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~[III/16]~


Livre III : Chapitre 16


Drake dévala les escaliers, un immense sourire sur les lèvres.

Il arriva en plein milieu de la cour que ses congénères avaient recyclée en espace d'études. Assis sur de petits bancs à la peinture écaillée ou adossés aux pots de fleurs, ils discutaient ou lisaient tranquillement. Il repéra enfin, à l'ombre d'un massif de campanules, celle qu'il cherchait. Les mèches bleues de ses cheveux étaient ramassées en deux tresses françaises, et elle feuilletait un roman, ses lunettes qui glissaient vers le bout de son nez plissé posées dessus. Elle portait encore un plastron d'armure, et son épée était posée à côté d'elle.

Il avait d'excellentes nouvelles à lui annoncer. Orion était bien évidemment déjà au courant, ainsi que Rigel, son deuxième général. Mais tous les deux étaient d'un ennui... D'autres pouvaient presque être considérés comme des amis et pas seulement des alliés pour Drake. Comme par exemple Keyra Naval et Matthew Loke.

Il appela le nom de la première, qui leva enfin le nez. S'empressant de glisser ses lunettes et son livre dans son sac, elle se saisit de son épée, bondit sur ses pieds et s'avança vers lui, l'air un peu anxieuse. Toutes traces d'inquiétude s'évaporèrent lorsqu'elle vit son air allègre.

- Tu m'as l'air particulièrement heureux, Drake, commenta-t-elle en glissant son épée dans son fourreau à sa taille. De bonnes nouvelles ?

- D'excellentes nouvelles, Keyra, répondit-il vivement. Allons chercher Loki et Clem.

Keyra laissa échapper un reniflement dédaigneux. Elle n'aimait pas vraiment surnommer Matthew Loke « Loki », parce que d'après elle il ne ressemble pas à Tom Hiddleston, donc c'est pas Loki. Ce n'était pas vraiment un argument en béton pour Drake, mais elle y tenait dur comme fer. De son point de vue à lui, Matt avait quelques ressemblances avec le dieu de la malice, au niveau de sa personnalité. Mais comme Clem était d'accord avec Keyra, et qu'il était impossible d'arrêter ces deux-là lorsqu'elles étaient d'accord, le surnom de Matt avait perdu beaucoup de sa popularité dernièrement.

Clemence Kali, ou Clem pour les proches, était dans le hall, occupée à réparer les poutres d'améthyste qui avaient recommencé à tomber en morceaux. Drake devait avouer que Lym avait fait un excellent travail en détruisant l'équilibre précaire qui s'était installé à Arcem. Déjà, le volcan. Ils avaient passé une éternité à se débarrasser des morceaux de lave séchée noire qui obstruaient l'entrée de la forteresse. Et le lac était lui-même dans un état déplorable ; ainsi que leurs cachots ; le hall ; bref, à peu près toute l'île était en ébullition. Drake était très intéressé par les pouvoirs de Lym, pour être honnête, et plutôt fier de lui – s'il n'était pas encore parvenu à la capturer, il savait qu'une fois que ce serait le cas, elle serait un atout de choix. S'il parvenait à la faire rejoindre sa cause, bien sûr. Il fallait aussi dire qu'elle était incroyablement têtue. Lui qui était connu pour manipuler ses ennemis avec ses mots n'arrivait jamais à la faire changer de camp lors de leurs fréquentes discussions. Il finissait souvent par lui payer un milkshake, l'écouter lui lancer des remarques sarcastiques à la figure, puis sortir du café encore plus déboussolé, frustré et intrigué qu'il ne l'était en y entrant. Il devrait tôt ou tard lui poser un ultimatum pour se joindre à son camp de son plein gré. Ce serait beaucoup plus simple que d'avoir à la mettre sous la torture qu'ils utilisaient dans le laboratoire destiné aux Irisas. N'importe qui y cédait après quelques semaines, dépouillé de tous sentiments, et de toute retenue. Drake n'aimait pas vraiment entendre les sujets crier et se débattre, contrairement à ce que certains, qui le croyaient particulièrement psychopathe, pensaient. Devoir assister à tant de souffrance le peinait. Mais c'était un mal nécessaire. Il leur donnait le choix de coopérer avant d'en venir à de pareilles mesures. Que pouvait-il faire de plus, honnêtement ?

