Livre I : Chapitre 51

Lym et Larrow s'éloignèrent dans la piste de danse. Avec gêne, elle regarda autour d'elle pour essayer de voir comment faisaient les danseurs ; pour être honnête, elle n'avait jamais vraiment été du genre à faire de la danse. Ça, c'était plus le style de Mar ou d'Elyra. Elle se souvenait de tout le temps qu'elle avait passé à supplier sa sœur de l'autoriser à faire un cours de boxe avant d'abandonner pour se dédier plutôt à la natation et regretta un instant de ne pas avoir écouté les discours d'Elyra qui lui expliquait en détail comment faire tel ou tel pas complexe qu'elle venait d'apprendre.

Sans trop savoir comment s'y prendre, Lym posa une main sur son épaule puis ils se mirent à danser maladroitement en se marchant sur les pieds une fois sur deux. Une senteur de givre et de pluie émanait de lui, l'odeur de fin d'automne. Au bout d'un moment, elle finit par ne plus faire attention à ses chaussures piétinées ni aux coups qu'elle lui donnait et se contenta de jeter de furtifs coups d'œil sur les côtés pour essayer de repérer un quelconque indice qui indiquerait la présence de l'Ange qu'ils cherchaient. Une créature pareille, si vraiment elle était aussi belle que les dessins sur les schémas d'Amel, devait être visible à des kilomètres à la ronde par un videntis, non ?

Elle se tourna vers Larrow pour voir s'il avait remarqué quelque chose d'inhabituel et elle vit qu'il lui jetait de petits regards inquiets ; il détourna prestement le regard avec un air gêné.

- Pardon.

Il avait l'air tellement paniqué que c'en était presque drôle. Il ne savait de toute évidence pas du tout quoi faire dans une situation pareille. Lym aurait bien mis fin à sa gêne en le lâchant, mais elle n'en fit finalement rien. Ce contact lui semblait rassurant, comme une amarre au milieu de cette mer d'inconnus aux visages condescendants.

- Tu as vu quelque chose ?

- Non, rien. De toute façon, un Ange ne se baladerait pas dans cette salle...

- Pourquoi pas ? Oh, c'est parce qu'un Ange meurt à l'ombre et qu'il fait nuit ?

- Il y a assez de lumière ici pour éviter la combustion. Non, ce n'est pas ça. C'est juste qu'un physique comme le sien, ça ne se cache pas facilement.

Elle se demanda ce qu'il entendait pas là ; si les caecus étaient trop aveugles pour reconnaître un dragon dans un sous-sol, jamais ils ne pourraient repérer un Ange au milieu d'une foule, non ? Mais elle n'eut pas le temps de poser la question. Une autre lui était venue à l'esprit entre-temps.

- Alors pourquoi on continue de danser ?

- S'il habite vraiment dans la cathédrale, il finira bien par se montrer de quelque façon que ce soit... Comme je l'ai dit, un Ange, c'est facilement repérable.

Ils virevoltèrent encore un moment, Larrow prenant toujours un air gêné.

- J'arrive pas à y croire, le taquina Lym. Le célèbre guerrier qui n'a peur de rien ni personne est terrifié par une simple danse.

Il laissa un sourire se glisser sur ses lèvres et se détendit quelque peu.

- Tu es terrifiante, aussi.

- C'est pas vrai ! Elyra fait beaucoup plus peur que moi. T'as vu son regard de la mort qui tue ? Brr, à en faire des cauchemars.

Larrow se mit à rire, ce qu'elle considéra comme une victoire personnelle.

- On ne te voit pas souvent rire, dit-elle doucement. Ni sourire

- C'est parce que je ne ris et souris pas souvent, répondit-il. Mais ça arrive bien plus souvent depuis que tu es arrivée à Eleuth.

Lym eut l'impression d'avoir avalé une tasse de thé brûlant et sourit à son tour. Ils se regardèrent encore un moment, un léger sourire aux lèvres, puis...

- Il y a un buffet énorme, s'écria Kosh d'un air béat en surgissant au milieu de la foule, les bras pleins de pâtisseries et une énorme tasse de chocolat chaud parsemé de guimauves dans une main.

