Livre II : Chapitre 40

Lym s'efforça de garder son calme et de prendre une décision.

Sa blessure à l'épaule la faisait vraiment beaucoup trop souffrir pour retourner jusqu'au champ de bataille, à présent. Tomber dans les bois et rouler au milieu des brindilles n'était pas le moyen le plus efficace pour cautériser une plaie.

La bonne nouvelle, c'était qu'après sa petite marche, elle était tout près de l'endroit où Riks et Amel avaient installé une infirmerie temporaire. Ils pourraient sans doute la guérir en deux temps trois mouvements avec quelques baumes magiques dont ils avaient le secret. Malgré ses pieds endoloris, elle grimpa donc jusqu'au sommet de la colline, les dents serrées à cause des vagues de douleur qui affluaient dans son corps à chaque mouvement. Elle arriva enfin au sommet, où les arbres se firent plus espacés jusqu'à disparaître ; avec soulagement, elle découvrit une petite tente dressée dans un coin, autour de laquelle étaient attachés les chevaux blessés et où l'on avait empilé de nouvelles armes et pièces d'armure pour renouveler celles que les videntis auraient cassées ou perdues dans la cohue. D'un pas titubant, elle entra dans la tente, et, immédiatement, Amel accourut vers elle, l'air préoccupé et affolé.

- Alley ! Vous êtes blessée !

- C'est sûr que c'est étonnant dans une bataille, en temps que médecins de guerre, vous devez pas voir ça souvent...

- Oh, taisez-vous. Vous êtes couverte de sang !

- Ce n'est pas seulement le mien, marmonna Lym tandis que la professeure la forçait à s'allonger.

Autour d'elle, elle vit des lits, des patients, des armoires et des tables sur lesquelles étaient empilées des pommades et des baumes. Elle découvrit que la tente était beaucoup plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur. Elle avait l'air banal vue du dehors, pourtant.

- C'est plus grand à l'intérieur, observa-t-elle inutilement.

Se demandant si elle venait de faire inconsciemment une référence à Doctor Who, elle laissa la professeure examiner sa plaie.

- Ce n'est pas si profond, fit Amel, l'air soulagé. Je vais être capable de réparer ça, plus ou moins.

- Rassurant.

Elle la fit taire d'un regard réprobateur, puis commença à appliquer toutes sortes de crèmes et de liquides brûlants sur sa blessure. Elle se crispa légèrement lorsqu'elle y renversa presque la moitié d'une bouteille remplie de ce qui ressemblait à du désinfectant qui sentait la verveine à des kilomètres à la ronde. Le liquide piquait horriblement, et elle grogna.

- Vous venez de vous faire embrocher par je-ne-sais quelle arme et vous vous plaignez pour du désinfectant ?

Lym grommela quelque chose dans sa barbe, mais il fallait avouer que les soins d'Amel semblait faire effet. Déjà, une fois propre, la plaie paraissait moins grave. En plus, avec les baumes et pommades qu'elle y avait appliquées, elle avait l'air presque cicatrisé. Amel hocha la tête d'un air approbateur puis tira un linge propre d'une trousse de pharmacie et l'enroula fermement autour de son bras. Aussitôt, de petites taches rouges piquetèrent le tissu, traversant le bandage, mais c'était déjà beaucoup mieux que le garrot approximatif qu'elle s'était fait avec un pan de sa combinaison ; la douleur était bien plus supportable après ce traitement. Elle arriverait peut-être même à l'oublier si elle ne faisait pas bouger exagérément son bras. Lym envoya silencieusement une bénédiction aux enchantements et médicaments videntis.

- Parfait, approuva Amel avec un hochement de tête. Ce n'est pas si grave que ça.

- Tant mieux. Dans ce cas, je peux retourner sur le champ de bataille.

- Pardon ?!

- Je vais quand même pas rester ici les bras croisés !

Elle se redressa sur la couchette qu'on lui avait assignée, et malgré les nombreuses protestations d'Amel, elle fila vers la sortie. La professeure ne la poursuivit pas : elle n'avait pas le droit de lui interdire de combattre, et en plus, elle devait aider Riks à s'occuper de tous les blessés plus graves qu'elle. Elle fouilla du regard la tente juste avant de sortir, juste pour vérifier, mais n'y vint aucun de ses amis ou de ses connaissances.

Arrivant à l'extérieur, elle avait une vue imprenable sur l'immense combe où se déroulait l'affrontement. Une partie de la forêt où elle s'était réfugiée pour panser sa plaie était en feu, à cause des jets de flammes lancés par les dragons. Des combats avaient lieu un peu partout sur la plaine, et on pouvait entendre des épées s'entrechoquer.