Il aurait tout de même préféré voir Lym les rejoindre sans avoir à franchir ce cap. Il s'était attaché à la fillette bornée et courageuse. Elle lui rappelait tellement son frère, avec son tempérament de feu, ses taches de rousseur et sa passion pour le dessin. Ou en tout cas son frère d'avant. Avant leur père. Hyth avait tellement changé depuis...

Non pas que son attachement arrêterait sa main lorsqu'il faudrait, s'il le fallait, laver le cerveau de Lym. Ce serait simplement dommage. Elle avait une loyauté et une bravoure qu'il aurait aimées voir dans son camp. Alors qu'une fois soumise au traitement des laboratoires, elle n'aurait plus aucun de ces traits. Il ne se faisait pas d'illusions ; personne ne pouvait jamais y résister. Les plus forts se battaient un moment, mais ils finissaient par craquer. Lym était forte et courageuse, alors elle résisterait un bon moment, mais Drake avait dans son programme plusieurs Irisas forts et courageux, et eux aussi avaient craqué. Ce serait le cas de Lym si elle ne les rejoignait pas.

Keyra tapota l'épaule de Drake pour attirer son attention et le ramener au présent. Il leva le nez ; Clemence, les remarquant, se redressait en balayant d'un geste la poussière violette sur ses mains. Il y en avait même qui parsemait son visage. Chassant des mèches claires de devant ses yeux, dont Drake n'avait jamais pu déterminer la couleur, Clem se dirigea d'un pas souple vers eux.

- Drake, Keyra. Tout va bien ?

- Apparemment Drake a d'excellentes nouvelles, répondit Keyra en souriant à Clem.

Ces deux-là s'étaient toujours entendues à merveille. Le monde entier attendait le moment où elles annonceraient officiellement qu'elles étaient un couple, mais bon, d'ici-là, elles maintenaient fermement qu'elles étaient « partenaires de combat ». Même si tous les habitants d'Arcem ignoraient parfaitement le « de combat » pour se concentrer sur le « partenaires ». Il fallait avouer que Keyra et Clem formaient une équipe hors pair sur le champ de bataille.

- Oui, exactement, mais on doit trouver Loki.

- Tu veux dire Matthew Loke, corrigea Keyra.

- Qui ne ressemble pas à Tom Hiddleston, ajouta Clem.

- Et qui n'est donc pas Loki, poursuivit Keyra.

- Du tout, compléta Clem.

- Je veux dire la personne qui est là-bas et essaie désespérément de s'enfuir parce que Cala Feliann est en train de le draguer.

Leur attention se tourna vers le garçon en question, qui semblait effectivement très mal à l'aise. S'il se transformait en machine à tuer sur le champ de bataille et n'avait absolument aucune pitié face à ses ennemis, tranchant membres et esprits avec aisance et agilité, il avait toujours été très malhabile avec ses sentiments. Et le pauvre était souvent la visée des regards. Avec ses cheveux si noirs qu'ils en semblaient teints, ses longs cils et son style « je suis Batman et je suis sombre et ténébreux » il s'était attiré une réputation de bad boy. N'importe qui l'ayant fréquenté d'un peu plus près savait que ces rumeurs étaient incroyablement fausses. Lorsqu'il était amoureux, il trébuchait toujours, sans faute, sur son épée en marchant. Lorsqu'on flirtait avec lui, il disait souvent qu'il devait aller tuer un quelconque ennemi qu'il inventait de toutes pièces, rien que pour pouvoir s'éclipser. Mais il avait apparemment épuisé toute sa réserve d'ennemis à taillader en guise d'excuses car il ne semblait pas près de fuir Cala.

