Draconis Libertam - Amaranthe
La porte fit un grincement long et plaintif pour annoncer l'arrivée du chevalier vêtu d'une armure complète, entièrement en or massif. Presque aussi grand que la porte en argent, il n'hésita pas à faire claquer cette dernière contre le mur, comme pour montrer sa grandeur et sa magnificence, son armure ne lui semblant pas suffire.
L'homme, en plus d'être grand, était extrêmement beau : on pouvait deviner un corps d'Apollon sous son plastron. Des mèches blondes et bouclées, qui dépassaient de son casque, encadraient un visage allongé, parfait avec des yeux d'un bleu envoutant. Il portait une épée à gauche, dans un fourreau qui frottait sur ses jambières de guerrier, gravé de caractères anciens à demi effacés pour certains. Malgré sa beauté, il ressemblait bien plus à un soldat qu'à un prince charmant.
Les cliquetis de ses chausses sur le marbre blanc résonnaient dans la pièce superbement ornée. Grande, décorée de perles, de diamants, d'autres pierres précieuses et de feuilles d'or ; uniquement meublée d'un lit, d'un tapis coloré, d'une commode pleine de vêtements, et d'innombrables coussins de tous les coloris, éparpillés sur le sol. Les coussins étaient réalisés à la main, cela se voyait par les coutures en fils d'or délicates et parfois décalées.
La main sur le pomeau de son épée, le chevalier posa son regard sur la créatrice de ces coussins : la princesse prisonnière de la tour où ils se trouvaient maintenant tous les deux.
La jeune femme était assise au milieu de ses réalisations, la bouche grande ouverte : elle chantait en cousant un coussin lorsque le chevalier l'avait stoppée en entrant. Elle détourna le regard, déroutée par la splendeur du chevalier. L'homme observa silencieusement la princesse. Elle portait une robe en soie bleue, sertie de perles délicates, aussi délicates que les mains ou le visage de la princesse. Elle ne portait ni chaussures, ni chaussettes, exposant à la fraicheur du début d'après-midi ses pieds fins et blancs. Ses yeux verts éclatants se perdaient dans la contemplation soudaine de ses coussins. Le chevalier remarqua que ses cheveux, roux, étaient d'une inhabituelle longueur : depuis qu'elle était enfermée dans cette tour, elle ne s'était jamais coupée les cheveux, et ainsi, sa chevelure était longue d'au moins plusieurs mètres. Peut-être même une dizaine de mètres.
Surpris par cette observation, le chevalier resta sans voix. La princesse brisa le silence : elle lâcha son travail pour se lever, face à lui. Elle prit une longue inspiration et, d'une voix tremblante, se présenta :
« Je m'appelle Amaranthe. Bonjour. »
Le chevalier tressaillit. Sa voix était douce et mélodieuse à la fois, malgré le tremblement apparent de ses membres. Il resta sans dire un mot pendant quelques secondes. Qu'allait-il dire ? Fallait-il la rassurer, lui dire qu'il allait la sauver ? Ou bien se présenter comme elle l'avait fait ?
Alors, sans plus réfléchir, d'une voix assurée, il déclara :
« Votre voix est merveilleuse, princesse Amaranthe, et vous chantez vraiment bien. »
A ces mots, les joues de la prisonnière s'empourprèrent et elle sourit bêtement. Elle se rassit sur ses coussins et invita le chevalier à faire de même.
« Paladin, veuillez vous assoir, je ne reçois pas beaucoup de visite... Alors pouvez-vous me faire l'honneur de discuter un peu ?
– Bien sur. »
Avec un grand sourire, il s'assit devant elle, très proche : elle put toucher son fourreau seulement en tendant la main. Les inscriptions l'intriguèrent quelques minutes. Elle les observa de plus près, les parcourut avec le doigt, les yeux pétillants de curiosité. S'il ne lui avait pas demandé d'arrêter, elle aurait continué tout le reste de la journée, peut-être.
« S'il-vous-plait, Prince... commença la jeune femme, d'une voix timide.
– Ne m'appelle pas prince, je n'en suis pas un. Et puis, tutoyons-nous...
– Vous êtes, enfin... Tu n'es pas un prince ? Qu'es-tu alors ?
– Un simple chevalier.
– Venu me sauver ? »
Il secoua la tête affirmativement, sans dire un mot. Comme s'il n'était pas sûr de la réponse.
« Quel est ton nom, Chevalier ?
– Oh, tu n'as pas besoin de savoir mon nom...
– Mais... Pourquoi ?
