L'Usurpatrice (1)
Raven avait disparu.
La nouvelle lui avait fait l'effet d'un coup de poing dans la poitrine, un choc qui lui avait coupé la respiration. Il avait disparu, emportant avec lui leur petite fille, Yrisbel, faussant compagnie à Leith, qui était censé l'accompagner et qui avait un moment ferraillé avec un garde pour leur permettre de passer les remparts. Mais Raven ne s'était pas enfui par le chemin prévu. Il avait outrepassé le plan, pris l'initiative, s'était arraché aux fils de marionnettiste que Cassandra avait inconsciemment tressés autour de lui, avait jugé qu'il se débrouillerait mieux seul. Et, maintenant qu'il n'y avait plus de danger pour lui ou pour leur fille, il était introuvable.
Cassandra avait encaissé la nouvelle sans un cri, sans une larme, le visage blafard et le cœur battant à tout rompre. Elle sentait la terreur d'une situation qui lui échappait pulser dans ses veines, et seules des années de pratique dans la forêt de Wikandil parvenaient à lui faire garder le contrôle sur son propre corps. Un éclaireur avait été envoyé à chaque porte de la Citadelle Rouge afin de la faire fermer, mais elle savait déjà, inconsciemment, que ce serait inutile. Raven était intelligent, il ne chercherait pas à forcer les barricades qu'elle allait dresser pour le retrouver. Il les contournerait, en temps et en heure, sans se presser.
Finalement, le général Esirath arriva. Premier commandant de Laëtitia, il paraissait avoir été tiré du lit au vu de son uniforme mal lacé et de ses cheveux en bataille, mais son regard était déjà vif et alerte. Il se planta devant elle avec la raideur militaire qui l'avait toujours caractérisé, dans une attitude franche et ouverte qui signifiait qu'il avait certainement une vague idée de ce qui avait pu exiger de lui un réveil nocturne aussi brutal.
— Aveltia Sen, salua-t-il.
Cassandra inspira profondément.
— Sortez, intima-t-elle aux autres soldats dans la petite salle de la tourelle de garde.
Tous ceux qui avaient été désignés s'inclinèrent les uns après les autres et s'esquivèrent avec un soulagement palpable. Comment expliquer qu'ils avaient mis tant de temps à retenir un seul homme, un de leurs compagnons d'armes ? Comment justifier qu'ils n'avaient pas réussi à empêcher l'Empereur de s'enfuir du palais avec l'héritière dans les bras ?
— Je suppose que vous savez pour la malédiction ? entama Cassandra, le cœur au bord des lèvres, tremblant même si elle essayait de le dissimuler au mieux.
— Oui, Aveltia Sen.
— Ma mère et moi avons eu un... différend.
— Mes condoléances, Altesse.
Il n'y avait aucun regret ni aucune tristesse dans sa voix, seulement le plus froid constat. Ce n'était pas pour autant qu'il paraissait dénué d'émotions, mais elle lut sans mal sur son expression qu'il s'y attendait depuis longtemps déjà.
— Mon épée est la vôtre, et mes soldats également, ajouta-t-il en s'inclinant.
— Merci. Mais nous avons un autre problème.
Esirath haussa un sourcil, l'air perplexe.
— Qui est ?
Cassandra prit un bref moment pour considérer comment elle allait présenter la chose, puis réalisa que personne ne savait réellement, à part Mayeri, elle et sa mère – désormais morte – comment le plan avait été pensé à l'origine. Les seuls ordres que les gardes avaient reçu avaient été de tuer les fuyards qui tenteraient de kidnapper l'héritière, mais il s'était avéré qu'ils avaient eu quelques hésitations lorsqu'ils avaient vu qu'il s'agissait de l'Empereur et de sa fille. Leith s'en était tiré par un miracle certain, car même son adresse à l'épée n'aurait pu lui permettre d'échapper aux flèches des gardes en principe.
— Mon époux a choisi de fuir, finit-elle par expliquer, choisissant soigneusement ses mots.
Malgré la fraîcheur de l'air, ses paumes se couvraient doucement de sueur. Inconsciemment, même si elle n'y prêtait pas beaucoup d'attention dans l'instant, elle savait que c'était certainement le jeu politique le plus délicat dans lequel elle s'était jamais engagée.
— En emportant ma fille.
Les sourcils du général Esirath s'infléchirent, il pinça les lèvres.
— Ma mère semble en avoir eu vent. Elle m'a attirée dans le jardin pour m'en parler, mais m'a clairement signifié qu'elle comptait le faire tuer pour cela, et a refusé de me laisser partir. J'ai dû...
Le souvenir du corps inerte dans ses bras la fit vaciller, elle s'appuya contre le bord d'une table, l'esprit en miettes. Combien d'années de solitude, maintenant ? Combien de temps avant qu'elle ne retrouve quelqu'un dans sa vie pour l'appuyer comme Raven et Laëtitia l'avaient fait, chacun à sa manière ? La pensée l'effleura telle un courant d'air, la fit frissonner jusqu'au plus profond de son âme. Elle inspira profondément à nouveau, le cœur au bord des lèvres, sentant la tête lui tourner.