Clem décida de sauver Loki de sa mauvaise passe et se dirigea vers lui avec un air déterminé. Elle l'attrapa par les épaules, l'attira contre elle avec un énorme sourire féroce, et parla en ignorant Cala jusqu'à ce qu'elle s'éloigne. Clem le conduisit alors vers Keyra et Drake. Ce dernier avait beau trouver amusant qu'ils passent autant de temps à se soucier de leur sociabilité alors qu'ils étaient en guerre, il commençait à s'impatienter.

- Tout va bien ? demanda Loki.

- Mieux que bien. La nouvelle génération de Skuros a éclos. Et une nouvelle cargaison d'œufs est arrivée sur l'île hier, malgré les efforts des Dragomirs qui sont parvenus à la retarder de plusieurs mois. Vous savez ce que ça veut dire ?

- On a beaucoup de Skuros, répondit Clem, à qui Drake jeta un coup d'œil exaspéré, et elle se fit toute petite pour échapper à son regard noir.

- Oui, mais donc, on a aussi suffisamment de Toxine pour passer à la première phase du plan.

- Je pensais qu'on n'allait n'en arriver là qu'après avoir trouvé les Sphinx ? protesta Loki en fronçant les sourcils.

Drake grogna. Il n'aimait pas trop qu'on lui rappelle cet échec dernièrement. Il n'abandonnait pas la recherche assidue du Temple Sphinx, mais il fallait avouer que ses soldats commençaient à se décourager, et même ses discours connus pour être toujours des plus motivants lui faisaient défaut. En même temps, ils faisaient chou blanc depuis des mois à présent. Pas la moindre trace tangible du Temple.

- Oui, mais les recherches prennent plus longtemps que prévu. D'ailleurs, Keyra, tu iras à la prochaine mission pour chercher le Temple.

- Je viens avec elle, intervint Clem.

- Non, tu restes ici. Tu as apporté beaucoup de progrès pour restaurer la forteresse.

Elle acquiesça à contrecœur. Loki, quant à lui, avait toujours l'esprit occupé par les nouvelles annoncées par Drake.

- Attends, tu réalises l'importance de ce que tu as décidé ? Ce plan pourrait nous coûter la perte d'une dizaine de Skuros...

- Certes, mais il causerait encore plus de dégâts de l'autre côté. Réfléchis-y ! Les Dragomirs subiront des dommages immenses comparés aux nôtres, si tout fonctionne.

- Cela vaut-il la peine de perdre autant de dragons ?

- Bien évidemment !

Drake voyait pourquoi ils étaient réticents, mais il savait qu'ils n'admiraient pas l'objectif dans toute sa grandeur. Ils ne voyaient qu'une version étriquée du futur proche, alors que lui admirait de loin un distant avenir glorieux où Cave serait mort, la Toxine utilisée à des fins pacifiques, et ses armées composées d'Irisas. Parfois, il avait l'impression d'être le seul qui pouvait vraiment voir aussi loin. C'était terriblement frustrant.

D'autant plus que Loki n'avait pas une vue très objective de la situation. Il savait que son propre dragon étant un Skuro, il pourrait être choisi pour cette mission qui était quasiment une mission suicide, alors, bien sûr, il ne voulait pas risquer de le perdre. Mais Drake était prêt à sacrifier son dragon, bien que cela lui en coûte, si cela signifiait que d'autres vivraient pour voir le monde glorieux qu'il allait bâtir.

- Bon, Keyra, tu as ta mission en Scandinavie dimanche. Clem, continue à restaurer la forteresse, tu fais un super boulot. Loki... Eh bien, entraîne-toi. Et évite Cala. Elle te toise à l'autre bout de la salle avec un air affamé, c'est presque effrayant.

Il grimaça en constatant qu'il avait raison, tandis que Clem et Keyra hochaient la tête solennellement. Drake se détourna et fila vers les escaliers qu'il avait dévalés un peu plus tôt. Rigel et Orion devaient déjà être partis pour préparer les dragons, et même s'il ne s'agirait pas à proprement dit d'une bataille, il devait s'armer pour aller faire son discours auprès de ses troupes. D'autant plus qu'il devait au plus vite aller parler à son frère. Lorsque Lym avait abordé le sujet, lors de leur dernière entrevue, il avait été surpris et déboussolé, mais n'avait pas trouvé le temps de lui en parler. Il avait menti à Lym en disant que Pickett avait été tué dans une entreprise pour récupérer des œufs de Skuros ; en réalité, trouver les œufs avait été assez facile.