– Ce n'est pas utile... fit-il dans un sourire énigmatique.
– Alors, raconte-moi ton histoire.
– Mon histoire ? s'étonna-t-il.
– Je ne te connais pas... Et comme tu ne veux pas me donner ton nom... Raconte-moi tes exploits ! J'ai déjà lu une centaine de fois mes romans... Tu sais, emprisonnée ici, je n'ai pas vraiment les nouvelles du monde extérieur... Allez, s'il-te-plait... »
Elle baissa les yeux en posant ses mains sur l'une des mains de l'homme pour l'implorer. Elle s'étonna silencieusement de la chaleur de celle-ci. Il la fixa de ses yeux bleus et il eut un étrange rictus, que la princesse ne vit pas.
« Je comprends, princesse. Je vais te raconter mon histoire alors. Installe-toi confortablement : elle est très longue.
Il y a quelques années, j'étais un chevalier indépendant, errant de royaume en fief, de fief en royaume, sans rejoindre un groupe ou une armée. Au cours de mes nombreuses aventures et après avoir tué un dragon, un roi d'une terre lointaine me convoqua. Ayant ouï mon exploit, il m'informa que sa fille, une princesse aussi belle que toi, Amaranthe, avait été faite prisonnière par une affreuse créature qui crachait du feu. Le roi comptait sur moi pour terrasser ce monstre et lui ramener sa fille. Tout son pays décrivait la bête comme sanguinaire, cruelle, orgueilleuse... D'après certaines rumeurs, il se cachait dans une église abandonnée. Une très belle église, me précisa un clerc, qui semblait déçu de cette perte. Mais certaines autres rumeurs disaient que la princesse elle-même était une dragonne.
Au début, je ne voulais pas encourir le risque d'être tué en combattant le dragon pour sauver une princesse que je ne connaissais même pas... Mais cette histoire avait piqué ma curiosité. Une princesse-dragon, dans une église, ce n'était pas commun. Les dragons sont attirés par l'or, et ont tendance à garder leurs trésors dans leurs grottes. Alors quel était le trésor de celui-ci ? L'excitation commençait à m'envahir ! Si je tuais le dragon, peut-être que la princesse accepterait de me prendre pour époux, et je deviendrai roi, un jour... Une éventualité qui m'enthousiasmait ! Après réflexion et après avoir pesé le pour et le contre, je décidais de partir pour combattre le dragon. Une fête à mon honneur fut organisée avant mon départ. Tous pensaient que j'allais faillir, même le roi avait peu d'espoir en moi. Moi, au contraire, je savais que je reviendrai, sauf, et avec la princesse.
J'ai enfourché mon cheval et je suis parti, galopant des jours et des jours avant de pouvoir apercevoir la tour du clocher.
J'étais dans une forêt sombre, les branches des arbres morts me cachaient le soleil. Très vite, les ronces nous empêchèrent, mon cheval et moi, de passer. Je décidai donc de laisser ma monture au bord d'un passage qui semblait mener à la fameuse église. Je voyais déjà le superbe clocher tors recouvert d'ardoises, surmonté d'une croix en or qui semblait être la seule partie illuminée par le soleil. Je tirais alors mon épée afin de couper les branches de ronces qui barraient ma route. Les épines me griffaient les bras et même le visage, tellement elles étaient hautes. Mais heureusement je m'en débarrassais assez vite. En sang, j'arrivais enfin devant l'église.
Sa grandeur me figea sur place. Le clocher torsadé dominait la grande bâtisse, situé au-dessus de la croisée du milieu de la nef, du transept. Certaines ardoises étaient tombées mais ça n'enlaidissait pas le tout, car la croix en or, toujours aussi brillante, semblait dominer toute la forêt. Le trésor du dragon !
Un seul regard sur la croix me donna un sentiment de pureté et de perfection, bien que le sang sur mes joues coulait encore et que l'obscurité de la forêt restait totale. Mon regard se détacha de cette croix et je me mis à observer le reste du bâtiment. Les murs étaient détériorés par le temps et la nature. Les ronces reprenaient leur droit sur la pierre grise.
Je m'avançais doucement vers la porte principale. Sur le sol, des dalles grisâtres en hexagone salies par la terre formaient un motif incomplet.
Un courant d'air balaya mon visage. Je retirais alors mon heaume pour sentir l'air refroidir mes cheveux collés par la sueur. Je posais au sol mon casque et risquais un regard derrière moi. La sinistre forêt me sembla bien plus effrayante qu'avant. Je n'avais pas peur. Je repris mon casque, d'une main, puis je posais mes doigts sur le bois sculpté de la porte.
