L'Usurpatrice (2)
Elle trouva Leith dans la première cellule des prisons du palais, assis dos au mur. Il ne paraissait pas particulièrement mal en point, mais il avait une mine sombre. Lorsqu'il la vit, néanmoins, ses traits s'éclairèrent d'une sorte de sérénité soudaine, et elle songea qu'elle en avait encore beaucoup à lui demander avant qu'il ne puisse avoir la paix.
— Fais-le sortir, commanda-t-elle.
— Mais, Aveltia Sen, il a...
— Je sais ce qu'il a fait. Fais-le sortir.
— Aveltia Sen, je ne peux faire ça. Je ne suis...
Elle poussa un long soupir, le fixa droit dans les yeux.
— Dois-je te faire enfermer à sa place pour insubordination, soldat ?
Il se figea, blêmit.
— Non, Aveltia Sen.
Et il sortit son trousseau de clefs. Cassandra l'observa en silence faire sortir un Leith apparemment raidi et endolori, inclina la tête froidement à son intention, puis se détourna.
— Suis-moi, commanda-t-elle à Leith sur le ton froid qu'elle utilisait toujours pour lui parler en présence d'autres personnes.
Il lui emboîta le pas sans mot dire, et elle le guida au travers des couloirs jusqu'à sa chambre. Heureusement, les couloirs étaient encore déserts, sinon des questions auraient pu se poser quant à l'Impératrice qui ramenait un soldat avec elle dans la chambre qu'elle partageait avec l'Empereur.
— Je suis vraiment désolée pour ce chaos... soupira-t-elle lorsque la porte se fut refermée.
Leith esquissa un bref sourire, et hocha la tête. Malgré l'épuisement qu'elle discernait désormais clairement sur ses traits, elle voyait toujours son habituelle malice briller dans ses yeux.
— Ça faisait longtemps qu'on ne m'avait pas mis une telle dérouillée. Heureusement que, quand ils ont vu que j'étais avec l'Empereur, ils ont décidé de frapper moins fort, parce que je ne suis pas certain que j'aurais survécu sinon.
Elle répondit à son rire léger, insouciant, d'un sourire faiblard, teinté de mélancolie.
— Je vais encore devoir te demander un service avant de te laisser te reposer.
— Dis-moi. Car je sens que tu ne vas pas te reposer non plus tout de suite, Aveltia, rétorqua-t-il avec un haussement de sourcils narquois.
Elle fronça le nez en songeant à la terrible journée qui l'attendait, au temps qui lui restait, et une plainte sourde lui échappa.
— J'irai dormir dans l'après-midi si on me laisse un peu tranquille.
— On ne te laissera pas tranquille, surtout après ce qui vient de se passer.
— Certes. En attendant, aide-moi.
Elle lui désigna le cadavre qui gisait dans le grand lit, inerte dans les draps soyeux. Mayeri l'avait tué proprement, si bien qu'il s'était davantage vidé de son sang dans son propre corps que sur le lit. En le faisant tomber sur le sol, elle constata que bien des heures s'étaient en effet écoulées, car la raideur cadavérique avait gagné presque l'entièreté du corps.
— Il faut le ramener par là-bas, indiqua-t-elle en désignant une petite porte latérale dissimulée dans le mur.
Leith ne posa aucune question mais, tandis qu'ils traînaient le mort sur les épais tapis, Cassandra lui donna les grandes lignes du stratagème imaginé pour couvrir le départ de Raven. Leith ne posa guère de question, se contenta d'un éclat de rire nerveux occasionnel tandis qu'elle assemblait les éléments d'un plan conçu dans l'urgence. Un plan qui le disculpait, lui, qui déplaçait quasiment toute la responsabilité sur Raven lui-même, et qui s'occupait également du second cadavre de la soirée, celui de Laëtitia. Il fallait juste que Leith accepte de jouer le jeu avec elle. Mais au vu de son expression, ce ne serait pas un problème.
Elle ouvrit d'une main et d'un pied la porte, récupéra le pied qu'elle avait laissé tomber, et ahana en traînant le cadavre derrière elle pour le faire rentrer dans les quartiers d'une Mayeri ébahie.
— Bonsoir Mayeri. Il y a eu quelques changements de plan. Peux-tu récupérer également... la petite fille ?
Ses mots s'étranglèrent dans sa gorge lorsqu'elle songea à Yrisbel. Mayeri ne posa aucune question, toujours dans son rôle mutique qu'elle semblait tout particulièrement affectionner, et elle attendit qu'ils soient tous les deux passés pour pouvoir entrer dans la chambre à coucher à son tour et en ramener une forme molle, enrobée de chiffons, dans ses bras.