Sans même lui demander, le général lui saisit doucement la main, l'amena vers l'une des rares chaises de la pièce, un bras dans son dos pour la soutenir, l'autre en appui pour la guider. Elle s'y laissa tomber, le regard trouble, l'odeur du sang dans ses narines, et il lui fallut quelques longues minutes pour récupérer un semblant de contenance. Lorsqu'elle parvint finalement à tenir plus de quelques instants sans se rappeler la mort de sa mère ou le silence qui allait hanter sa grande chambre désormais vide, elle reprit lentement :
— Raven a réussi à s'enfuir. Avec ma fille.
— Et nous voilà donc sans Héritière Impériale, sans Empereur et sans Impératrice-Mère.
La perplexité dans son expression était évidente, mais elle vit dans le fond de ses yeux qu'il commençait déjà à calculer toutes les différentes possibilités pour stabiliser la situation au plus vite.
— Et ici, que s'est-il passé ?
— Ma mère avait donné l'ordre d'abattre tous les fuyards, mais les soldats semblent avoir eu quelques états d'âme en découvrant qu'il s'agissait de leur Empereur.
Esirath pinça les lèvres, apparemment agacé.
— J'aurais presque envie de dire qu'il s'agit d'un manque de discipline punissable, mais d'un autre côté, il vaut certainement mieux qu'il ne gise pas mort dans la cour à l'heure actuelle, ce serait un malentendu... regrettable. Y avait-il quelqu'un avec lui ?
— Oui, un soldat qui semblait l'avoir aidé à s'échapper, répondit Cassandra, le cœur battant à tout rompre à la pensée d'inculper Leith. Il est actuellement détenu dans la geôle la plus proche. Mais Raven ne semblait pas lui faire suffisamment confiance, semble-t-il, pour le tirer de là, puisqu'il a pris les devants.
Un lourd silence tomba entre l'Impératrice en titre et le général, à peine rompu par les crépitements des flammes des torches qui illuminaient faiblement la pièce. Cassandra songeait à comment elle pourrait tirer Leith de ce guêpier sans révéler son propre rôle dans l'histoire. Si la version qu'elle maintenait tenait la route, il serait condamné, et la peine capitale serait certainement requise. Or, c'était la dernière chose qu'elle aurait voulu en guise de prix pour son aide et son soutien. Elle serra les dents, irritée de ne pas avoir réfléchi davantage à la manière dont elle allait le présenter.
— Un autre problème, Altesse ? demanda Esirath en voyant son expression.
— Non... enfin, si, mais j'avoue que je ne vois pas comment le résoudre.
— J'écoute.
— Le soldat qui l'a aidé à s'enfuir, Leith... il s'agit de l'un de mes plus vieux amis, à l'époque où nous n'étions encore que des enfants à Wikandil.
— Ah.
Il prit un moment pour réfléchir, puis finalement admit :
— Cela est effectivement un problème. Mais c'est un problème qui peut attendre, je pense, puisqu'il est dans les geôles du château. En revanche, pour l'Empereur... quelles ont été les mesures qui ont été prises ?
— Des éclaireurs ont été envoyés aux portes pour les faire fermer sans tarder. Mais même s'il est encore dans la citadelle, le retrouver sera...
— Quasiment impossible, à moins de ratisser la ville de porte à porte, ce qui n'est pas vraiment envisageable en termes d'effectifs... si l'on ne parle qu'en termes d'effectifs et pas de conséquences sur la vie de la cité.
Il s'assit en face d'elle, et son regard se perdit dans le vague. Ils demeurèrent ainsi l'un et l'autre durant ce qui sembla à Cassandra une éternité, réfléchissant chacun de leur côté, débattant de temps en temps d'une ébauche de solution et des problèmes que cela soulevait, sans jamais parvenir à une possibilité viable. La seule chose qui les interrompit finalement dans ce silence ponctué de discussions occasionnelles fut un bref coup anxieux toqué à la porte. Un homme se présenta dans l'embrasure, l'air essoufflé.
— Les portes ont été verrouillées, Aveltia Sen. Mais... demain...
— Demain, nous aviserons, soupira Cassandra. D'ailleurs, demain...
Elle jeta un bref regard à la pendule qui trônait dans un coin, réalisa que la nuit était déjà bien avancée, et une grimace lui échappa. À l'aube, il faudrait qu'elle ait une solution, au moins temporaire, et une ligne directrice dans son discours. Elle ne pouvait se permettre de laisser l'Empire lui échapper, malgré une situation a priori plus que tendue. Pas d'héritière, pas de souverain, pas de mère pour tenir les rênes en arrière plan.
— Des instructions à me donner, Aveltia Sen ? interrogea encore l'éclaireur épuisé. Général ?