Je sentais l'odeur d'humidité de la porte, mais aussi de la forêt ; l'odeur me rappela celle des forêts de pins dans les landes du bord de mer. J'en conclus que l'ébéniste avait réalisé cette porte avec cette essence de bois, bien résistant à l'humidité. Celui qui avait construit cette église devait être aisé, sinon, elle n'aurait pas été aussi bien ouvragée. Je caressais le bois de mes doigts légèrement tachés de sang, la surface râpeuse me donnait des frissons. J'étais bien au pas de cette porte, je ne voulais plus rentrer : je me sentais si serein...
Puis mon objectif premier me revint en tête : anéantir le dragon et sauver la princesse. Je devais rentrer à l'intérieur.
Une bouffée d'un air chaud me balaya à nouveau le visage quand je remis mon casque. De mes mains à nouveau libres, je poussais la porte avec force, déterminé à en découdre avec le dragon, une fois pour toute.
En entrant dans la nef de l'église, une odeur de cendre me fit tousser. Un spectacle horrifiant s'offrit à moi : d'innombrables squelettes et corps calcinés regardaient en direction de l'immense rosace en vitrail qui me faisait face. J'eus une soudaine envie de fuir, de partir très loin d'ici. Mais maintenant que j'avais vu cette scène, je ne pouvais plus me défiler : je devais désormais venger tous ces chevaliers.
J'observais un instant la salle : le sol d'albâtre était sali de feuilles mortes, de cendre et de morceaux d'os sans forme ; les piliers blancs et les croisées sur le plafond rendaient la nef majestueuse ; les vitraux décolorés sur les collatéraux – les parties à droite et à gauche de la nef centrale – illuminaient les bancs de prières d'une lumière sombre et froide, bien qu'il fasse extrêmement chaud à l'intérieur.
Sur le sol, une flaque de sang m'intrigua. Posant un genou à terre, je mis un doigt dans la tache fraiche, pour humer cet échantillon. L'odeur qui s'en dégageait m'était commune. Elle me rappela le jour où j'avais tué le dragon, le fameux exploit qui m'avait valu d'être convoqué par le roi. Il était grand, rouge braise, avec des ailes de chauve-souris. Ses bras, enfin ce qui lui servait de bras, étaient presque humains, mais avec des griffes d'insectes, affreuses et tranchantes. Des cornes recourbées comme celles d'un bouc se joignaient au dessus de sa tête sur un œuf d'ambre qu'il protégeait plus que tout : Son trésor. Les écailles qui recouvraient son corps étaient indestructibles. Son seul point faible était ses yeux : il avait suffit que j'en transperce un avec mon épée pour qu'il meure quasi instantanément. Son sang avait une odeur proche du sang que j'avais sur les doigts.
Après avoir essuyé le sang, je décidai d'avancer dans la nef, d'un pas lent, attentif à tous les mouvements. Mon cœur cognait dans ma poitrine. J'avais peur. La chaleur était étouffante, mais il fallait que j'avance.
Je poursuivais l'observation de mon environnement. C'est là que je remarquai deux détails qui m'avaient jusqu'à présent échappés.
Le premier, une odeur inhabituelle dans une église comme celle-ci : du tilleul. L'odeur des fleurs délicates me fit tourner la tête vers un jeune arbre qui poussait étrangement : ses racines avaient retourné des dalles d'albâtre. Le plus étrange était qu'il avait poussé au plein milieu de la cage thoracique d'un squelette effondré sur le sol. Cet arbre rayonnant à cet endroit précis me fit sourire. Dans la mort, il y avait de la vie.
Le second, au fond de la nef, après le transept : un trône de métal se dressait sur le chœur de l'église. L'autel étalé sur le sol, avec des chandelles brisées et poussiéreuses, était illuminé en partie par la rosace en vitrail : Il avait du être poussé pour laisser place au trône. Sur ce trône se trouvait une femme. Une femme en robe rouge déchirée en bas, enchainée. Plus je m'approchais, plus mon cœur s'emballait dans ma poitrine. C'était la princesse enlevée par le dragon.
J'eus soudain des frissons : j'avais l'impression d'être observé. Mais ce n'était pas la princesse, car elle avait la tête baissée, ses cheveux ébène me cachant son visage. Le dragon ? Non, je l'aurais entendu. Pris de doute, je me retournai vivement. Je faillis hurler lorsque je vis les orbites vides des squelettes dirigés tous vers moi. Non, pas vers moi mais vers elle, vers la princesse qui relevait maintenant doucement la tête.
