L'Usurpatrice (7)
Elle ferma les yeux, se laissa quelques instants ballotter par le pas chaloupé de sa monture, se demandant si sa mère aurait apprécié bénéficier des funérailles d'Esga, ou si elle aurait préféré que son corps soit confié à la forêt, comme dans les traditions wiccanes. Elle n'était plus là pour le dire, et elle n'avait jamais formulé aucun vœu à ce sujet, guère encline à parler de sa mort alors qu'elle pensait sans doute régner encore quelques longs étés. Ainsi, étant donné qu'elle était décédée à Avalaën, Cassandra s'était pliée aux traditions de son nouvel Empire.
Le corps avait d'abord été transporté dans une crypte profondément dissimulée sous le château. Les températures dans cette caverne frisaient celles des hautes montagnes de Wikandil, là où les neiges ne fondaient jamais, car de fines couches de glace se formaient régulièrement sur le lac souterrain. Laëtitia avait été embaumée durant trois jours selon des méthodes connues seules des prêtres d'Esga, qui se transmettaient le secret une fois qu'ils avaient eux-mêmes passé les rites d'initiation. Le résultat était néanmoins saisissant : après les quinze jours supplémentaires de « voyage », où l'esprit de Laëtitia était supposé traverser le rempart du royaume des morts et être accepté dans les jardins éternels de la divinité, son corps était totalement préservé.
Encore maintenant, elle était figée sur sa couche mortuaire fermée, et on aurait dit qu'elle pouvait s'en relever à tout moment. Des larges pierres noires posées sur ses yeux la protégeaient de la lumière du soleil, qui aurait pu l'attirer à nouveau vers la terre où elle avait vécu. Des bracelets de plumes attachés à ses poignets et ses chevilles étaient censés lui donner la légèreté des esprits qui évoluaient dans le royaume des morts, la délester de son poids terrestre.
Derrière eux, un cortège se formait. Laëtitia n'était pas la seule à partir aujourd'hui, et si elle était en tant qu'ancienne Impératrice la seule à avoir son propre bûcher, cela n'empêchait qu'elle serait accompagnée de dizaines d'autres défunts dont les corps rejoignaient progressivement la progression. Cassandra en tête, secondée par Leith quelques pas derrière, descendait la grande rue qui menait du palais directement jusqu'à la plage.
Le vent salé de la mer lui fouetta le visage dès qu'elle quitta le couvert des remparts de la Citadelle Rouge, et son cheval dérapa brièvement lorsque ses sabots s'enfoncèrent dans le sable noir. Les bûchers avaient été dressés la veille. Ils étaient dressés en vérité deux fois par lune, afin d'éviter que les corps ne s'accumulent. Celui de sa mère était le plus proche de la ville, mais si la litière s'arrêta, la jeune femme, elle, poursuivit son chemin.
Le cortège qui s'était formé se rompait progressivement au fur et à mesure que les défunts étaient répartis les uns après les autres en une dizaine de bûchers. Lorsque les presque cent cinquante corps furent placés sur les amas de bois, Cassandra fit faire une volte-face à son cheval, et considéra la rangée funèbre qui s'alignait devant elle. À Avalaën, à l'exception de la famille impériale, tous étaient égaux devant la mort. Riches comme pauvres, jeunes et vieux, ils brûlaient tous de la même manière, et seul l'ordre dans lequel ils s'étaient placés dans la dernière procession déterminerait avec qui ils partiraient.
Cassandra officierait à l'ensemble de la cérémonie, elle le savait. Les opraki, grands prêtres d'Esga, et souvent conseillers du souverain, ne cédaient leur place que devant l'Empereur lui-même, pour peu qu'il soit présent. Et elle avait tenu à accompagner sa mère dans ce dernier voyage. Mais soudain, face à cette foule éplorée qui, comme elle, accompagnait ses propres défunts, elle se sentit immensément seule. Elle n'avait plus personne avec qui partager sa peine, et cette certitude lui serra violemment la gorge.
Elle se saisit de la torche qu'on lui tendait, le crépitement des flammes se mêlant au son du ressac qui déplaçait le sable par vagues régulières. Un vent léger soufflait, agitant les flammèches sans meancer de les souffler, ce qui rassura quelque peu la jeune Impératrice, même si elle n'était pas encore convertie à la foi d'Esga. Car on disait que si la flamme mourait avant que tous les bûchers soient allumés, le malheur s'abattrait sur les familles de ceux qui n'avaient pas pu partir dans la première vague.
— Nous vous disons aujourd'hui adieu, énonça-t-elle d'une voix claire et forte en se saisissant de la feuille qu'un prêtre d'Esga lui remettait. Ziran, Waili, Otra, Neiremi, Sakko, Nerha, Ehwa, Kyano, Barith, Rdawsa, Lonerik, Malsaral. Puissent vos mânes rejoindre celles de vos ancêtres et veiller sur ceux que vous laissez derrière vous.