Sa salle du trône était sombre, comme d'habitude. Il y gardait une pénombre agréable en permanence, car s'il désirait grimper sur le trône, il devait déployer ses ailes d'Egna. Et à la lumière, il risquait de se désintégrer. Il fallait avouer qu'il avait cherché ces contraintes lorsqu'il avait exigé que l'on bâtisse le siège de pierre aussi haut, mais c'était tellement plus dramatique et intimidant de voleter avec des ailes de chauve-souris plutôt que de se hisser sur le trône.

Il n'eut qu'à amasser ses pouvoirs comme le lui avait appris Cave, des années plus tôt, pour que ses ailes se déploient dans son dos. D'un battement d'ailes, il s'éleva dans les airs, et retomba sur le siège dur. Les membres parcheminés se replièrent et retournèrent entre ses omoplates. Il y avait aussi ce fameux problème ; dès qu'il voulait se transformer, il devait faire un trou dans ses t-shirts, aussi il s'était habitué à n'avoir que des vêtements déchirés au creux du dos, renonçant à les remplacer à chaque fois.

Attrapant son téléphone par réflexe et l'extirpant de sa poche, il soupira tristement en le posant sur l'accoudoir du trône. Le réseau avait toujours été exécrable sur Arcem, et depuis l'éruption du volcan, l'épaisse couche de cendres n'avait fait que brouiller un peu plus le signal. Il prit donc à la place son enchanteur, et commença à tracer les symboles sur le piédestal.

Créer des enchantements était fastidieux, et très frustrant, aussi. Parfois on faisait exploser sa chambre au lieu de faire apparaître des corbeaux comme on le souhaitait. On se transformait soi-même en gelée de pruneaux en cherchant à se rendre insensible au froid. On perdait des doigts alors qu'on voulait se donner des poings de fer pour frapper plus fort. Le pire était sans doute la divergence entre les différents enchanteurs ; Drake possédait des connaissances sur de nouvelles runes que les Dragomirs n'avaient pas, mais eux avaient inventé des enchantements qu'ils ne leur révèleraient jamais. Par exemple, Drake avait passé des années à perfection son enchantement de projection pour pouvoir produire une sorte d'hologramme à distance, qu'il utilisait par exemple pour aller parler avec Lym. Cave n'en savait rien. Au contraire, ce dernier était parvenu à perfectionner l'enchantement de téléportation pour supprimer les nausées et les vomissements. Même si ce n'était pas une avancée aussi immense que pouvoir se téléporter en intérieur, c'était tout de même important.

Les enchantements commencèrent à étinceler, et il ferma les yeux. Lorsqu'il les rouvrit, comme il s'y attendait, il se retrouva en plein milieu du salon de sa mère. Il baissa les yeux vers ses mains ; elles avaient bien l'air matériel, pourtant il savait qu'il n'était pas réellement là. C'était un sentiment plutôt déboussolant, d'être dans un endroit et, d'un éclat d'or, se retrouver dans un endroit totalement différent sous une forme spectrale et immatérielle.

Il se dirigea vers le fond du salon, sachant que son frère devait être dans sa chambre ou bien dans la cuisine, puisqu'il y passait quatre-vingt pour cent de son temps. Traversant le mur comme s'il s'était agit d'une cascade d'eau, il se retrouva dans la petite cuisine qu'affectionnait tout particulièrement Hyther. Étant depuis toujours un cuisiner hors pair, il avait depuis longtemps volé à Myria le titre de propriétaire officiel de cette salle.

Comme il s'y attendait, Hyther était assis sur le buffet, en pyjama, un bol de glace à la main, et mangeait à grosses cuillérées ce qui devait être... son petit-déjeuner ? Pour Drake, il était onze heures du soir, mais avec le décalage horaire, pour son frère il devait être bien plus tard. Jetant un coup d'œil à l'horloge accrochée dans un coin, il soupira lorsque ses soupçons furent confirmés.