Je me précipitai alors vers elle, oubliant soudain les regards vides des tas d'os. Plus je me rapprochais, plus il faisait chaud. J'étouffais sous mon armure, mais je ne pouvais pas l'enlever, pas avec le dragon qui pouvait arriver à tout moment. Je jetai un regard vers elle et remarquai sa beauté : sa robe de braise faisait ressortir sa peau blanche, immaculée malgré les cendres qui l'entouraient. A travers les cheveux qui masquaient un morceau de son visage, ses yeux noirs sans expression me regardaient. Soudain son rire criant me fit sursauter. Un rire dément.
Elle était devenue folle, pensais-je, avec tous ces squelettes qui la regardaient.
Mon cœur manqua un battement lorsque je vis que les chaines qui bloquaient ses bras et jambes commençaient à fondre.
La panique me gagnait. Je vis la jambe blanche de la princesse maculée de sang. Le sang sur le sol, c'était le sien. Elle était le dragon.
Son rire résonnait entre les murs de l'église, pendant qu'elle se déchainait. Sa peau restait blanche alors que sa température était extrêmement élevée. Je reculai vivement, puis je me figeai. La peur m'immobilisait désormais.
La jeune femme descendit de son trône et m'observa sans bruit, ayant cessé de rire. Mais elle souriait toujours, se disant sûrement que j'ornerais bien les bancs de prière de l'avant. Elle s'avança doucement vers moi, marchant pieds nus sur le sol, en laissant des traces de cendre.
« Tu es différent des autres, me dit-elle en tournant autour d'un moi immobile.
– En quoi suis-je différent ? »
Je lui répondis d'une voix neutre, comme si mon esprit se détachait peu à peu de mon corps. Elle rit de nouveau, mais d'un rire moins strident que la première fois. Elle était sûrement amusée de mon état : elle m'avait vu devenir paranoïaque avec les squelettes, et maintenant, elle me voyait me défendre sans conviction. Elle continua de m'observer sans me répondre. Je m'impatientais. Elle s'arrêta alors devant moi. Je pensais qu'elle allait me dire en quoi j'étais différent, peut-être parce que j'allais la libérer de sa malédiction, que j'allais tuer le dragon qui la rendait prisonnière. Alors elle ouvrit la bouche pour me répondre :
« Veux-tu le pouvoir ? »
J'ouvris de grands yeux. Pourquoi me posait-elle cette question ? Pourquoi ne me disait-elle pas en quoi je suis différent à ces yeux ?
Cette idée d'être différent restait figée dans ma tête sans que je puisse réfléchir correctement. Le regard soudain haineux de la jeune femme, contrastant avec son apparence calme, me fit revenir à la réalité lorsqu'elle répéta, sur un ton plus haut :
« Chevalier, veux-tu le pouvoir ? »
Le mot « pouvoir » résonna dans la pièce et un souffle chaud me caressa le visage. Comme si la force de ce mot était puissante, aussi puissante que celle d'un dragon. Je compris alors ce qu'elle me demandait par cette phrase : « Veux-tu la place de roi ? » Dans ma tête, la question reformulée résonnait comme l'avait fait le mot « pouvoir ».
Une détermination que je n'avais jusqu'alors jamais ressentie parla à ma place :
« Oui. »
Pour sceller cet engagement, un engagement funeste dont je n'avais pas encore conscience, la princesse me prit le visage de ses mains chaudes et posa ses lèvres d'une fraicheur surprenante sur les miennes. Un frisson puis une onde de chaleur traversa mon corps. Cette sensation était si merveilleuse que je ne voulais pas qu'elle se détache de moi... Mais je ne pus l'empêcher de s'écarter. Je lui souris quand elle me remercia d'une voix douce et neuve. Je l'avais libéré de son démon : la chaleur la quittait peu à peu. Je voulus la prendre dans mes bras, mais au moment où mes bras touchaient son dos, elle me murmura :
« Maintenant, c'est toi le dragon. »
Puis son corps se désintégra et devint poussière. Je compris enfin le vrai sens de sa question : Elle me demandait si je voulais devenir le dragon. Non, fis-je persuadé du contraire. Enfin, une partie de moi l'était. Je tendis la main devant moi et sentis la chaleur, une chaleur inédite et délicieuse, s'emparer de mon corps. Mon gantelet en acier commença à fondre devant mes yeux, comme le métal qui enchainait la Princesse-dragon. Un hurlement de surprise et d'horreur se bloqua dans ma gorge sans qu'il puisse sortir.