Il perdit son grand sourire enjoué en voyant qu'il venait d'interrompre quelque chose.

- Oh... désolé...

- Je... Je vais voir le buffet, Kosh, puisqu'il est si incroyable que ça, fit vite Larrow.

Il se détacha d'elle et lâcha sa taille. Elle n'avait même pas remarqué qu'il avait passé les bras dans son dos mais, maintenant qu'elle s'en apercevait, elle ne pouvait s'arrêter de rougir. Et ce fut pire quand elle vit Shay leur jeter un coup d'œil de derrière l'épaule de Kosh, un sourire mesquin aux lèvres.

- Bon... et si on... euh... commença Kosh, qui ne savait plus où se mettre.

- Ça te dit, une danse, princesse ? proposa Shay. Je parie qu'on trouvera l'Ange, comme ça.

- Larrow, et puis maintenant toi ? Je suis la pire danseuse de l'histoire de l'humanité. Tu sais ça ?

- Non. Mais on peut le vérifier !

Elle leva les yeux au ciel, cherchant ses mots.

- La ferme, blondinet, fut tout ce qu'elle trouva à dire.

- Ça veut dire oui ?

Elle leva les yeux au ciel mais prit la main qu'il lui tendait tandis que Kosh s'éclipsait avec un air toujours penaud. Pourquoi tout le monde voulait-il soudain danser avec elle ?

Cette fois, elle pouvait sentir la différence ; il n'était pas un danseur non plus, de toute évidence, puisqu'ils s'écrasaient les pieds aussi ; il était même pire que Larrow. Mais lui semblait plus sûr de lui. Comme s'il avait déjà emmené des filles danser un milliard de fois. Et leur avait écrasé les pieds au passage – mais avec assurance, attention.

Son regard se perdit vers le buffet où Kosh et Elyra étaient en train de se disputer sur le meilleur chocolat chaud, l'un affirmant que le plus bon était celui de Londres, et l'autre disant qu'il n'égalerait jamais celui d'Orlando. Elyra donna un petit coup d'épaule à Kosh, qui pouffa de rire. En les voyant rire et se taquiner avec une moustache de chocolat au-dessus de la lèvre, Lym eut à nouveau envie de sourire. Elle arracha son regard des deux amis et se concentra sur sa danse maladroite.

Ils continuèrent de tournoyer un moment sans se regarder dans les yeux puis Lym n'y tint plus et lui jeta un rapide regard. Ils échangèrent une œillade et, au même moment, ils se mirent à rire.

- Tu n'as jamais appris à danser, avoue, sourit-elle en pouffant incontrôlablement.

- Absolument pas. Et toi ? Mmh, étant donné comment tu me réduis les pieds en bouillie, j'ose deviner que non.

- J'étais pas trop le genre de filles à danser, avoua-t-elle.

- Non, effectivement. Sofy m'a raconté les feux d'artifices que tu avais fait exploser dans ton casier...

- C'était une vieille histoire, sourit-elle. Mais pas ma plus grande bêtise...

- Tu parles de la fois où tu as libéré un rhinocéros au zoo ? Ou bien de celle ou tu as fait sauter des pétards dans le bureau du proviseur, peut-être... à moins que tu n'évoques ton année de CM1 ou tu as poussé ton prof d'EPS dans la piscine ?

- Il faut vraiment que Sofy arrête de raconter des anecdotes à tout bout de champ...

- Certes, mais, pour le rhinocéros, c'est pas elle qui m'en a parlé mais Larrow.

Elle chercha ses mots. Elle avait l'affreuse impression d'avoir fait quelque chose de mal, mais elle n'avait pas à culpabiliser d'avoir partagé une vieille anecdote avec Larrow mais pas avec Shay, si ? Lym se mordit la lèvre. Elle n'avait jamais été très douée avec les relations humaines. Ses seuls amis avaient toujours été ses livres et ses personnages fictifs, ses dessins et ses pinceaux, et les seuls humains qu'elle fréquentait étaient Mar et Sofy. Or elle les connaissait pas cœur, ces deux-là, et elle leur racontait toujours tout.