Fouillant l'endroit du regard, elle maudit sa légère myopie qui l'empêchait de voir immédiatement ce qu'elle cherchait, mais elle finit par repérer Drake. Celui-ci était occupé à affronter trois adversaires à la fois, juché sur son cheval noir. Ses deux généraux, un peu plus loin, livraient bataille à Zale et Cave, et Orion avait un sourire horrible et cruel plaqué sur les lèvres. Si elle savait qu'Amel et Riks étaient à l'intérieur de la tente, elle ne pouvait pas voir Markus. Avait-il été blessé, ou pire ? Mais elle n'avait pas réellement le temps de se préoccuper. Elle avait d'autres idées en tête. Elle devait tout d'abord vérifier que ses amis étaient sains et saufs. C'était sa priorité.

La première personne qu'elle vit fut Shay, qui était, en même temps, difficile à manquer ; Lukas et lui étaient juchés sur une bute terreuse et se défiaient de réaliser les meilleurs lancés ou de réussir à atteindre telle ou telle personne, hurlant pour se faire entendre par-dessus la cohue. Ils s'applaudissaient dès qu'ils parvenaient à atteindre leurs buts invraisemblables, ayant presque l'air de s'amuser. Joy et Ash, au pied de la motte de terre, enchaînaient les coups avec une puissance et une complémentarité exemplaires. Apparemment Lukas avait tenu à les garder tous les deux près de lui pour pouvoir veiller sur sa sœur et son ami.

Elle se mit à chercher Kosh, et son cœur rata un battement lorsqu'elle eut l'impression qu'il avait disparu, mais son regard se posa finalement sur l'arrière de la bute où étaient dressés les deux archers. Il était adossé à un arbre, à la lisière de la forêt, et malgré les entailles striant ses bras, il avait l'air d'aller relativement bien. Il devait s'être senti mal durant la bataille, et Lym ne pouvait pas l'en blâmer. En d'autres circonstances, elle se serait inquiétée et aurait accouru pour vérifier qu'il allait bien, mais Shay était avec lui, le défendant de tous ennemis qui l'approchaient d'une flèche à la précision infaillible. Elle savait qu'il préfèrerait mille fois se faire tuer que de laisser son meilleur ami mourir.

Elle leva donc les yeux vers le ciel, où avait lieu la deuxième partie de la bataille, celle qui était aérienne. La plupart des Pteroks avait été exterminée, car ils étaient très petits comparés à l'immensité des dragons et ces derniers avaient tôt fait de les avaler tout rond ou de les engloutir dans des nuées de feu et de fumée. En voyant l'un des Pteroks foncer en piquet vers le champ de bataille, beaucoup trop près de ses amis à son goût, elle enleva la sécurité de son pistolet, prit soin de viser en se remémorant les cours de Markus, et tira trois balles consécutives. L'une le rata de beaucoup, l'une se ficha dans sa carapace sans faire de dégâts, mais la dernière parvint à percer la chair plus tendre de son ventre, et il tomba lourdement au milieu des combats en poussant un chuintement de feu mort. Il ne ferait pas grand mal une fois à terre, et quelques Dragomirs sauraient l'achever.

Fière d'elle, elle regarda de nouveau vers le ciel. Des dizaines de dragons s'y combattaient, lançant des jets de feu de tous côtés, se distribuant coups d'ailes, de griffes et de crocs. Leurs cavaliers n'étaient pas en reste ; commandant leurs Equitem pour faire le maximum de dégâts mais tiraient aussi depuis leurs montures pour augmenter les victimes causées. Certains tombaient, dans la mer, dans un coin de l'île, mais la plupart continuait de se battre avec assiduité. Elle rechercha dans la cohue aérienne Flamme, l'Equitem Furoki d'Elyra, et l'aperçut enfin. La jeune fille, juchée sur le dos de son dragon couleur de feu, lançait de temps à autres l'un de ses poignards Samira et Savira, pour essayer de tuer l'un de ses adversaires. Qu'elle réussisse ou non, la dague qu'elle avait lancée revenait toujours à elle, car elle était liée à sa sœur. Son casque la protégeait de la chaleur et des projectiles, mais laissait voir ses cheveux et ses yeux plissés et pleins de détermination. Flamme envoyait sur leurs opposants de longs rayons de feu doré, dilatant ses naseaux parés d'écailles rougeoyantes. Lym détacha les yeux d'Elyra et de Flamme, qui se débrouillaient à merveille, pour chercher le dernier de ses amis dont elle voulait s'assurer de la sécurité, mais elle se figea tout net.

Où était Larrow ?