J'étais devenu le dragon. Ce même dragon qu'on disait cruel, sanguinaire... Mais moi, j'étais généreux. Je savais ce que je devais faire. J'avais trouvé mon trésor à garder : la liberté du monde. »
Dans la prison d'Amaranthe, un courant d'air glacial passa la fenêtre ouverte. Son récit presque terminé, le chevalier eut une crise de rire qui effraya Amaranthe bien plus que ne l'avait effrayé son histoire.
« Tu sais, reprit-il en fixant la jeune femme aux cheveux roux, à partir ce moment là, j'ai commencé à détruire les mondes, les royaumes, et même l'église où Elle m'a donné son pouvoir. La croix en or, sur le clocher de l'église, tu te souviens ? Je l'ai fondue pour en faire mon armure que je porte maintenant. Pour me souvenir de ce jour qui m'a permis de trouver mon but ultime : Je libérerai tous ces gens de la prison qu'est leur vie !
Car... »
Le chevalier se releva et écarta les bras, son armure illuminée par les rayons brulants du soleil couchant.
« ... Maintenant, je suis la Mort, le Destructeur de Mondes. »
Après un grand sourire à la princesse, il reprit :
« Bientôt, grâce à toi, mon objectif sera enfin atteint !
- Quel est mon rôle ? Je ne suis qu'une princesse emprisonnée dans une tour abandonnée par son propriétaire...
- Ton nom est... Amaranthe, comme la fleur, non ?
- Oui, c'est bien ça.
- Et bien, Amaranthe, je suis ravi de t'annoncer que tu es la dernière princesse du grand Royaume, l'un des derniers mondes que je dois anéantir. »
Un sentiment étrange et inhabituel l'envahit. Des frissons la secouèrent violemment. Serait-cela, la peur ? Elle se souvint avoir ressenti la même chose lors de l'entrée du destructeur de mondes dans sa prison. Comme si un courant d'air glacé avait mordu sa peau frêle et tiède.
Elle se leva à son tour, pour lui faire face.
« Tu es fou, constata-t-elle, tremblante. Bien plus fou que les autres chevaliers qui t'ont précédé.
- Bien sûr que je suis fou, ricana le chevalier. Sinon, dès le début, j'aurais refusé de partir délivrer la Princesse-dragon. Car au fond de moi, je savais dès le départ ce qu'elle était.»
La jeune femme soupira bruyamment, sans se cacher. Elle recula de quelques pas, ses pieds chauds laissant des marques sur le marbre froid. Elle évita les coussins posés à même le sol, puis ses propres cheveux, d'un roux flamboyant, soyeux, pour arriver devant la fenêtre où autrefois elle lançait ses longs cheveux aux chevaliers désirant monter, pour la secourir. Mais un vieux mage avait fabriqué un escalier et une porte en argent pour mener les chevaliers en haut de la tour. Plus personne ne venait sous cette fenêtre à présent. Et comme le chevalier d'or, tous passaient par la porte d'argent. Enfin, ceux qui réussissaient à monter les escaliers : bon nombre des chevaliers qui essayaient étaient stoppés par le lion monstrueux, créé par le mage pour pimenter l'ascension des marches qu'il gardait.
Résultat, Amaranthe était toujours là, ne pouvant pas passer la porte à cause d'une malédiction – de la part du mage, bien sûr –, à espérer voir débarquer enfin son salut.
Et aujourd'hui, il est arrivé. Mais ce n'était pas celui qu'elle attendait tant... Lui était différent.
Car il allait la tuer.
Elle jeta un regard vers le soleil déclinant, une brise chaude chatouillant son visage. Elle prit une grande inspiration et ferma les yeux ; un frisson la parcourut aussitôt : le cliquetis de l'armure du colosse d'or résonnait dans sa tête. La main de l'homme, chaude, se posa sur son épaule. Calme, enfin, voulant le paraître, la princesse tourna le regard vers le casque doré. Ses yeux d'un bleu azur étaient tournés vers l'horizon, perdus dans la vaste étendue de la mer, grande flaque reflétant les derniers rayons du jour.
« Un jour, je voudrais aller là-bas, commença la fille. J'aimerais...
- Tes rêves ne se réaliseront jamais, coupa vivement le grand homme.
- Et pourquoi cela ? »
Le fait qu'il ne l'avait pas laissé finir l'avait vexée et elle avait pris un ton méprisant.
