Livre II : Chapitre 34

Lym jeta un nouveau coup d'œil par-dessus les fourrés, se demandant comment elle allait sortir de cette situation. Si le premier des deux soldats était déjà un adulte, avec ses cheveux bruns et ses joues mangées par une barbe de quelques jours, le deuxième devait, au grand maximum, avoir dix-huit ans, et avait l'air beaucoup plus anxieux que l'autre, qu'il n'arrêtait pas d'harceler de questions. Elle remarqua que ses doigts tremblaient autour de la gâchette de son fusil, et qu'il pourrait sans doute presser la détente par inadvertance.

- Tu penses pas qu'ils auront mis des boucliers de protection autour de leurs maisons après c'qui est arrivé à la p'tite Samantha Lake ?

- Ch'ais pas, on est juste censés trouver la maison, compris ? Et puis, après ce qui est censé se passer demain, on pourra venir péter les boucliers sans problème.

Les boucliers. Ils parlaient des défenses que les Bluewell et Estrell avaient dressées autour de leurs résidences, dans le but, justement, de se protéger des envahisseurs comme eux. Elle se sentit légèrement nauséeuse en les entendant évoquer avec tant de désinvolture et facilité ce qui était arrivé à la mère de Shay, qu'ils avaient tué eux-mêmes pour punir son père de sa contribution à l'extermination de l'Empire de Drake.

Que devait-elle faire ? Avec ses pouvoirs, elle pourrait contracter leur cage thoracique jusqu'à perforer leurs poumons. Elle avait déjà tué, elle pourrait le refaire. Mais n'y avait-il pas une solution simple pour ne pas avoir à prendre d'autres vies humaines ?

Les deux soldats de l'Empire s'approchèrent à grands pas bruyants de sa cachette et elle serra les dents, s'efforçant de réguler sa respiration saccadée qui lui semblait horriblement sonore. Par miracle, ils ne semblèrent pas l'entendre et passèrent devant le buisson derrière lequel elle s'était réfugiée en discutant toujours et en ricanant. Dès qu'ils se furent éloignés, elle bondit sur ses pieds, déterminée, et s'efforça de transmettre un message télépathique à Larrow. C'était presque impossible à distance, mais il ne devait pas être très loin, et elle partageait un lien mental étroit avec lui ; elle finit par trouver sa présence rassurante au milieu des arbres.

Larrow ? Larrow, tu m'entends ?

Lym ? elle pouvait presque le voir se redresser avec un air troublé et fouiller les environs du regard, pensant qu'elle lui transmettait ces mots d'un lieu proche.

Larrow, tu dois retrouver les autres et filer vers la maison des Bluewell, lui dit-elle d'un ton pressant. Ses pensées se bousculaient, trop nombreuses – si ses amis trouvaient qu'elle parlait vite, ce n'était rien comparé au débit de mots qu'elle pouvait transmettre par télépathie. Il y a des soldats de Drake par ici.

Des soldats de Drake ?

Elle sentait qu'il oscillait entre l'envie de la rejoindre et de combattre ses soldats, lui qui haïssait tant l'Empire, et celui de mettre leurs amis à l'abri.

Il faut que tu le fasses, Larrow. Dépêche-toi. Ils sont tout prêt de la maison et, dès qu'il découvriront les boucliers, ils commenceront à ratisser les environs. Tant qu'on est pas dans l'enceinte des défenses, on est vulnérables.

Très bien, répondit-il, apparemment à contrecœur. Et toi, tu es saine et sauve ?

Je vais bien. J'arrive vers la maison. Ils ne m'ont pas vue. Trouve vite les autres.

Il acquiesça et rompit le contact mental. Elle porta une main à son cou pour en arracher Prysm. Si elle croisait les soldats, l'épée lui serait utile, même si elle aurait préféré avoir son pistolet, mais Cave ne voulait pas laisser un tas d'adolescent se balader dans le monde avec des armes à feu que les caecus, contrairement aux armes blanches magiques, pouvaient voir.

À grands pas, elle s'enfonça dans la forêt, à l'opposée de la direction qu'avaient empruntée les deux envahisseurs. Elle préférait faire un détour pour être certaine de les éviter.

J'ai trouvé Elyra, lui transmit soudain Larrow, la faisant sursauter.

Il faut trouver les autres. Je vous rejoins. Elle se remit à courir, enjambant de grosses racines, dévalant des pentes et sautant par-dessus des ruisseaux ; elle ne cessait d'effrayer des animaux qui couraient se réfugier dans leurs tanières ou dans la ramure des arbres. En passant derrière un gros érable, elle trébucha sur un arbre couché égaré au sol et s'étendit de tout son long par terre, faisant tomber les quelques branches d'arbres qu'elle portait dans ses bras. Elle n'avait pas remarqué qu'elle les tenait encore. Sans réfléchir, elle en saisit quelques-unes d'un geste et se remit à courir, malgré l'énorme déchirure dans sa salopette en jean au niveau du genou, ce qui n'était pas vraiment une nouveauté étant donné que tous ses jeans étaient souvent en lambeaux.