- Hyth, que fais-tu dans la cuisine à une heure du matin ?

- Oh, par Ladon ! Dray, tu peux pas juste SORTIR du MUR comme ça ! Préviens, avant, ou tu vas me faire faire une crise cardiaque !

- J'aimerais bien toquer à la porte, mais...

Il tendit la main vers la porte en question, et sa main traversa le bois. Hyther leva les yeux au ciel en enfournant une autre cuillérée de crème glacée.

- C'est... c'est la glace caramel-brownie de m'man ?

- Si tu lui dis, je t'étrangle...

- Comme si tu en étais capable. Elle n'est pas à la maison ?

- Voyage d'affaires. Un dragon blessé à l'autre bout du globe. Elle est partie pour deux semaines.

Il se dirigea vers le frigo, et passa la tête au-travers de la porte. Hyther laissa échapper un claquement de langue désapprobateur. À l'intérieur, il trouva de la pizza froide, deux pommes et assez de jus d'orange pour en abreuver un champ.

- Par tous les... As-tu mangé autre chose que de la pizza réchauffée au microonde depuis qu'elle est partie ?

- Je ne la réchauffe pas, elle est très bien froide.

- Pour un grand génie culinaire, tu as une alimentation pourrie.

Il grogna en allant mettre le pot de glace dans le congélateur, traversant Drake comme s'il n'avait pas été là. Il savait que son frère détestait quand il faisait une chose pareille.

- Je suis doué d'immenses talents en cuisine. J'ai juste la flemme de cuisiner si c'est juste pour moi, voilà.

Lorsqu'il eut posé le pot de glace, il se rassit sur le buffet, et Drake s'installa sur une chaise en bois. Il lui avait fallu une éternité pour perfectionner son enchantement pour qu'il sache différencier le sol et les chaises du reste. Au début, ses pieds traversaient le sol comme les murs, ce qui rendait tout mouvement compliqué lorsqu'on se retrouvait coincé à deux kilomètres sous terre. Puis, lorsqu'il avait enfin pu se tenir debout à la surface terrestre sans se noyer dans le sol, il avait découvert qu'il ne pouvait pas s'asseoir sur une chaise sans la traverser comme un fantôme et se retrouver ridiculement assis par terre. Heureusement qu'à présent c'était arrangé. Et encore, il arrivait à ses enchantements d'avoir des ratés, voilà pourquoi il était pour l'instant le seul à s'en servir. Il préférait ne pas retrouver ses armées coincées jusqu'au cou dans du gravier à chaque pas.

Hyther toisa Drake avec attention, l'air inquiet. Ses cheveux clairs étaient ébouriffés en tout sens, et ses grands yeux gris ardoise semblaient étinceler dans la semi-pénombre de la cuisine. Drake lui avait toujours envié ces grands iris couleur argent, les mêmes que ceux de leur mère ; lui était condamné à revoir les yeux noirs de son père à chaque fois qu'il se regardait dans le miroir.

- Dray... Qu'est-ce que tu fais ici ?

- Je voulais vérifier que tu allais bien. C'est mon devoir de frère aimant et responsable !

- Aimant et responsable, mon œil...

Drake eut un léger sourire en coin, et son frère balança les pieds, jusqu'à ne plus y tenir et descendre du buffet, faisant frémir son pyjama.

- Arrête. T'as l'air très désapprobateur.

- C'est parce que je viens de voir le carton de pizza sur le canapé... Si m'man voit du gras dessus, tu sais qu'elle te tuera, hein ?

- C'est moi le grand frère, c'est moi qui suis censé m'inquiéter, pigé ?

Il haussa les sourcils. Oui, Hyther avait une paire d'années de plus que lui. Mais lorsque leur père avait commencé à se montrer violent, qu'avaient-ils fait ? L'aîné avait été désespéré, avait tenté de le raisonner, puis était tombé dans la dépression à sa mort. Drake, lui, avait prit des mesures, tué son père et érigé un Empire. Lequel était le plus fort, alors ? Lui. Qu'il soit le cadet n'y changeait rien. Il aimait son frère, mais il savait qu'il était plus faible que lui.