— Des bruits ont-ils déjà couru ? s'enquit le général.
— Le capitaine du guet a interdit aux hommes de quitter les lieux pour le moment.
— Parfait. Peux-tu rester également avec les autres éclaireurs jusqu'à l'aube ?
Ce n'était pas vraiment une question, et le soldat le comprit très bien, puisqu'il s'inclina avec la raideur du salut avalonien.
— Oui, Mon Général.
Et il referma la porte derrière lui. Cassandra se laissa aller en arrière avec un long soupir, songea à la situation, esquissa une grimace.
— Il va falloir une solution. Pour Raven, et pour expliquer la mort de ma mère. Une Impératrice matricide n'est pas exactement la meilleure position pour moi, pour ainsi dire.
— Pour ainsi dire, approuva-t-il avec un sourire. Mais je pense avoir une idée.
Il prit une inspiration, et elle se pencha en avant inconsciemment, curieuse de voir ce qu'il avait pu imaginer. Et lorsqu'il commença à parler, un soulagement profond déferla en elle. Ils débattirent longtemps, et vivement, mais c'était une solution viable. Ils essayèrent, dans cette pièce isolée, presque coupée du reste du monde, de pallier à tous les défauts apparents de la stratégie, ils en imaginèrent toutes les dérives qu'ils étaient capables de supposer. Avec leurs deux esprits disparates, tant en termes de stratégie qu'en termes d'approche humaine, elle estima qu'ils avaient comblé la plupart des problèmes imminents. Pour le rese, ils étaient tous les deux conscients qu'il faudrait composer avec les moyens du bord.
— Aveltia, seras-tu prête à faire un discours dès l'aube ? demanda finalement le général lorsqu'ils eurent terminé de débattre des options possibles.
Elle hocha simplement la tête, consciente que c'était la première chose qu'il faudrait faire. Ce n'était pas un beau plan. Ce n'était même pas un bon plan. Mais c'était un plan qui lui permettrait de survivre, et peut-être, avec un peu de chance, de récupérer Raven et Yrisbel si tout se passait bien et que les filets fonctionnaient correctement. En étant parfaitement honnête avec elle-même, elle n'y croyait guère, mais elle aurait voulu y croire de toute son âme. Sa fille lui manquait déjà cruellement, même si c'était elle qui l'avait poussée à fuir à l'origine.
— Très bien. J'informerai les soldats présents cette nuit de ce qui s'est réellement passé, et j'enverrai une brigade ratisser le jardin pour vérifier si l'Empereur ne s'y est pas caché.
— Je vais aller me préparer, approuva-t-elle.
Son anxiété s'était quelque peu calmée, mais elle sentait toujours la pulsation nerveuse de l'appréhension et de l'expectative. Esirath s'inclina, et elle se détourna pour se diriger vers la porte. Alors qu'elle saisissait la poignée métallique, une terrible idée l'effleura, et une peur glaciale, liquide, déferla dans ses veines. Figée, elle songea à se retourner, à exiger des garanties, à essayer de deviner s'il y avait une chance qu'elle ait raison.
— Aveltia Sen ? interrogea le général en la voyant s'immobiliser.
Mais au bout du compte, cette idée ne changeait absolument rien. Et elle n'avait aucun pouvoir là-dessus.
— Pardon, je m'étais perdue dans mes pensées. À tout à l'heure, Général.
Un bref sourire éclaira son visage, elle pressa la poignée. Les regards insistants des soldats au-dehors la suivirent tout le long de sa descente de la tour de guet, si bien qu'elle finit par leur signifier que c'était Esirath qui s'occuperait de leur donner les ordres nécessaires. Alors seulement, elle réussit à sortir des murs sans être hantée en tout temps par des questions muettes qui flottaient dans l'air même si tout le monde s'interdisait de les poser à haute voix.
Elle parcourut les jardins d'un pas rapide, inattentive aux habituels bruissements de feuillage et petits mouvements de jeunes animaux qu'elle aimait tant. La lune avait plus qu'entamé sa lente course vers le sol, l'aube n'allait pas tarder à rosir le ciel d'ici quelques heures... et Cassandra avait encore quelques affaires importantes à régler.
Parvenue à l'entrée du palais, elle hésita quelques instants sur la marche à suivre la plus appropriée, puis décida de se diriger vers les oubliettes. Seule, elle ne parviendrait pas à rattraper la situation dans la suite impériale, même avec l'aide de Mayeri. Elle n'avait pas tout dit au général Esirath, évidemment. Elle ne lui avait jamais parlé du plan de fuite qu'ils avaient élaboré, du cadavre qui gisait dans son lit avec le visage de Raven, de l'enfant décédée qui était censée être Yrisbel. Tout cela était contraire à la stratégie qu'elle avait élaborée avec le Général, aussi se devait-elle de réparer les dégâts avant qu'ils ne nuisent au plan.
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