de la robe lui donna brièvement l'impression de retourner chez elle. Elle leva le menton, pinça les lèvres, prit une expression dédaigneuse et méprisante.
Sa mère était de retour dans ses traits, et ce retour la rasséréna quelque peu. Au fond, d'un côté de la frontière ou de l'autre, avait-elle jamais été elle-même ? Elle n'en était pas certaine, car jouer un rôle à Avalaën n'avait guère été différent de ce qu'elle faisait déjà à Wikandil. Mais c'était ainsi.
Quelque peu rassurée par le masque qu'elle parvenait à endosser aussi aisément, elle laissa maquiller sommairement, puis se tourna à nouveau vers la sorcière :
— Et maintenant ?
Cette fois, sa voix ne vacilla pas, et elles sourirent toutes les deux.
— Laëtitia est dans la salle du trône, répondit Mayeri à voix basse.
Surprenant... songea Cassandra avec une amère ironie.
— Allons-y alors.
Elles prirent toutes les deux le chemin de la chambre, et Cassandra remarqua que Raven n'était plus là. Elle n'aurait su dire si le constat la rassurait ou l'inquiétait. Peut-être les soldats de sa mère l'avaient déjà emmené dans les geôles du palais. Peut-être qu'il s'était simplement réfugié dans son petit bureau. Mais l'une des choses dont elle était au moins presque certaine, c'était que Laëtitia ne le tuerait pas tout de suite. Elle était implacable et parfois cruelle, mais au moins, elle avait toujours un froid sens des réalités. Elle savait très bien ce qu'elle risquerait à faire cela le lendemain d'un mariage.
La surprise vint lorsque, en franchissant la porte de la suite royale, Cassandra se retrouva brusquement encadrée par un groupe de gardes bien plus large que les escortes dont elle avait l'habitude. Elle s'arrêta un instant, jusqu'à ce que l'un d'entre eux, qui semblait être le capitaine, ferme ses deux poings sur sa poitrine et la salue dans le plus pur style de Wikandil. Alors seulement, elle se relâcha visiblement et prit avec eux le chemin de la salle du trône.
L'une des premières choses qu'elle réalisa en parcourant les couloirs, c'était qu'ils étaient étrangement vides pour l'heure. Même les serviteurs se faisaient aussi discrets que possible, rasant les murs lorsqu'ils étaient obligés de passer en public, disparaissant dans les coursives obscures dès qu'ils le pouvaient. La seconde, c'était que les soldats étrangers s'orientaient trop aisément déjà, comme s'ils connaissaient déjà tous les chemins possibles. Ils guettaient les angles morts, anticipaient certaines intersections trop larges en bloquant les couloirs qu'ils n'emprunteraient pas, communiquaient par signes et mots brefs, efficaces. C'était au-delà de ce que Cassandra avait vu de leur part sur les champs de bataille.
Elle demeura plongée dans ses pensées jusqu'à parvenir aux immenses battants de la pièce principale du palais, s'immobilisa un bref instant devant, adressant un signe de tête aux gardes pour qu'ils n'ouvrent pas tout de suite. La Citadelle Rouge était tombée aux mains de Wikandil. Si elle connaissait ne serait-ce qu'un peu sa mère, les vaincus seraient rassemblés dans la salle du trône pour assister à leur propre déchéance tandis que Laëtitia s'emparait du pouvoir. D'après l'allure des gardes, le palais était sous contrôle, mais ils se méfiaient malgré tout de potentielles agressions. La situation semblait donc être plutôt stable, mais elle ne savait pas vraiment à quel accueil s'attendre de la part de sa mère.
Il n'y avait qu'un seul moyen de le découvrir, réfléchit-elle avec une grimace intérieure. Elle se rappela les denses forêts de Wikandil, Ysilvar et ses maisonnettes dissimulées entre les clairières, les tribus libres qui circulaient sans crainte. Le calme qui y régnait, la paix en harmonie avec la nature sauvage.
Elle fit un signe de tête, et les portes s'ouvrirent en grand.
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