— Il va falloir s'en débarrasser, expliqua Cassandra à son intention. Des deux.
À nouveau, elle lui retraça le plan dans les grandes lignes, et tandis que les yeux de Mayeri s'agrandissaient sous l'effet de la surprise, puis s'étrécissaient à nouveau tandis qu'elle encaissait les informations, elle songea qu'elle avait bien de la chance d'avoir ces deux-là à ses côtés. Seule, elle n'aurait jamais pu gérer une telle crise.
— Puis-je te laisser en disposer ? demanda-t-elle à la sorcière.
Cette dernière hocha la tête et lui signifia, par gestes familiers, connus d'elles seules, qu'il valait mieux d'ailleurs qu'elle ne soit pas là pour cela. En se rappelant du rituel terrifiant auquel elle avait assisté plus tôt dans la nuit, elle acquiesça sans protester.
— Merci, Mayeri, dit-elle à voix basse.
Une lueur d'affection sembla poindre dans les yeux sombres de la wiccane, et elle lui adressa un sourire racorni. Cassandra prit Leith par la main, le tira hors de la petite pièce, et soupira.
— Je suis désolée, je vais devoir te demander de retourner en cellule jusqu'à la fin de cette nuit d'enfer. Mais je t'assure que je ne te laisserai pas croupir là-bas.
— Bien sûr, princesse, sourit-il avec son ton taquin habituel.
Il s'inclina brièvement, guère pointilleux sur la rigueur du salut, puis disparut, refermant les grandes portes derrière lui. Cassandra grimaça, regarda rapidement les draps souillés de sang, songea qu'il faudrait certainement les faire nettoyer, même si au vu du peu de sang qui avait en vérité coulé, elle pouvait se permettre de le faire passer pour du sang de menstrues. Mais ce serait un problème à régler plus tard.
Plutôt que de s'attarder dans la chambre avec le fantôme de Raven et d'Yrisbel, elle préféra enfiler une chemise plus douce que celle qu'elle avait portée au-dehors, une robe de chambre par-dessus, et s'enferma dans le petit bureau attenant. Là, elle s'effondra dans le fauteuil, songea un instant à la situation, puis se saisit d'une plume et d'un parchemin pour essayer de coucher sur papier un discours qui pourrait rattraper au moins un peu la crise à venir.
Cher peuple d'Avalaën...
— Cher peuple d'Avalaën, entama-t-elle.
La foule était massive, aussi dense que le jour où Raven avait proclamé le retour de Laëtitia Zaor'Vil au palais. L'ironie de la situation n'échappait pas à Cassandra, mais elle ne pouvait guère se permettre de perdre l'attention du public, aussi embraya-t-elle rapidement sur les mots qu'elle avait écrits puis appris par cœur.
— Aujourd'hui est un jour de noir pour l'Empire, car l'Empereur a disparu.
Elle fit abstraction des cris qui s'élevaient.
— Si vous avez déjà essayé de sortir de la ville ce matin, vous aurez remarqué que les grandes portes sont barricadées, et que les contrôles d'identité à la sortie comme à l'entrée sont de rigueur. En effet, l'Empereur a décidé de prendre la fuite, d'abandonner son peuple et son Empire. Et, dans sa fuite, il a emmené notre fille, l'Avelke Yrisbel.
« Comment ni pourquoi il a décidé de fuir, les détails ne sont pas encore clairs. En revanche, ce que nous savons, c'est qu'il a le sang de ma mère sur les mains. Elle a certainement essayé de l'empêcher de partir, car elle a été retrouvée morte ce matin dans le jardin, poignardée, sur le trajet qu'il a emprunté dans sa course effrénée.
Le tumulte s'était fait si intense qu'elle fut obligée de s'interrompre, laisser à la foule le temps de hurler son incompréhension et sa colère. Durant ces quelques minutes de tollé, elle n'essaya pas de rétablir le calme avec sa seule voix, sachant pertinemment que c'était impossible. Elle préféra regarder sur le côté, en direction du général Esirath qui se tenait sur le côté de l'estrade et observait la foule avec un regard de stratège. Elle le vit tandis qu'il calculait en silence toutes les opportunités, toutes les possibilités, tous les risques. Sa présence, malgré les risques qu'elle induisait, la rasséréna quelque peu. Elle saurait composer avec les ambitions d'Esirath. Ou du moins, elle espérait réellement en être capable.