« Nous avons le droit... poursuivit-elle après s'être calmée. Le droit de croire en un rêve, d'avoir de l'espoir...
- Ça ne sert à rien. Puisque tout a une fin. »
Il parlait là de la mort. Ou peut-être de son idée de la liberté ? Une torsion au cœur la fit se cramponner au bord de la fenêtre. Il retira sa main de son épaule pour la poser sur sa joue et se rapprocher.
Elle aurait voulu s'enfuir. Partir loin de lui. Mais elle se souvint des paroles de la sorcière qui l'enferma dans la tour puis qui l'y abandonna : seul le baiser franc d'un prince pourra la sauver de sa malédiction – son emprisonnement dans cette haute tour. Elle pourra ainsi descendre les escaliers sans que le métal la brûle, comme il faisait encore dès qu'elle passait la porte.
Elle laissa alors les lèvres du chevalier, brulantes, toucher les siennes.
Elle ferma les yeux pour profiter de la sensation de chaleur qui envahissait son corps, qui la libérait. C'est alors qu'elle sentit la main du chevalier lui brûler la joue. Littéralement. L'odeur de la chair brûlée commença à remplir l'atmosphère lorsqu'elle hurla.
Tout alla très vite ensuite.
Elle voulut reculer, mais il la tenait par le bras, fermement, le brûlant aussi, comme si sa chair devenait progressivement de la braise. Elle remarqua en croisant son regard que ses yeux étaient devenus noirs : les pupilles s'étaient entièrement dilatées. A cause de l'excitation ? Elle hurla une seconde fois quand il dégaina son épée, pour – au grand étonnement de Amaranthe – lui couper les cheveux au niveau de la nuque. Le vif contact avec la lame glacée la fit frémir un instant.
Sûrement grâce à son instinct de survie, elle se dégagea rapidement en sentant une faiblesse dans la poigne du chevalier. Elle s'éloigna de la fenêtre : il aurait pu la pousser et la faire tomber de la tour.
« Ne me tue pas ! » cria-t-elle, les larmes aux yeux.
Sa joue et son bras lui faisaient atrocement mal. La princesse passa sa main sur sa chair meurtrie et lâcha malgré elle un gémissement. Bien que sa vision fût troublée par les larmes, elle jeta un regard vers le chevalier : il avait traversé d'un pas lent la chambre pour arriver presque devant elle. Il tenait toujours son épée, bien décidé à en finir avec elle. Les larmes qui coulaient encore l'empêchaient de pouvoir voir en détail son visage, son expression. Etait-il en colère ?
« Tu m'as déjà libérée de ma malédiction ! Tu...
– Aurais-tu peur de la mort, Amaranthe ? » demanda en la coupant le paladin, l'épée bien en main, prêt à frapper. Elle ne répondit pas. Alors, il brandit son épée au dessus de lui dans un grognement de guerrier. Puis, un sourire aux lèvres, il cria :
« Sois libérée !
-NON ! »
L'hurlement stoppa le chevalier dans son élan. Pourquoi résister ainsi lorsque l'on sait que notre heure est arrivée ? Le chevalier sourit. Un dernier jeu ne pouvait pas lui faire de mal : Amaranthe était la dernière à libérer dans ce monde. Après, il changera de monde, et le jeu sera différent d'ici. C'était toujours comme cela quand il changeait de monde.
Il s'apprêta à charger vers la princesse lorsqu'il vit quelque chose qu'il n'aurait jamais imaginé revoir un jour : le regard d'Amaranthe. Le même regard que lui avait lancé la princesse-dragon. Un frisson le parcourut quand il vit les mains d'Amaranthe fumer. Comme si elles devenaient de braise. Comme si...
« Elle est... commença le paladin, soudainement effrayé.
– ... devenue le Dragon, confirma Amaranthe dans un grand sourire.
– Non... » Il tomba à genoux, le regard hagard. Ça n'aurait jamais du se passer comme ça.
La princesse regarda ses mains et sentit la puissance : la puissance du Dragon. Elle sourit : ses blessures se soignaient toute seules, dans un crépitement de feu de camp. Amaranthe ramassa l'épée, tombée au sol.
« A ton tour, d'être libéré, Prince. »
La princesse ne lui laissa pas le temps de répondre : elle lui transperça le cœur de sa propre épée. Aussitôt, son corps se dispersa en milliers de petits morceaux de charbon.
Amaranthe garda l'épée dans la main, immobile. Elle était libérée. Et elle allait libérer les mondes.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro