Le jour fatidique était arrivé. Dans une poignée d'heures, nos chemins se sépareraient. J'avais pris le parti d'éviter Sami, encore plus que ces derniers jours. De toutes façons, la petite Abla me monopolisait totalement. Elle comptait bien profiter de moi au maximum avant que je parte. Ça me brisait le cœur.

Lorsqu'elle me réveilla, je lui tournai le dos. Je ne voulais pas me lever. Comme si le fait de rester couchée me permettrait de rester un peu plus longtemps. Mais je ne faisais que repousser l'inévitable. Je m'assis donc sur mon sac de couchage en soupirant. Abla me fixait dans le blanc des yeux, assise en tailleur en face de moi. Elle était adorable.

« _ Tu peux me coiffer ? Comme tu l'as fait l'autre jour, me supplia-t-elle.

_ Bien sûr, souris-je. Viens là. »

Elle se déplaça de façon à se retrouver assise dos à moi, me donnant l'accès à ses longs cheveux soyeux. J'entrepris de tresser les mèches encadrant son visage rond, afin de les ramener vers l'arrière pour les relier. À l'aide d'une troisième poignée de cheveux prise sur l'arrière de son crâne, j'effectuais une tresse tombant dans son dos. « Une vraie coiffure de princesse, pensai-je en souriant. »

Sentant que j'avais terminé mon travail, elle tourna sa petite bouille d'ange vers moi en me lançant un sourire resplendissant. Mon cœur se serra. Elle me manquerait tellement. Elle était tout ce qui me rappelait ma vie d'avant, ma famille. Je me penchai pour déposer un léger baiser sur son petit front. Elle rit, avant de me lancer doucement :

« _ On va manger ? Maman a dit qu'elle te ferait un déjeuner de reine.

_ Je te suis, princesse, dis-je attendrie. »

Je rassemblai mes affaires, et m'extirpai en-dehors de la tente derrière elle. Je me stoppai en laissant mon regard traîner sur la scène qui se déroulait devant moi. Le petit groupe s'affairait, comme tous les matins, à préparer à manger, démonter les tentes, charger les voitures. Cette grande famille m'avait tant apporté.

J'avais d'ailleurs fini par percer le secret de leur richesse. Ils baignaient dans le trafic de cannabis. Mais cela ne faisait pas moins d'eux des gens adorables et emplis d'humanité.

Je sortis de mes pensées, et rejoignis Abla en trottinant pour manger un peu avant de partir. Ce serait la dernière fois que je dégusterais leur délicieux café, en regardant le désert s'éveiller petit à petit sous les rayons chaleureux du soleil.

~ ~ ~

Considérant les circonstances exceptionnelles de cette journée, la petite fille fut autorisée à monter à l'arrière du véhicule avec moi, permettant à Sami de prendre place sur un siège passager. J'étais soulagée que ce soit elle qui m'accompagne sur notre dernier trajet. Je n'aurais pas supporté d'avoir l'autre blondinet à mes côtés ce jour-là.

« _ Dis, Esi ? m'interpella-t-elle.

_ Oui ?

_ Pourquoi tu dois continuer à voyager ?

_ Hum... »

Je réfléchis quelques instants. Il était clair que je ne pouvais pas lui donner les véritables raisons de mon départ. Il allait falloir que j'embellisse un peu les choses. Je me surpris donc à lui mentir, comme l'avait fait l'autre abruti. Mais je compris alors que c'était pour son bien.

« _ Parce-que je dois aller jusqu'en Europe, ma puce.

_ Pourquoi ?

_ Pour retrouver ma maman, et rassembler de l'argent pour ma famille.

_ Pourquoi ?

_ Parce-que ma maman est partie en mission là-bas, et que mon papa ne gagne pas assez.

_ Donc, ta maman et toi, vous êtes un peu des héroïnes ?

_ Oui, c'est ça, souris-je.

_ Oh, je vois. Dans ce cas-là, tu as le droit de partir !

_ Merci, princesse. »

Ma version des faits avait semblé lui convenir. De toutes façons, je ne la reverrais certainement jamais. Mieux valait qu'elle garde cette image positive de moi. De plus, le fait que je la quitte lui serait moins difficile à surmonter dans ces conditions. Finalement, je comprenais pour quelles raisons Sami lui avait menti. Une petite discussion s'imposait.

~ ~ ~

Le convoi s'était arrêté pour sa pause du midi. Mon écuelle à la main, je me dirigeais courageusement vers Sami, les yeux baissés. Il releva la tête vers moi, surpris que je vienne lui parler. Je m'assis à côté de lui lorsqu'il m'y invita, et pris une grande inspiration avant de me lancer.

« _ Je suis désolée. Et crois-moi, ça m'arrache la gueule de te le dire, le coupai-je avant qu'il ne commence à danser de joie.

_ Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ?

_ Elle ne doit pas savoir la vérité, ce serait trop dur pour elle.

_ Content que tu l'aies enfin compris, commenta-t-il.

_ Par contre, ça ne t'autorisait pas à m'embrasser, repris-je. Ne fais plus jamais ça, sinon je me sentirais obligée de rendre la pareille à ton autre joue. Elle a l'air jalouse, grinçai-je. »

Je le sentis frissonner contre mon épaule, et un rictus satisfait déforma mes lèvres. J'avais fait ma bonne action du jour, mais il ne devait pas trop se réjouir pour autant. Alors que j'allais me relever pour rejoindre Abla et sa mère, il me stoppa dans mon élan.

« _ En tous cas, je suis content que tu aies fait un petit bout de chemin avec nous. C'était sympa de t'avoir.

_ Euh... Merci ? fis-je, étonnée.

_ De rien. Aller, va, tu vas encore rougir. »

Je lui balançai un faux coup de poing bien mérité dans l'épaule et me relevai. Ce garçon était définitivement bourré de surprises. Mais je n'avais plus le temps d'apprendre à le connaître. Ce n'était pas quelque chose que je regretterais, j'avais trop souffert en me rapprochant des personnes ainsi. J'aurais déjà assez à faire avec le deuil d'Abla, sans compter celui de Yeleen.

Je soupirai et finis ma portion avant d'aller aider à ranger le tout afin de repartir au plus vite. C'était loin d'être quelque chose qui m'enchantais, mais je me devais de porter la main à la pâte jusqu'au bout, pour les remercier. C'était la moindre des choses.