Arrivant en trombe à la lisière de la forêt, elle vit derrière un dernier mur de troncs moussus la pente qui menait jusqu'aux deux maisons et vit les silhouettes de ses amis devant la porte de celle des Bluewell. Le soulagement l'assaillit ; une fois passée la lisière des bois, ils étaient en sécurité, sous la défense des boucliers qu'ils avaient créés à l'aide d'enchantements. Dévalant la pente pour parvenir jusqu'à ses amis, elle se figea tout net en voyant qu'il n'y avait que trois personnes. Larrow accourut vers elle avec un air soulagé.

- Lym !

- Larrow ? Il manque quelqu'un ?

Elle jeta un coup d'œil derrière lui. Elyra tenait fermement Shay par le bras, une pile de bris de bois à leurs pieds. Lym sentit le sang quitter son visage en regardant Larrow avec horreur et insistance.

- Où est Kosh ?

- On ne l'a pas encore trouvé. On essaie d'empêcher Shay d'aller le chercher, parce que c'est trop dangereux, mais il ne veut rien entendre... Peut-être que si tu lui parlais, tu pourrais le convaincre de rester...

Elle jeta un fugace regard à Shay, qui semblait désespéré. Kosh était comme un frère pour lui ; il était tellement paniqué que, effectivement, il risquait de faire une bêtise dans son empressement de retrouver son ami.

- Vous avez raison, fit-elle d'un air grave. Retenez-le. Empêchez-le d'entrer dans la forêt. Et n'y allez pas non plus.

Sur ces mots, elle se détourna et s'enfuit en direction des arbres, jetant par terre les morceaux de bois qu'elle tenait encore dans ses bras. Elle entendit Larrow l'appeler, et, avec ses réflexes de Stryge, il parviendrait sans doute à la rattraper sans problème, mais il devait retenir Shay qui se démenait pour la rejoindre.

Lym ! Reviens !

On ne laisse personne derrière, Larrow.

Elle sauta par-dessus le tronc couché sur lequel elle avait trébuché la dernière fois et fila au milieu des arbres. Elle essaya de transmettre mentalement des mots à Kosh, mais elle n'avait pas un lien télépathique assez puissant avec lui pour lui parler à pareille distance. Lym sentit une branche lui fouetter le visage, mais ne s'arrêta pas. Avec leurs gros fusils, elle était prête à parier que les soldats, s'ils trouvaient Kosh avant elle, le tueraient sans hésiter. Sauf s'ils l'utilisaient pour passer les barrières, auquel cas ils seraient tous condamnés.

Derrière un rosier mort, elle faillit percuter les deux soldats qui étaient toujours à la recherche des deux maisons cachées dans la forêt. Elle réussit à se jeter à temps derrière un gros rocher humide à cause de la rosée qui s'était déposée partout au matin, et ils ne la remarquèrent pas, par miracle.

- T'as pas entendu quelque chose ? s'enquit le plus petit des deux, derrière le rocher.

Elle crut un instant qu'ils parlaient d'elle et retint son souffle, mais ils se dirigèrent à l'opposée, dans la direction de la petite rivière qu'elle avait observée et qui gelait pendant l'hiver. Son cœur rata un battement ; s'ils avaient entendu quelqu'un et que ce n'était pas elle, il ne pouvait s'agir que de Kosh... Le plus silencieusement possible, elle contourna le gros rocher, et se dirigea dans le sillage des deux soldats en prenant soin de ne pas croiser leur route.

Elle crut alors apercevoir un éclat bleu au milieu des teintes de vert, de brun et de gris de la forêt. Derrière un bouleau, courbé pour ramasser une branche tordue, se trouvait, effectivement, Kosh, avec son anorak bleu. Sentant le soulagement l'assaillir, elle se précipita vers lui, entendant à sa gauche les pas lourds des deux soldats qui se dirigeaient dans la même direction qu'elle. Brusquement, elle attrapa le poignet de son ami, qui sursauta et en lâcha même quelques morceaux de bois. En la reconnaissant, il soupira de soulagement.

- Lym ! Tu m'as fait peur...

- Il faut partir d'ici, fit-elle d'un ton pressant et nerveux. Tout de suite.

- Qu'est-ce que... ?

- Fais-moi confiance et suis-moi !

Il ne réfléchit plus et lui emboîta le pas au milieu des arbres. Soulagée, elle le lâcha et se mit à courir, filant entre le dédale de troncs et de branches, entendant derrière elle les deux soldats s'aboyer des ordres avec mauvaise humeur. Ses pieds s'enfonçaient dans les creux remplis de feuilles mortes et de terre partiellement gelée, mais elle ne s'arrêta pas un seul instant.

Elle ne savait pas à quelle distance des deux maisons elle était, mais elle savait qu'elle s'en rapprochait, car les arbres commençaient à se clairsemer. Elle enjamba un ruisseau qui gazouillait gaiement entre deux touffes de roseaux, s'assura d'un regard que Kosh la suivait toujours et s'arrêta après s'être emmêlée les pieds dans quelques plantes arborant des fleurs qui avaient miraculeusement résisté à l'hiver.

- Tu sais de quel côté c'est ?

- Pour aller où ? demanda Kosh d'un air nerveux. Pourquoi on part comme ça ?

- C'est de quel côté, chez toi ? insista-t-elle.

- Je pense que c'est par là, mais...

Sans écouter la suite, elle se mit à courir dans la direction qu'ils lui avaient indiquée, et il la suivit avec un soupir exaspéré.

- J'ai entendu quelqu'un ! hurla une voix derrière elle. Je te jure ! Putain !

Un coup de feu résonna dans le silence de la forêt, et elle devina que le plus jeune des deux soldats avait dû paniquer. D'autres bruits sourds déchirèrent le semblant de calme des bois. Le cœur battant à cent à l'heure, elle s'arrêta, voyant le visage effaré de Kosh qui ne s'attendait pas à entendre des coups de feu. Levant les mains devant elle et se concentrant au maximum, elle dévia chacun des tirs qui leur étaient destinés, faisant rouler les billes de plomb par terre. Enfin, la rafale de balles cessa et elle se remit à courir, entendant derrière elle le soldat plus âgé sermonner le deuxième. Kosh courut à sa suite, le souffle rauque.

Ils enjambèrent des troncs couchés, glissèrent sur des plaques de gel à moitié fondu et finirent enfin par atteindre des arbres qui lui semblèrent familiers.

Avec soulagement, elle aperçut enfin, entre deux troncs moussus, la clairière et les deux maisons voisines, et elle dévala la pente en tirant Kosh derrière elle. Shay, Elyra et Larrow, dès qu'ils les virent, accoururent dans leur direction, un soulagement immense se peignant sur leurs visages.

- Pourquoi tu es partie comme ça ? s'exclama Elyra.

- J'allais pas le laisser dans les bois !

- Mais qu'est-ce qui se passe, à la fin ? geignit Kosh. C'était quoi, ces coups de feu ?

Ils lui résumèrent la situation, la présence des soldats dans les bois, qui étaient à la recherche de leurs maisons, puis ils expliquèrent que, ne le voyant pas, Lym avait couru dans la forêt pour le ramener. Comme ils s'y attendaient tous, Kosh passa ensuite dix minutes à hurler sans interruption sur son amie en lui reprochant sa prise de risques, tandis qu'elle le regardait avec un air totalement exaspéré sous le regard satisfait de Larrow et Elyra qui semblaient ravis de voir quelqu'un d'autre la gronder à leur place. Après avoir crié tout son soûl durant ce qui lui parut être une éternité, il finit par se calmer en prenant une profonde inspiration et hocha la tête avec sérieux.

- Et si on allait manger des marshmallows ? proposa Shay d'une petite voix.

- Il y a du chocolat ? demanda Kosh.

- C'est ta maison...

- Oui, il y a du chocolat, interrompit Elyra, qui connaissait déjà mieux le domicile de Kosh que Kosh lui-même.

- Alors on y va.

- Euh... Et si on prévenait d'abord Cave de la présence de deux soldats de l'Empire dans les bois qui bordent ta maison ? proposa Larrow.

- C'est pas une mauvaise idée, approuva Lym.

Après avoir envoyé un message à l'adresse de l'Académie car personne ne répondait, ce qu'ils trouvèrent d'ailleurs particulièrement étrange puisqu'ils étaient toujours alerte en temps normal, ils se réfugièrent à l'intérieur, accompagnés par les aboiements de Lio et par les miaulements des chats. Kosh appela ses parents pour les avertir des dangers que représentaient les bois en ce moment, et malgré toute l'insistance de ses amis, Shay refusa tout net de contacter son père. De toute évidence, il préférait le voir se faire saisir par les soldats que d'avoir à le prévenir de leur présence.

Ils déjeunèrent des restes de la veille, une sorte de poulet à la sauce thaï – ainsi qu'une tourte végétarienne pour Elyra – et s'assirent sur les gros canapés avec de gigantesques tasses de thé à la menthe odorant, qui parfumait l'intégralité de la maison. Après s'être également partagé le gâteau au chocolat qu'avait préparé Nicolas Bluewell, ils attendirent le retour des parents de Kosh en faisant une bataille de polochons géante dans la chambre des garçons.