— Je ne sais pas où il est à l'heure actuelle. J'espère sincèrement qu'il est toujours quelque part en ville et que, s'il m'entend actuellement, il reviendra au palais. Quels que soient nos différends, quelles qu'aient été les raisons qui t'ont poussé à s'enfuir comme un voleur, Kalekti Sen, j'espère que tu auras le courage de revenir pour que nous puissions rendre à notre fille l'héritage qui lui revient. Je suis moi-même une fille de Wikandil, mais Yrisbel vient des deux mondes. Donne-lui une chance, même si tu ne crois plus en moi.
Sa voix se brisa sur la fin de la tirade, et les derniers mots résonnèrent dans un silence mortuaire. C'était peut-être cet appel désespéré qui parviendrait à convaincre le peuple de sa sincérité, puisque ce n'était certainement pas sa légitimité d'Impératrice mariée à la couronne, fille d'une précédente souveraine tyrannique, qui le ferait.
— À vous, habitants d'Avalaën, je ne vous demanderai qu'une seule chose. Aidez-moi à le retrouver, je vous en prie.
— Ça s'est plutôt bien passé, soupira Leith en la raccompagnant dans sa suite.
— Plutôt. J'aurais bien aimé pouvoir en dire plus, mais disons qu'avec l'état de la foule...
— Tu feras publier un édit, Aveltia, intervint patiemment le général.
— Certes.
Elle se tut un moment, songeuse, franchit les portes du petit salon seule, puis se tourna pour les inviter à entrer tous les deux.
— Je vous en prie, entrez. Nous n'avons pas encore fini, malheureusement.
Ils s'installèrent chacun sur un petit canapé, et Mayeri apparut dans les ombres comme un fantôme, glissant de l'un à l'autre pour leur verser un thé fumant, rouge sang.
— Qu'est-ce donc ? interrogea Esirath en regardant le liquide épais.
— Un thé des montagnes orientales de Wikandil, tiré de fleurs quasiment introuvables. On les appelle isaray en wiccan, les « fleurs de feu ».
Un sourire vint flotter sur le visage de Leith, et sans même avoir à lui demander, Cassandra sut qu'il se rappelait comme elle la période où ils s'esquivaient du camp principal ou de la petite cité fortifiée pour partir dans les montagnes à la recherche des isaray. Le premier défi était d'arriver à les repérer, le second de les cueillir. Ces petites plantes adoraient pousser la tête en bas, certainement à cause de leur tête extrêmement lourde, impossible à soulever sur une tige aussi fine que celle de la plupart des fleurs.
En général, lorsqu'ils partaient en chercher, souvent sur un coup de tête nocturne, ils y passaient les trois quarts de la journée, manquaient tous leurs entraînements et cours respectifs, et se faisaient incendier par leurs professeurs et leurs parents. Mais les punitions sévères ne les avaient jamais empêchés de récidiver, d'autant plus que, lorsque Laëtitia s'en mêlait, elle les récompensait largement s'ils parvenaient à en trouver. Ces fleurs étaient trop rares et trop précieuses pour elle pour ne pas inciter les cueilleurs à récidiver lorsqu'ils pouvaient. Et elle s'amusait bien de leur dépit lorsqu'ils revenaient les mains vides, conscients qu'ils allaient le regretter.
À force, ils avaient fini par trouver une combine presque parfaite. Ils prenaient les la majeure partie de la journée pour la cueillette et les acrobaties qui en résultaient, et une ou deux heures en fin d'après-midi pour repérer un autre endroit où elles étaient atteignables. C'était là qu'ils commençaient la fois suivante pour s'assurer d'avoir une récolte.
— La belle époque... soupira Leith.
Cassandra approuva d'un sourire, et le regard d'Esirath fit la navette entre eux, et elle se rappela que, contrairement aux petits généraux qui vivaient à la Cité Oubliée avec eux, Esirath n'avait jamais vraiment vécu en ville avant la conquête. Il n'était donc pas au courant que Cassandra et Leith se connaissaient, et n'avait certainement que très peu entendu parler de leurs aventures ensemble.
— Nous nous connaissons, acquiesça-t-elle à sa question muette.
— Ah.
Son regard sombre lui indiqua qu'il savait bien qu'elle ne lui avait pas tout dit au sujet de cette terrible nuit qui venait de les précipiter dans le chaos. Mais elle n'en avait certainement pas l'intention.
— Quel est la stratégie à partir de maintenant, Aveltia Sen ?
— Il va falloir que je reprenne les affaires de l'Empire. Comme si je les avais toujours gérées.
Une transition en douceur, sans accroc. Elle aurait cru entendre sa mère lui murmurer à l'oreille. L'espace d'un instant, la peine lui déchira la poitrine, mais elle refoula les larmes et la tristesse en bloc. Impossible de montrer sa faiblesse maintenant. C'était la loi du plus fort qui primait.
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