15 : DYLAN + TRISTESSE = PROMESSE
CW : Addiction/Alcoolisme - Relation conflictuelle parent/enfant.
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─ Après, tu mets ton pied bien à l'arrière de la planche, tu t'accroupis pour prendre un peu d'élan, et tu poppes.
Dylan m'a montré à nouveau le geste. Son pied a fait voler son skate au-dessus du sol. Quand les roulettes ont retouché l'enrobé, il n'a même pas flanché, l'équilibre impeccable. Je l'ai observé avec extase, les bras croisés.
─ Je pourrais jamais faire ça.
─ Mais si, vas-y, essaie. Le ollie, c'est la base, de toute manière.
Le skatepark était plongé dans l'épaisseur de la nuit et du brouillard. Le parc n'était jamais fermé, conséquence d'un pacte de confiance entre les utilisateurs et la mairie. On pouvait s'y aventurer à n'importe quel moment de la journée, crier, slider, autant qu'on le voulait. De toute manière, au milieu de la zone morte, des magasins et des entreprises fermées, personne ne s'en serait plaint. Les projecteurs à détection de mouvement s'allumaient alors dans un clac à faire vibrer les murs et illuminaient le béton comme en plein jour.
Dylan a récupéré sa planche sous son bras et a attendu que je mette la mienne à terre. Je l'avais appelé à 23 heures, le cœur lourd, lui demandant s'il était en forme pour une virée impromptue. Dylan Mercier ne refusait jamais une escapade. Un quart d'heure plus tard, je passais le prendre devant chez lui. J'avais emprunté la voiture de maman et violé une fois de plus l'interdiction de sortie. Je n'étais plus à une désobéissance près. Cette fois, en revanche, ce n'était pas pour me mettre une murge et faire des conneries : j'avais juste besoin de compagnie.
J'ai fait une tentative pitoyable pour imiter Dylan, mais je me suis rétamée par terre. Heureusement que le sol du skatepark était lisse. Je me suis à peine fait mal. Dylan m'a aidée à me relever d'un bâillement, il s'est frotté les yeux, visiblement fatigué. Quand il respirait, son souffle se transformait en buée. Mince, il devait vraiment tenir à moi pour accepter ma requête égoïste.
Coupable, je lui ai dit :
─ On peut rentrer si tu veux.
─ Tu veux rentrer ? m'a-t-il demandé.
─ Non, pas vraiment.
Je n'aurais pas trouvé le sommeil, même dans un tel état d'épuisement. J'avais dormi trois heures la nuit passée, et la journée avait été rude en émotions. Mais si je m'allongeais, mes pensées me consumeraient. Plutôt skater jusqu'à l'évanouissement que passer une seule seconde de plus avec moi-même. Dylan, malgré ses petits yeux, a déclaré :
─ Bon, on reste. Mais on s'assoit un peu.
Au son de nos respirations écourtées par l'effort, on s'est dirigé vers le bowl. Dylan s'est assis sur le bord, les pieds dans le vide, je me suis installée en tailleur face à lui. D'un mouvement maladroit, mon coude a percuté ma planche, le skate a déferlé contre la paroi pour se mourir dans le centre du dôme. Dylan et moi l'avons regardé avec indifférence avant de lever les yeux l'un sur l'autre et d'éclater de rire sans raison. Ses bouclettes brunes dépassaient de son bonnet, ses joues étaient rouges, brûlées par le froid. Il a pris une longue inspiration, comme voulant parler, mais j'ai formulé avant lui :
─ Merci pour l'autre soir.
─ Merci pour quoi ? s'est-il étonnée.
─ D'avoir pris les choses en main quand je paniquais pour Teresa.
Les événements précis étaient flous dans mon esprit, en revanche, je me souvenais parfaitement du sentiment de sécurité que Dylan avait provoqué en moi. Je ne savais plus ce qu'il avait fait exactement, mais je savais qu'il avait fait les choses bien. Il a accepté les félicitations avec nonchalance.
─ Ah, t'inquiète.
Il ne m'avait pas posé de questions quant à l'issue de la soirée ou mon séjour à l'hôpital. Pourtant, il n'ignorait rien, j'en étais persuadé. Il se taisait par politesse, peut-être, ou par désintérêt, au pire. Dans tous les cas, j'appréciais qu'il vienne skater avec sans attendre d'explications de ma part. Chillax n'était pas seulement le mot préféré de Dylan, c'était sa philosophie de vie.
─ Il s'est passé quoi après que je sois partie ? l'ai-je interrogé avec un semblant d'innocence.
Ma question était bien plus intéressée. Est-ce que Jennyfer avait parlé de moi ?
Non mais, regardez-moi ça, je venais de rompre avec mon premier amour et je pensais déjà à quelqu'un d'autre. C'est quel niveau d'égocentrisme, ça ?
Dylan a haussé les épaules.
─ J'sais pas, je suis rentré juste après.
─ Ah bon ?
─ J'étais plus trop dans le mood.