Il y avait plusieurs Glacyés dans la mêlée, ennemis et amis. Ils lançaient eux aussi des flammes bleues argentées et avaient des écailles claires. Mais elle connaissait assez bien Glass pour savoir que ce n'était aucun de ces dragons-là ; Glass était plus redoutable, plus grande, avec ses écailles de cristal et ses grands yeux à l'effigie de ceux de son cavalier. Elle était gracieuse mais mortelle, frappant, mordant, tuant – et à force d'apporter son aide à Larrow dans son box, elle connaissait les rugissements de la dragonne par cœur.

Elle n'était définitivement pas dans la mêlée des combattants aériens.

Où était Larrow ?

La peur la paralysait, à présent. Larrow était l'élève le plus doué de toute l'Académie en matière de combat, et était sans doute celui qui avait fait le plus de victimes dans cette bataille. Il ne pouvait pas être mort. C'était impossible. Elle fouilla l'île, la mer alentours, jusqu'à ce qu'enfin, ses yeux se posent sur de grandes ailes couleur cristal qui s'agitait derrière les arbres, à l'opposée de l'île. Elle reconnut immédiatement les ailes de Glass, mais ne fut qu'en partie soulagée. Glass était tombée. Alors... Larrow aussi ?

Elle se mit à courir, dévalant la colline tant bien que mal, et entendit Shay l'appeler.

- Alley ! Alley, tu vas où ?

- Je reviens ! cria-t-elle pour toute réponse.

Mais il ne la laissa pas s'en tirer aussi facilement. Il brandit son arc à la lumière du soleil, et s'écria ;

- Chrysolux !

La corde se rétracta et s'enroula autour du bois de l'arc, qui se transforma soudain en machette. Sautant au bas de la butte, laissant Lukas s'occuper des tirs à l'arc seul, il se taillada un chemin au travers de la foule jusqu'à Lym, qui continuait de courir à toute allure en écartant quiconque se mettait en travers de son chemin.

- Lymie, fit-il d'un ton grave qu'elle ne lui avait jamais entendu. Tu as un bandage plein de sang.

- C'est une égratignure. Amel en a pris soin.

- Où tu vas ?

- Chercher Larrow, répondit-elle simplement. Glass est tombée. Peut-être est-elle blessée, et lui aussi. Il faut que j'y aille. Je ferais la même chose pour toi, et tu le sais très bien.

Elle ne mentait pas. Cependant, il semblait toujours sceptique, et elle eut un léger sourire en comprenant ;

- Tu t'inquiètes pour moi ? C'est adorable !

- N'importe quoi, pouffa-t-il. Ça, c'est le boulot de Kosh.

Elle eut un autre sourire en chassant un soldat qui s'approchait trop d'un coup d'épée.

- Pas faux. Tu me laisses y aller, alors ?

- J'ai le choix ?

- Non.

Il leva les yeux au ciel, amusé.

- C'est bien ce que je pensais. Va leur botter le cul à tous.

- Bien dit !

Lym lui offrit un sourire, puis l'attira à elle pour le serrer dans ses bras. Lorsqu'elle s'écarta, il lui adressa un clin d'œil indiscret qui la fit rougir, mais il s'était déjà détourné pour grimper jusqu'au sommet de la colline. Les ennemis tombaient autour de lui et de Chrysolux comme de mauvaises herbes.

Elle se mit à courir vers la forêt, priant pour ne pas recroiser Loki, qui s'était avéré être un ennemi redoutable. Un hurlement de dragon résonna jusque sous ses semelles, faisant trembler le sol tant il était puissant. Ses pieds battant contre le sol des bois, elle filait comme le vent, slalomant au milieu des troncs, et en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, elle arriva au niveau des rugissements.

Entre la mer et la forêt, sur la fine bande de plage coincée entre les deux, se trouvait le corps immense de Glass à moitié immergé dans l'eau salée. À son grand soulagement, la dragonne n'avait pas l'air particulièrement blessée, si ce n'est un angle étrange dans son aile droite, mais rien que Zale ne puisse pas arranger. En revanche, elle ne voyait pas Larrow, et son inquiétude n'en fut qu'accrue.

- Larrow !

Pas de réponse. Elle courut jusqu'au flanc de Glass que les flots venaient balayer, et grimpa en s'accrochant à ses écailles jusqu'à arriver sur son dos. La selle, défaite, était vide et pendouillait, accrochée à son aile indemne ; elle était par endroits tachée de sang. Les cordages la maintenant en place s'étaient cassés dans sa chute. Lym sentit son cœur se serrer et cria à nouveau, d'une voix brisée d'angoisse.

- Larrow ?

- Lym ?

- Larrow !

Le soulagement afflua en elle et elle bondit du dos de Glass. Son ami était là, les pieds balayés par les vagues venant lécher la rive. Il avait beau être blessé à plusieurs endroits, ses yeux clairs étincelaient et il était sauf. Elle accourut vers lui.