Leur mère n'était pas d'accord. Elle persistait à dire que les épisodes dépressifs d'Hyther ne faisaient en rien de lui un faible. Et Drake était sûr, même si elle ne le disait jamais à haute voix, qu'elle trouvait que c'était lui qui était faible, parce qu'il avait eu recours au meurtre et non pas à la négociation comme son frère. La négociation... ! En quoi ses mots l'avaient-ils aidé ? Les actes de Drake, en revanche, avaient servi à quelque chose.

Hyther donna un coup de pied à un autre carton de pizza traînant au sol, l'air ennuyé, puis se dirigea vers la porte de sa chambre. Drake le suivit, traversant la porte lorsque son aîné la lui claqua au nez pour l'énerver davantage.

- D'accord, je mourrais d'overdose de cholestérol. Mais je préfère encore ça. Si je me fais tuer par des pizzas, ce sera la meilleure manière de partir. Dray, par Ladon, qu'est-ce qui te prend ?

- Et c'est reparti, soupira-t-il en allant s'asseoir sur le bureau, chassant un emballage de chips d'une pichenette.

La chambre de son frère était plus grande que la sienne, mais elle avait l'air plus petit, car lui avait emmené la plupart de ses affaires à Arcem avec lui. Ici, en revanche, il régnait un capharnaüm qui avait quelque chose d'accueillant. Le sol était tellement tapissé de bande dessinées et de livres qu'il aurait tout aussi bien pu s'agir d'un véritable tapis ; les murs au papier peint miteux étaient invisibles sous les affiches ; des tas de vêtements abandonnés et de papiers froissés s'empilaient sur toutes les tables et chaises. Le lit était défait, mais une montagne de coussins trônait sur les draps.

Pourtant, l'incroyable désordre n'avait rien de repoussant. Une petite lampe projetait des lueurs colorées sur les murs, le lit ressemblait au nid d'un petit oiseau distrait et des guirlandes de toutes les couleurs ornaient le plafond. Il avait toujours apprécié cet endroit, même si Hyther lui interdisait d'y entrer. Il le faisait quand même, bien sûr, et son frère râlait, juste pour la forme, mais au fond la présence de Drake avait tendance à le rassurer lorsque leur père était à la maison. Même s'il ne l'aurait jamais avoué à voix haute, par fierté.

- Dray, sérieusement. Reviens à la maison, laisse tomber ton île et ton armée débile...

- Je t'ai déjà dit que l'on est sur le point d'y arriver ! protesta-t-il. Les Dragomirs perdent tous leurs avantages un à un. Nous ne faisons que gagner, sans arrêt...

- Aux dernières nouvelles, pourtant, lorsque tu as essayé de détruire l'Ordre Dragomir, une gamine a détruit ton île en y faisant exploser un volcan et a échappé à tes prisons sans le moindre mal.

- Ce n'est pas une gamine. C'est Lymerya Alley. Une Irisa. As-tu la moindre idée de ce dont elle est capable ?

Personne ne semblait réaliser l'étendue des pouvoirs que détenaient les Irisas. Une telle quantité de puissance qu'eux-mêmes étaient incapables de la contrôler, et qui finissait par les consumer de l'intérieur. Mais personne ne voyait à quel point ils pourraient être dévastateurs une fois cette force maîtrisée...

Cependant, cet argument ne sembla pas convaincre Hyther, au contraire. Il fronça les sourcils, et son expression ne s'en obscurcit que davantage.

- Mais toi si, n'est-ce-pas ? Tu vois l'étendue de ces pouvoirs et tout le gnagnagna ?

- Bien évidemment.

- Et je suppose que tu veux l'emmener dans ton labo. Je lui ai parlé, à cette Lymerya. Et, oui, elle est forte, et elle a l'air d'être quelqu'un de bien, mais par Ladon, Dray, c'est encore un enfant...

- Un enfant ? Elle doit avoir dix-sept ans. À cet âge, nous avions dépassé depuis longtemps ce terme. Nous étions des adultes. J'avais déjà commis mon premier meurtre.