Au retour de Kate Jay, cette dernière alla préparer un ragoût qu'elle leur servit dans de petites écuelles dépareillées, puis, malgré sa désapprobation, ils se réunirent tous dans le jardin et firent un petit tas de branches sèches, de pommes de pin et des rares feuilles mortes que le givre n'avait pas cristallisées. Lorsqu'il y eut un cairn au milieu d'un cercle de petits galets pour éviter que le feu ne s'étende, Larrow et Lym firent brûler leurs mains, y allumant de petites étincelles, et posèrent leurs paumes sur le bûcher. Très vite, il y eut un grand ensemble de flammes qui s'élevèrent vers la nuit en léchant le ciel et y projetant des milliers d'étoiles en feu. Bien que leurs mains deviennent insensibles à la chaleur et que la sensation du brasier réchauffant leur peau gelée par la nuit soit des plus agréables, les deux faiseurs de feu durent malgré tout se résoudre à en retirer leurs mains pour éviter de faire brûler les manches de leurs vêtements. Filant chercher des bâtons plus fins, ils piquèrent au bout des guimauves qu'ils firent tourner au-dessus du brasier, même si Shay se débrouillait pour se mettre des marshmallows caramélisés partout, et malgré les incessantes maladresses de Lym qui ne cessaient de précipiter des friandises dans le feu.

Lorsqu'ils eurent terminé le paquet de guimauves, et malgré les plaintes de Lym qui aurait souhaité retourner en acheter, Kosh s'adonna à des expériences culinaires des plus étranges, faisant brûler des bananes ou des pommes enrobées de sucre pour en faire des sucreries flambées, ou encore faisant fondre du chocolat. Lorsqu'il n'eut plus rien à faire chauffer, ils éteignirent le grand feu en faisant attention aux dernière braises qu'ils prirent soin de recouvrir de cendres, puis ils se précipitèrent à l'intérieur de la maison, épuisés par leur longue journée, et gravirent les escaliers jusqu'à leurs chambres respectives.

Lym se laissa lourdement tomber sur le lit que l'on lui avait assigné, en bâillant à s'en décrocher la mâchoire.

- Fatiguée ? sourit Elyra en se laissant tomber sur son propre lit avec des gestes gracieux de danseuse, nageant dans une robe de chambre rose pastel.

- Pas toi ? s'étonna Lym en retour.

Elle haussa les épaules, mais elle ne dupait personne, avec ses yeux noirs rétrécis par le sommeil.

Les deux amies, lorsque les garçons eurent enfin libéré la salle de bain, allèrent se laver les dents et, comme chaque soir, elles se défièrent du regard, la brosse à dent dans la bouche et la mousse sur les lèvres, se demandant laquelle allait se brosser les dents le plus longtemps. Comme Elyra finissait par céder, elles retournèrent dans leur chambre et Lym se blottit sous ses couvertures tandis que son amie allumait le chauffage.

Avant même qu'elle ait éteint la lumière, Lym sentit ses yeux se fermer et ses paupières s'alourdir, et elle finit, sans s'en rendre compte, par plonger dans le sommeil.

Elle fut réveillée de manière assez inattendue. Ce ne furent pas les rayons tièdes du soleil hivernal qui vinrent lui éclairer le visage, ni sa sonnerie de réveil qui lui vrilla les oreilles. Aucun gazouillement d'oiseau ne la tira du sommeil non plus. Non, ce fut Kosh qui la réveilla en entrant dans leur chambre en claquant la porte sans la moindre délicatesse, ce qui ne lui ressemblait pas. Elyra et Lym sursautèrent en les entendant entrer et se réveillèrent en même temps, pour découvrir leur ami, encore dans son pyjama bleu à fusées, les cheveux ébouriffés et un air paniqué sur le visage, talonné par Shay et Larrow qui semblait épuisés mais aussi affolés, les cheveux en pétard.

- Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit Lym en se frottant les yeux pour s'efforcer de les garder ouverts.

- La discussion que j'avais piratée entre les deux soldats de l'Empire de Drake, vous vous souvenez ? J'ai intercepté un nouveau message.

- Ça ne peut pas attendre ? bâilla Elyra.

- Non, ça ne peut pas attendre. Le message était très facile à décoder.

- Et il y avait écrit quoi ?

Kosh brandit devant lui son portable comme s'il s'agissait d'une preuve irréfutable de l'importance de la missive ennemie, puis il annonça d'une voix solennelle ;

- L'espion a dévoilé l'emplacement d'Eleuth à Drake, et il va lancer une attaque envers l'Académie. Sans doute aujourd'hui même.

...

Fin du tome III :)

Voilà voilà. Comme vous l'aurez deviné, durant le tome IV ce sera l'affrontement entre Arcem et Eleuth, la grosse bataille. ^^

(chapitre corrigé ✔)