- Tout va bien ? demanda-t-elle en tournant autour de lui pour repérer d'éventuelles blessures graves et hématomes proéminents.

- Moi, oui. Mais Glass ... ! L'un de leurs Skuros lui a lancé son souffle empoisonné. Elle allait être infectée par la Toxine. J'ai réussi à éviter la contamination, mais à quel prix – on s'est écrasés ici, et elle... son aile, Lym, son aile, je crois qu'elle est cassée ! Elle a tellement mal ! Il faut qu'on l'aide !

Elle ne comprenait pas son affolement et ses grands yeux emplis d'angoisse. Glass avait l'air de s'en être plutôt bien tirée après tout ce qu'ils avaient traversé, et son ami était d'habitude plutôt calme et recueilli. Ses yeux se posèrent sur la main de Larrow ; ses doigts étaient serrés autour du manche de Draksaura, son épée. Soudain, tout s'éclaira. L'épée avait le don de lui faire partager les sentiments de sa dragonne.

Lym s'approcha et, malgré sa réticence, lui prit Draksaura des mains. En principe, tout le monde ne percevait pas les sentiments de Glass, mais elle, elle les sentait. L'afflux d'émotions qui la submergea lui coupa le souffle ; douleur, terreur, colère, panique, on aurait dit un tsunami de sentiments incroyablement puissants. C'était intolérable. Alors qu'elle ne partageait même pas de lien spécial avec Glass, elle avait envie d'éclater en sanglots, alors qu'elle ne pleurait presque jamais. Pour Larrow, qui était mentalement connecté à sa dragonne, ce devait être un véritable supplice.

Elle lâcha l'épée, qui tomba lourdement dans le sable. Larrow sembla soudain aller mieux, et la panique dans ses yeux s'effaça légèrement.

- Je suis désolé. Je...

- Je sais, répondit-elle gravement, les mains encore tremblantes après cette expérience. Je l'ai senti. Mais elle va bien. Zale la guérira en moins de deux.

- Et toi ? Tu vas bien ? Tu es couverte de sang...

- Je sais, mais ce n'est pas le mien. On doit retourner à la bataille...

- Et la laisser ici ? s'indigna Larrow. On doit aller chercher des soins. Mais on ne peut pas non plus l'abandonner pendant qu'on y va, elle est trop vulnérable...

- Attends une seconde, veux-tu ? l'interrompit-elle d'un ton sérieux, une idée commençant à fleurir dans son esprit.

Elle tâtonna à sa taille, glissa une main dans sa botte de combat, mais il n'y avait rien. Avec un grognement de frustration, elle se tourna vers Larrow.

- Ok, écoute. Tu as ton enchanteur ? J'ai perdu le mien dans la bataille.

- Oui, je l'ai.

- D'accord. Je reste ici, et prends soin d'elle. Tu te téléportes auprès d'Amel et lui dis où est Glass, comme ça elle viendra s'occuper d'elle à son tour. Glass est blessée, pas inconsciente, alors elle peut se téléporter sur Eleuth.

- Et si vous vous faites attaquer ? Je ne peux pas communiquer avec Glass si je suis trop loin d'elle.

- Emmène Draksaura, et si tu sens que sa panique double, tu sauras que quelque chose ne va pas. D'accord ?

Il sembla réfléchir un moment, puis décida de toute évidence que c'était une bonne idée puisqu'il se pencha, ramassa Draksaura – encore couverte de sable – et détala après avoir remercié Lym. Sortant de la bande de sable où il était plus difficile de tracer un enchantement, il se réfugia dans une partie de sol herbeuse et se mit à tracer ses runes et disparut après avoir salué son amie d'un geste.

Celle-ci resta postée devant la dragonne, dont le flanc se soulevait de manière régulière, au gré de ses respirations. Mais, pour une fois, personne ne vint les attaquer, à part un soldat qui semblait plus paumé que menaçant et qu'elle n'eut aucun mal à chasser. Larrow revint enfin, l'air un peu plus soulagé, et les renforts ne tardèrent pas à venir pour déplacer Glass. Les deux combattants s'éloignèrent de la plage, se dirigeant vers les lieux où avaient lieu les affrontements.

Alors qu'ils s'apprêtaient à s'élancer pour rejoindre la foule des soldats, les yeux de Larrow semblèrent se poser sur quelqu'un au milieu de la cohue, et son visage se durcit.

Avant même de suivre son regard, Lym sut qui elle avait vu. Il n'avait cette étincelle de haine dans les yeux que lorsqu'il parlait de cette personne-là, la personne qu'il voulait tuer plus que tout au monde.

- Drake, souffla-t-il, avant de s'élancer pour disparaître au milieu de la foule.

(chapitre corrigé ✔)