- Ton premier – bon sang, qu'est-ce qui ne va pas dans cette famille ?

- Absolument tout ? suggéra Drake avec un sourire sombre.

Hyther fourra son visage dans ses mains pour cacher le sien. Drake baissa les yeux vers ses paumes. Lorsque son frère fut parvenu à effacer légèrement son sourire, il laissa aller sa tête en arrière, la reposant contre le mur avec un air fatigué.

Voilà. C'était là qu'il était censé le dire. « Hyth, j'ai appris qu'Antony Pickett est mort. Oui, Tony. Ton ex avec qui tu étais resté ami. Il a été tué...

... sous mes ordres. »

Il n'allait pas aimer ça. Du tout. Et Drake le savait pertinemment. Mais bon, il ne pouvait pas vraiment le lui cacher, si ? Il finirait par le découvrir par un autre, lui en voudrait de l'avoir caché, et cela ne ferait que causer des conflits inutiles. Il entrouvrit la bouche, prêt à le lui dire, lorsqu'Hyther le devança ;

- Tu es mon frère. Mon petit frère. Et j'ai beau désapprouver ce que tu fais, je m'inquiète tellement pour toi, en permanence. J'ai juste... C'est trop. J'en ai assez de tout ça.

Et il en avait l'air. Il avait l'air tellement épuisé. Perdu. Brisé.

Drake ravala ses mots. Faisait-il preuve de sentimentalisme ? Cela lui arrivait, à l'occasion, uniquement lorsqu'il s'agissait de son frère ou de sa mère. Hyther semblait déjà au fond du trou, et c'était de sa faute, il en avait conscience, même s'il ne regrettait rien de ce qu'il avait fait et ferait. Mais il ne pouvait pas lui ajouter un poids supplémentaire, ce serait trop cruel, même pour lui.

- Tu vas t'en sortir, Hyth. Tu n'as pas eu d'autres crises de panique récemment ?

- Ferme – tais-toi. Je ne veux pas en parler avec toi.

Parce qu'il ne voulait pas que Drake s'inquiète pour lui ? Parce qu'il n'avait pas envie de partager ses états d'esprit avec l'Empereur le plus craint de leur ère ? Ou parce qu'il détestait tout simplement s'attarder sur ce sujet ? Il n'en savait rien et n'était pas sûr de vouloir connaître la réponse.

Un bon frère aurait insisté, cherché à l'aider, mais il n'avait jamais été un bon frère. Et pour être honnête, la dépression d'Hyther lui faisait presque peur, sans qu'il sache vraiment pourquoi. Peut-être parce qu'il était un peu troublé par toutes les questions que se posait sans arrêt Hyther, sur ses incertitudes. Il ne cessait de se demander s'il était une bonne personne, alors que Drake n'y pensait jamais ; il savait qu'il était quelqu'un de bien. Qu'il faisait les bonnes choses. Il le saurait, autrement, non ?

- Sinon, ta vie ? Du nouveau ? tenta-t-il, essayant de détendre l'atmosphère.

- J'ai une copine, Pam.

- C'est une pam-pam girl ?

- La ferme, débile. Pamela, elle s'appelle Pamela. Mais on l'appelle Pam.

- Pam d'amour et pam d'api...

- Tu as quoi, deux ans ?

- Probablement. Tu as enfin décidé de laisser tomber les mecs ?

Il n'avait rien contre la pansexualité de son frère, mais il devait bien avouer que comme il n'avait pas l'intention d'avoir ni copine ni enfants, il préfèrerait qu'Hyther se case avec quelqu'un qui pourrait lui en donner, pour faire perdurer leur famille. Bon, il avait dit que de toute façon il avait l'intention d'adopter et blablabla. Mais le sang, c'était important, avait toujours pensé Drake. Et lui ne voudrait jamais, jamais se marier, ou avoir un quelconque semblant de relation avec qui que ce soit. Ce qui ne laissait qu'Hyther comme Lorn.

- Drake...