Un léger murmure lui répondit :
— Au jardin d'Esga ton âme ne nous oubliera pas.
Elle inclina la tête, dessina une étoile à douze branches de sa main gauche, puis se déplaça lentement jusqu'au bûcher suivant, répéta le prêche du départ, et le refit, encore et encore. À chaque nouveau bûcher, les noms des morts étaient consignés juste avant qu'elle n'arrive, et elle leur disait adieu elle-même.
Jusqu'à ce que, enfin, elle parvienne devant celui de sa mère, le dernier, le plus proche de la ville. Sa voix trembla, un frisson parcourut son âme.
— Je te dis aujourd'hui adieu, Laëtitia Zaor'Vil. Puissent tes mânes rejoindre celles de tes ancêtres et veiller sur ceux que tu laisses derrière toi.
Une tristesse étouffante la submergea, elle serra les dents, se forçant à ne rien laisser paraître. Si sa peine et sa rancœur pour son époux étaient constamment utilisées comme des armes politiques, sa douleur pour sa mère pouvait être retournée contre elle à n'importe quel moment. Malgré les lunes qu'elle avait passées au palais, sa mère était restée aux yeux du peuple la seule, l'unique, Laëtitia Zaor'Vil, l'Impératrice Renégate. Elle avait d'abord épousé Karo, le père de Raven, avant de l'assassiner et de s'enfuir. Et si elle avait été officiellement disculpée du coup d'État qu'elle avait orchestré, les anciens de l'Empire n'oubliaient pas.
Alors, Cassandra s'obligeait à aborder une mine de circonstance, peinée mais guère trop déchirée. Elle demeura plantée en face du brasier tandis qu'il gagnait en ampleur, grignotait progressivement le corps inerte, les flammèches s'attachant aux vêtements avant de commencer à mordre la chair dans une horrible puanteur de chair brûlée que les rameaux de cèdre et de sapin ne parvenaient pas à effacer. Une épaisse fumée avait commencé à s'élever des bûchers, formant des tourbillons noirs de charbon et de cendres, soufflée en hauteur par le vent tiède qui descendait des collines et celui, glacé, qui provenait de la mer.
Dans le pieux silence qui était tombé sur la plage, Cassandra osa un instant tourner la tête. Sur le côté du bûcher, Leith, Mayeri, Esirath et quelques autres se recueillaient devant celle qui avait longtemps été la représentation de l'esprit sauvage et conquérant de Wikandil. Et, peut-être, celle qui avait fait tomber Avalaën, au moins le temps de placer sa fille sur son trône. D'autres, soldats, sorcières et généraux, avaient refusé d'assister à des funérailles aussi ésotériques, croyant fermement que le corps aurait dû être rendu au sol de la forêt-mère. Mais Cassandra avait été intraitable, sachant pertinemment qu'elle était encore loin d'être perçue comme l'Impératrice légitime, et refusant d'accentuer la fracture.
Alors, après une dernière salutation à l'esprit de sa mère, qui devrait seul regagner le chemin de la forêt, elle talonna son cheval, et reprit la route du palais.
Les jours filèrent, se transformèrent en décades, se confondirent dans le magma trouble du temps passé. Cassandra perdit le sens de la réalité, jusqu'au jour où, après une énième soirée avec Esirath, ce dernier suggéra presque innocemment :
— Demain tu pourras ôter tes couleurs de deuil.
Alors seulement, elle réalisa. Cinq lunes étaient passées, une durant laquelle elle avait d'abord prétendu que tout allait bien, que Raven ne tarderait pas à revenir, puis quatre durant lesquelles elle avait porté le deuil figuré de son Empereur et de sa mère. La Cour n'était pas dupe, elle savait qu'il était probablement en train de vivre une vie paisible quelque part dans une campagne perdue où personne ne le connaissait. Il y avait eu deux ou trois signalements de sa présence, qui provenaient chaque fois un peu plus du nord-est du territoire de l'Empire. Le dernier en date disait qu'un homme avec une petite fille correspondant à la description étaient passés au village d'Arkein, tout près de la frontière de Wikandil.
Au combien ces rapports soient véridiques – ou du moins ils prétendaient l'être – Cassandra et Esirath les avaient sciemment laissés filtrer dans le palais. Le messager s'était montré bavard, l'expédition de recherche avait été préparée un peu trop ostensiblement, même si elle n'avait finalement rien trouvé. C'était largement assez pour alimenter les ragots et consolider Cassandra dans sa position de régente. Et elle devait admettre, trois lunes plus tard, qu'elle s'était habituée à ce que Raven ne soit plus là pour prendre les décisions. Ses nuits avec Esirath ne débutaient désormais que rarement dans son lit. Souvent, ils s'asseyaient durant de longues heures en début de soirée, parlaient, organisaient, complotaient parfois.