Son visage s'est animé de tics inquiets, il a froncé les sourcils, plissé le front, retroussé les lèvres, comme si mille pensées hurlaient l'intérieur de lui en même temps. Il a semblé réussir à mettre de l'ordre dans sa tête et m'a confié :
─ En rentrant, ma mère m'a pris la tête.
Son regard s'est perdu devant lui, ses pieds se balançaient nerveusement, l'un après l'autre dans le vide. Je l'ai écouté alors qu'il me racontait :
─ Je suis rentré vers 5 heures du matin, et elle était déjà levée pour préparer sa valise. Elle m'a reproché d'être encore sorti, et tout. Elle m'a dit des trucs genre : « Qu'est-ce qu'on va faire de toi, Dylan ! », « Tu n'es qu'un bon à rien », « Tu es soûl comme un marin, j'ai honte de toi ». J'sais pas ce qui lui a pris, elle était méchante pour rien. En plus, j'étais même pas si bourré que ça, j'avais bien décuvé avec toute... toute l'histoire.
─ Elle t'a dit ça pour de vrai ? me suis-je offusquée.
Les mots m'ont paru d'une telle violence, je n'y croyais presque pas. Dylan a cherché à les justifier :
─ Ouais, mais bon, elle avait ses raisons. Elle n'est pas souvent à la maison, et quand elle est là, je suis parti à droite, à gauche. Forcément, si la seule fois où elle me voit, j'ai bu, ça va pas lui plaire. Je la cherche de ouf. Je devrais peut-être pas.
Machinalement, j'ai secoué la tête, stupéfaite.
─ Dylan, personne n'a le droit de te parler comme ça, surtout pas ta mère.
Il n'a pas rétorqué. Le silence du skatepark témoignait du brouhaha dans son crâne.
─ Ta mère a l'air trop cool, a-t-il soudain murmuré.
Dylan m'a regardée, ses pupilles ont comme percé mon âme. J'ai frissonné.
─ C'est bizarre, hein, parce que la seule fois où je l'ai vue, elle t'engueulait. Mais elle t'engueulait bien. Enfin, je sais pas comment l'expliquer. Moi, quand ma mère m'engueule, j'ai peur. Mais quand ta mère t'a engueulée, j'avais vraiment l'impression que c'était pour ton bien.
─ Tu te disputes souvent avec ta mère ? Quand tu la vois, je veux dire.
Jennyfer m'avait mise en garde de ne pas en parler, mais je sentais que l'envie de se confier bouillonnait en Dylan. Il a opiné du chef.
─ Tout le temps. Tiens, cette semaine, on s'est disputé parce qu'elle a appris que j'avais rompu avec Clémence. Elle adorait Clémence, elle trouvait qu'elle avait une bonne influence sur moi. J'ai dit : « Je fais ce que je veux de ma vie amoureuse », elle a répondu : « Il vaudrait mieux pas, tu fais que des conneries ». Un truc comme ça, je m'en souviens plus trop.
Une idée m'a traversé l'esprit.
─ C'est pour ça que tu restais avec Clémence ? Parce que ta mère l'aime bien ?
─ Peut-être. J'sais pas. J'imagine. J'y ai jamais réfléchi. C'est sûrement ça, parce que j'étais pas amoureux d'elle, c'est certain.
─ Encore heureux, parce qu'au rythme où tu la trompais... ai-je ricané avec un regret immédiat.
Parfois, j'aurais aimé couper le courant de l'interrupteur à sarcasme. Dylan n'a pas pris la mouche. Il ne rebondissait pas souvent sur mes piques. Ce n'était pas un gars qui renchérissait sur les tensions et les poussaient à l'escalade.
─ Ouais, j'aurais pas dû.
Ce n'était par l'arc ultime de rédemption auquel je m'attendais, mais c'était un début. Dylan reconnaissait sa faute, on allait quelque part. À ma grande déception, il s'est vite trouvé une excuse :
─ Après, souvent, je suis bourré quand je trompe. L'alcool, ça fait faire n'imp.
─ Y a plein de gens qui boivent et ne trompent pas.
Ouh, quelle ironie... Quand j'ai prononcé la phrase, un frisson d'embarras est remonté le long de mon échine, étais-je la personne la mieux placée pour parler ? Dylan a acquiescé.
─ C'est vrai.
Un blanc a interrompu la conversation. La montre électronique de Dylan a bipé et nous a indiqué minuit passé. Le calme de l'instant a fait émerger une vague subite de fatigue, j'ai bâillé. Dylan a relancé :
─ Je peux te poser une question ?
Mon cœur a tremblé. Je détestais cette forme d'interrogation. Néanmoins, je l'y ai encouragé d'un signe de tête.
─ T'avais déjà fait des comas éthyliques avant vendredi ?
Ses mots ont transpercé ma poitrine, j'ai levé les yeux au ciel pour ne pas affronter les siens. Le froid avait chassé les nuages, un croissant de lune scintillait au milieu des étoiles.