Oooh, il venait de l'appeler Drake. Rare, ça. Et dangereux. Cela menait souvent à une dispute, aussi il tenta de détourner le sujet à nouveau.

- D'accord, à part ta vie amoureuse, autre chose de plus intéressant à m'offrir ?

- Pas grand-chose, non.

- Tu as l'intention de rester vivre chez m'man à tout jamais ? Jusqu'à tes quatre-vingt ans ?

- Jusqu'à me sentir mieux. Et puis, on doit se serrer les coudes, puisque...

Puisque tu as tué papa, et qu'ensuite tu es parti. Les mots restèrent en suspension dans l'air. Hyther les lui avait répétés tellement de fois, persistant à dire qu'il devrait être là pour aider leur mère, qui avait perdu un mari et un frère. Mais Drake savait qu'il mentait. Myria avait beau être triste pour son frère, elle se fichait éperdument du sort de son époux, puisqu'elle avait commencé à le détester dès qu'il avait levé la main sur leurs enfants. Elle était forte, sans doute plus que sa progéniture. Quiconque ayant vu Myria Grave avec une dague ou une arme à feu à la main en avait des cauchemars à tout jamais ; elle était une Dragomire, après tout.

En réalité, Myria pouvait parfaitement se débrouiller toute seule. Elle pouvait se protéger elle-même mieux que Drake ne pourrait jamais le faire. C'était Hyther qu'il fallait protéger. C'était pour lui que Drake aurait dû rester. Ils savaient tous deux que c'était ce qu'il entendait par là.

- Hyther, tu as vingt-cinq ans, lâcha Drake, un peu agacé. Prend ta vie en main, merde.

Il leva les yeux vers lui, l'air surpris et furieux. Mais son frère n'en avait pas fini.

- J'aimerais t'aider, mais comment je suis censé faire si à chaque fois que je viens te voir pour te donner un coup de main tu en profites pour me reprocher toutes les décisions que j'ai prises ?

- Si tu prenais de meilleures décisions, peut-être que je pourrais me montrer un peu plus compatissant, rétorqua l'aîné en le foudroyant du regard. Et comment tu es censé me donner un coup de main si tu n'es même pas là ? T'es un fantôme, mon pote, ça va pas m'apporter beaucoup d'aide.

- Houlà, tu commences à me sortir du « mon pote ». Va falloir que j'y aille, moi.

Hyther soupira, et hocha la tête.

- À plus.

Drake ferma les yeux et récita quelques complexes incantations dont il avait le secret, et lorsqu'il rouvrit les paupières, il était de retour sur son trône glacial. Les enchantements, sur le sol et les accoudoirs, s'estompaient lentement, le laissant dans la pénombre.

Il n'avait pas pu dire à son frère la vérité, alors qu'il était habituellement l'un des moins enclins à mentir dans leur famille. Il finirait bien par l'apprendre. Et puis, Hyther n'était pas si attaché à Tony, si ? Sa mort était nécessaire, de surcroît, il n'avait pas de quoi se sentir coupable.

Il soupira et déploya ses immenses ailes noires pour amortir sa chute lorsqu'il sauta de son trôle haut-perché. Avec tout ce qu'il avait prévu et les désagréments qu'il avait concoctés pour les Dragomirs, le lendemain risquait d'être une très longue journée.

ok... ça fait des siècles que j'attends de poster ce chapitre. Je l'ai écrit il y a tellement longtemps ! De nouveaux personnages (ok ils sont pas vraiment nouveaux, on a entendu parler d'eux avant, mais la plupart étaient vraiment insignifiants jusqu'ici) font leur entrée en scène, et ils risquent de devenir très importants par la suite. C'est aussi le premier, mais pas le dernier, chapitre qui se passe à Arcem du point de vue d'un Faucon, ici Drake. Le Livre 4 sera partagé entre les points de vue de soldats d'Eleuth et ceux d'Arcem.

J'étais vraiment stressée à l'idée de poster ce chapitre, c'est pour ça que j'ai mis si longtemps à enfin le publier... Je m'excuse d'ailleurs pour le retard ! Dites-moi ce que vous avez pensé de ce chapitre svp :)

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