Alors qu'ici, elle avait l'impression d'être en train de s'empêtrer dans les relations humaines. Kosh, Elyra, Lukas, Cléandra. Mais surtout Larrow et Shay. Elle n'arrivait pas vraiment à décoder ses propres sentiments, et ça l'énervait. Dans ses livres, il était facile de deviner les pensées des personnages puisque tout était écrit noir sur blanc, et, avec Mar et Sofy, elle n'avait même pas besoin de réfléchir pour savoir ce à quoi elles pensaient. C'était comme si elles étaient liées.

- Eh bien, ravie que vous vous parliez, au moins, lâcha-t-elle dignement.

Shay sourit.

- On essaie. Hier, on est parvenus à échanger un dialogue complet sans tenter de s'entretuer, c'est un record !

- J'imagine.

Elle se souvint du soir de la veille, durant le sauvetage du dragon. Elle revit Shay la serrer contre lui lorsqu'elle s'était sentie frigorifiée et avait frôlé l'hypothermie, puis elle sentit une deuxième fois l'angoisse affreuse qui l'avait étreinte lorsqu'elle avait cru Larrow aux portes de la mort. Elle revit Elyra et Kosh qui se disputaient pour discerner le prix du meilleur chocolat chaud. Lym tenait beaucoup trop à cette petite famille qu'elle s'était trouvée, et ça lui faisait peur. Ils vivaient en temps de guerre. S'il venait à arriver quelque chose à l'un d'entre eux dans la bataille contre Drake, elle ne pourrait pas le supporter, et c'était tout nouveau pour elle qui n'avait jamais eu à s'inquiéter pour qui que ce soit d'autre que Mar, Sofy et elle-même.

Elle n'avait soudain plus très envie de parler de Shay ou de Larrow. Elle détestait l'idée de s'être autant attachée à eux deux – ainsi qu'à Kosh et Elyra. Elle les adorait tous alors qu'elle ne les connaissait pas depuis si longtemps. Se faire des amis n'était pas forcément des plus judicieux en de pareilles circonstances.

Elle aurait dû y penser plus tôt. Elle aurait dû garder pour seule préoccupation leur survie à toutes les trois, à Mar, Sofy et elle. Mais elle était trop heureuse de découvrir qu'elle pouvait véritablement se faire des amis pour réaliser à quel point elle était susceptible de les perdre et d'en être blessée.

Distraite, elle tapota l'épaule de Shay.

- Parlons d'autre chose.

Il haussa les épaules. Comme pour Larrow, elle pouvait sentir son odeur. Lui sentait l'odeur de la sève de conifère et des aiguilles de sapin piétinées.

- Comme quoi ?

- Comme de l'Ange.

- Ah, oui... Mais on n'est pas prêts de le trouver.

- Détrompe-toi, Lake, rétorqua-t-elle en redressant le menton avec dignité et en lâchant sa main, je viens de le faire.

Elle le sentit se tendre lorsqu'il suivit son regard ; entre l'un des arcs croisés du plafond, une unique plume blanche descendait en tournoyant vers la foule des danseurs. En silence, elle vint se poser sur le sol sans que personne, entre les convives, ne la remarque ; ils la piétinèrent comme si elle n'existait pas, ce qui, pour eux, devait être le cas.

- Ne jamais sous-estimer Lymie Alley, en déduisit Shay avec un autre sourire.

- Tu n'étais pas encore arrivé à cette conclusion ? Que tu es lent ! railla-t-elle, quoiqu'un peu flattée. Bon, on va chercher les autres ou pas ?

Il hocha la tête et ils se dirigèrent vers le buffet. Elyra était apparemment partie, et Larrow et Kosh étaient à présent côté à côte, plaisantant comme s'ils étaient les meilleurs amis du monde.

- Eh, les gars, les héla Shay, on a trouvé l'Ange...

- On ? répéta Lym.

- Ouais... Si tu n'avais pas dansé avec moi, tu l'aurais pas vu. Je t'avais dit que j'étais fantastique...

- Mais quel melon !

Larrow et Kosh échangèrent un léger regard inquiet.

- Euh, commença Kosh, vous n'allez pas, vous savez, faire sauter la cathédrale ou un truc dans ce style ?

- Pourquoi on ferait ça ?

- Dès qu'on vous laisse tous les deux seuls, répondit Larrow, quelque chose explose. C'est comme ça. C'est une règle de la nature.