─ Oui, ai-je avoué. Je... j'ai pas la meilleure relation avec l'alcool.
─ Ouais, c'est ce que je pensais. À moins que ta mère soit de la police, c'est trop bizarre qu'elle soit sortie de la voiture avec un ballon pour te faire souffler.
De ma vie, je n'aurais jamais pensé me confier sur mes problèmes à Dylan Mercier. La vie nous réservait bien des surprises, et ce week-end en débordait. Comme il avait été honnête avec moi ces dernières minutes, ce n'était qu'équitable que j'en fasse de même. Les coudes sur mes genoux, la tête reposant sur ma main droite et l'autre dessinant des formes abstraites sur le béton, j'ai expliqué :
─ C'est pas genre... c'est pas que j'achète mes bouteilles ou mes taz et que je consomme toute seule dans ma chambre, tu vois. C'est que quand je suis en soirée, je sais pas m'arrêter. Et généralement, plus je vais en soirée, plus je veux aller en soirée. Au début, ma mère était cool avec ça, elle se disait qu'on est tous jeunes et faut profiter. Mais quand j'ai commencé à abuser, et à pas rentrer du week-end, ou pas rentrer de la semaine parce que j'étais tous les soirs avec mes potes en train de me mettre mal, elle a voulu me mettre un stop. Ça a pas pris, j'ai fait encore plus la fête, et je lui volais même de l'argent pour acheter mes trucs.
Parfois, je levais des yeux furtifs sur lui, pour capter ses réactions. Dylan écoutait sans jugement, l'air grave. J'ai continué :
─ Mes notes ont chuté. Genre, grand huit quoi. Je suis pas une excellente élève, mais d'habitude, j'ai 12, 13, sans trop bosser. L'année dernière, pff, j'étais à 2 de moyenne générale. Parce que j'arrivais le lundi matin bourrée, et le reste de la semaine, je me couchais à 4 heures parce que j'étais en rythme de soirée. J'ai fait mon premier coma éthylique, et j'en ai fait un autre, genre, deux semaines après, je me suis endormie dans un champ sous la pluie. C'était en juin, juste avant le bac. À ce moment, je savais déjà que je l'aurais pas, mais ma mère avait encore de l'espoir. J'étais à l'hôpital pendant l'épreuve de philo, en hypothermie, à deux doigts d'y passer. Ça a été l'élément déclencheur, ma mère a décidé qu'à partir de maintenant, je serai sobre tant que je vivrai avec elle.
─ Oh, a chuchoté Dylan. Merde, je t'ai forcée à boire...
J'ai haussé les épaules.
─ Tu pouvais pas savoir. Puis, c'est quand même de ma faute, je suis venue à ta fête en sachant qu'il y aurait de l'alcool.
─ T'es déjà allée en désintox ou pas ?
Un sourire triste est apparu sur mes lèvres.
─ Non... Je... C'est chelou mais... Je me sentais pas assez addict pour y aller. Comme je consommais uniquement en milieu festif, et quand il y avait des gens avec moi, je me disais que tout allait bien. J'étais pas cette meuf qui rentrait chez elle et se tapait son verre de jaune parce qu'elle en avait besoin pour tenir, tu vois le genre ? Je sais pas, j'aurais peut-être dû. Je devrais peut-être. Au moins aller voir quelqu'un pour en parler, mais... je me sens pas légitime.
J'ai pris une longue inspiration pour retenir les larmes de couler. J'en avais marre de pleurer. Dylan a répliqué :
─ On n'a qu'à faire un pacte, tous les deux. On boit pas d'ici le bac blanc et on bosse pour que personne n'ait rien à nous redire. Et si ça fonctionne, on se fixera une nouvelle échéance.
─ Tu connais le mot échéance ?
Il a fait une grimace vexée, j'ai ri, avant de recouvrer mon sérieux :
─ T'es pas obligé de faire ça, Dylan. C'est mon problème, pas le tien.
─ Non ! J'en ai envie. J'ai envie d'arrêter de faire des soirées chiantes ou on fait toujours les mêmes jeux et les mêmes trucs, et le lendemain, on finit au skatepark et on boit des Redbull pour tenir. J'ai envie d'arrêter de faire de la merde avec les meufs et de me prendre la tête avec ma mère. Gina, on se fait la promesse d'être des gens biens jusqu'au bac blanc, ça te dit ?
Il m'a présenté son poing, attendant que je tape le mien contre celui-ci. J'ai soutenu les yeux de Dylan, animée d'un pot-pourri d'émotions : de la reconnaissance, de l'espoir, et de la fierté. De me dire que ce type, en face de moi, était Dylan Mercier... Qui l'eut cru ! J'avais de grands projets pour moi, d'ici le prochain mois. C'était une toute nouvelle Gina qui allait éclore, libre, vraie, honnête. J'ai frappé le poing de Dylan et j'ai pensé :
Merde, si je lui dis toute la vérité, je vais lui briser le cœur...
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