Ils avaient déjà réussi à rallier par une lointaine supposition de mariage le Duché de Boval, qui depuis quelques étés faisait régulièrement valoir des envies d'indépendance, ils anticipaient une campagne contre Tragr et Kalven, deux petites villes sœurs qui avaient formé un état autocratique depuis des centaines d'années. La lente expansion de l'Empire les menaçait sérieusement, aussi avaient-elles fait appel à la province de Laussa qui les bordait à l'Est. Évidemment, le Royaume d'Helvethras, dont Laussa faisait partie, était trop heureux de pouvoir contrer Avalaën. Il s'était empressé d'envoyer un régiment entier défendre chacune des villes, et la conquête stagnait depuis la prise de pouvoir hostile de Laëtitia, un an plus tôt.
— Effectivement... sourit-elle.
Elle appuya sa tête contre son épaule dans un geste affectueux qui lui venait depuis quelques temps plus naturellement.
— Je pourrai peut-être même oser danser avec toi plus d'une valse...
Il pouffa, mais elle entendit sans mal le bref raté de son cœur dans sa poitrine. Elle laissa ses ongles longs glisser doucement le long de sa joue, sur son torse, et elle n'eut pas de mal à percevoir la soudaine tension de son corps. Son sourire se mua en rictus lorsqu'elle sentit, encore une fois, combien elle pouvait l'influencer simplement. En trois lunes, elle avait appris quels gestes le faisaient frissonner, lesquels lui étaient indifférents. Puisant dans ses souvenirs, elle s'était progressivement recréé une garde-robe qui rappelait, sans pour autant la copier totalement, sa défunte mère. Elle le manipulait, doucement, sournoisement, depuis le début de leur relation secrète. Et Mayeri lui avait concocté un parfum qui induisait un manque presque douloureux, qu'elle mettait toujours un peu avant qu'il vienne.
Elle se servait de lui, et si le secret n'avait pas été nécessaire, elle n'aurait guère eu de honte à l'admettre. Elle savait désormais exactement comment détourner son attention d'une conversation, d'un sujet qu'elle voulait traiter autrement. Elle ne rechignait plus à l'utiliser comme émissaire lorsque c'était nécessaire, comme contrepoint à sa voix dans les réunions où elle avait besoin de se faire entendre. Il n'était rarement aussi efficace que lorsqu'il prétendait la contredire pour finalement se ranger à son avis, et entraîner le conseil à sa suite. Il s'occupait également de l'armée du Royaume, et elle avait fini par se résigner à abandonner l'idée de se créer sa propre force personnelle. L'armée de Laëtitia, en pensant être acquise à Cassandra, obéissait toujours plus à Esirath malgré tout, et l'armée originelle d'Avalaën était un gruyère lorsqu'il s'agissait d'espions et de traîtres. Cassandra n'avait aucune confiance en eux, plutôt à juste titre.
— Nous pourrions peut-être même dîner ensemble un soir...
— Doucement mon cher, tu ne voudrais pas être le terrible opportuniste qui manipule une pauvre jeune veuve solitaire.
Il grimaça, mais sa grimace ne persista pas bien longtemps lorsqu'elle lui effleura la joue du bout du pouce. Elle se coucha sur lui avec la nette certitude qu'elle était en train de le manipuler encore une fois pour obtenir exactement ce qu'elle voulait... et de n'avoir aucun regret en le faisant. Car lui aussi n'était jamais parfaitement transparent avec elle. Parfois, elle lui signait des ordres de mutation des troupes qui n'avaient aucun sens stratégique, mais elle se doutait bien qu'il s'en servait pour écarter des rivaux. Parfois, il suggérait des modifications structurelles dans la hiérarchie du conseil, et elle les appliquait parce qu'elle savait qu'en consolidant son pouvoir à lui, elle pouvait s'assurer de son propre pouvoir à elle.
Ils jonglaient tous les deux sur un fil précaire, s'aidant pour demeurer en équilibre, s'associant
Elle n'avait pas encore osé passer à une manipulation plus directe, à employer des méthodes wiccanes que Mayeri connaissait, mais elle l'avait déjà envisagé plus d'une fois. Pour le moment, elle dansait encore sur une corde raide, incertaine quant à l'idée de voltiger avec plus d'amplitude mais aussi plus de risques. Elle en aimait l'idée, mais craignait encore les conséquences.
— Mais oui, ajouta-t-elle lorsqu'elle vit le léger dépit sur son visage, nous pourrons dîner ensemble un soir.
Elle savait même déjà exactement comment elle comptait s'y prendre pour suggérer à l'ensemble du palais qu'elle avait retrouvé un homme dans sa vie. Mais cela devrait attendre encore un peu.
Cassandra finit par s'endormir en réfléchissant à tous ces plans entrecroisés qui dessinaient une fresque immense, son corps autant emmêlé dans les draps que son esprit dans les intrigues, la chaleur familière du torse d'Esirath contre son dos.
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