- N'importe quoi ! Où sont Elyra et Lukas ?

- Quelque part à danser... Elyra dit qu'elle a des pas à revoir pour son prochain cours de danse et que c'est l'occasion rêvée pour s'entraîner.

Ils décidèrent finalement de les laisser virevolter dans la cathédrale autant qu'ils le voudraient car, de toute façon, ils n'arrivaient pas à les repérer dans cette foule. Tous les quatre cherchèrent du regard une échelle ou un quelconque moyen de grimper vers le plafond et virent un escalier en colimaçon en pierre au fond de la salle, dont l'entrée était condamnée par des planches.

- De toute évidence, on ne peut pas y aller, en déduisit Kosh.

- Allons-y quand même, dirent Lym et Shay en même temps.

Kosh marmonna quelque chose dans sa barbe, les traitant d'inconscients. Il les suivit malgré tout et ils se faufilèrent vers l'escalier en essayant de ne pas attirer les regards, ce qui ne fut pas des plus aisés, surtout quand Kosh renversa son chocolat chaud sur la robe de soie argentée de l'une des convives qui commença à s'énerver et à lui lancer des injures en russe. Même s'il s'excusa à peu près un milliard de fois, elle ne cessa pas de l'assassiner du regard.

Tous les quatre se glissèrent devant l'escalier et il ne fallut qu'un instant à Larrow pour enflammer ses paumes et brûler une partie des planches en bois. Bien évidemment, aucun caecus ne remarqua quoi que ce soit, et ils purent passer discrètement dans l'escalier en colimaçon.

Lym, suivie de Kosh, Shay et Larrow, grimpa les marches en marbre quatre à quatre, s'éloignant de la lumière de la fête pour s'enfoncer dans un couloir grimpant dans l'obscurité. Lorsqu'elle ne put même plus voir ses pieds, elle continua tout de même à avancer à l'aveuglette en se maudissant d'avoir pensé à s'armer de son pistolet et de Prysm mais d'avoir délaissé sa lampe-torche. Larrow, qui y avait pensé avant elle, fit resplendir sur sa paume une petite flamme dorée qui illumina les alentours, mais la semi-pénombre était toujours pesante. Lym continua de grimper dans l'escalier jusqu'à s'écraser contre une porte en bois et de tomber lourdement sur le petit palier.

- Aïe, lâcha-t-elle avant de se relever avec une grimace, le dos endolori, en piétinant sa robe au passage.

- Je crois qu'on a trouvé l'Ange ! s'écria Larrow.

- Comment tu sais ?

- Regarde ...

Ils baissèrent tous les yeux vers la poignée qu'il leur indiquait et virent un long rai de lumière qui sortait de la petite serrure rouillée. Elle était si forte qu'elle aveugla momentanément Lym, qui se dit qu'elle devait vraiment être la personne la plus maladroite de la planète pour s'écraser quand même contre la porte malgré la lumière qui en émanait.

Maintenant qu'elle le remarquait, il y avait aussi une lueur d'or qui s'échappait du dessous de la porte et de son contour. Or les Anges ne vivaient que sous une grande lumière, ou ils mourraient engloutis par les ténèbres qui les consumaient lentement...

- On y va ? demanda Kosh, l'air hésitant.

- On est là pour ça, de toute façon...

- Vous êtes toujours sûrs de vouloir faire ça ? les pressa Lym. Ça me concerne, si vous préférez que je m'en occupe, je...

- Bon sang, Koshy a raison, tu es insupportable. Ouvre la porte, Alley.

Lym hésita un instant, mais elle finit par mettre la main sur la poignée et l'abaisser.

Elle garda un instant les doigts refermés sur la poignée de métal glacé, puis finit par tirer doucement et la porte s'ouvrit. Immédiatement, une vague de lumière totalement aveuglante entra à flots dans l'escalier en colimaçon et ils durent tous se couvrir les yeux, puis, quand sa rétine se fut à peu près accoutumée à cette lueur incandescente, Lym put enfin jeter un coup d'œil dans l'entrebâillement de la porte, et, pour la première fois de sa vie, elle vit un Ange.

(chapitre corrigé ✔)