Yunho, appuyé contre le bastingage, regardait San expliquer à Yeosang comment faire des feintes avec sa rapière. Le Marcheur apprenait vite et se relevait à chaque fois que San l'envoyait manger les planches du pont. L'éclaireur ne le ménageait pas. Les marins l'encourageaient à grands cris, lui hurlant de se relever à chaque chute.

Yunho laissa échapper un sifflement d'admiration quand Yeosang parvint à effleurer la gorge de San avec la pointe de sa lame. Le lieutenant du capitaine était un vrai serpent, intouchable. Il dansait avec sa lame aussi facilement que Yunho respirait.

— Tu es un meilleur élève que Wooyoung, sourit San.

Le Marcheur ainsi que plusieurs marins éclatèrent de rire.

— On va passer à plus compliqué alors. 

San disparut. Le silence tomba sur les pirates qui scrutaient le demi cercle de combat avec intérêt. Yunho sursauta quand Yeosang se fit projeter contre le sol par une force invisible. Le mage se releva immédiatement, essuyant le sang sur sa lèvre. Il jeta son épée plus loin et tendit ses bras au-dessus de ses hanches. 

Le vent se leva autour de l'Ateez. Yeosang était au cœur des lames de vent qu'il venait de créer. Ses cheveux voletaient dans tous les sens. Soudain, il tendit la main et un tonneau de poudre se renversa près de Yunho qui sursauta. San apparut une brève seconde contre l'objet, le sourire au lèvre, avant de disparaître à nouveau. 

Les marins se mirent à hurler pour encourager l'un ou l'autre combattant. Yeosang tendit le bras et un couteau accroché à la ceinture d'un marin se retrouva entre ses mains. Il fit tournoyer l'arme entre ses doigts en scrutant le pont. Yunho était surpris de son changement d'attitude, lui qui s'était fait à l'idée que le jeune homme était doux et sans défense. 

San apparaissait et disparaissait de manière fractionnée pour échanger des coups avec le Marcheur. Ils maniaient tous deux les couteaux avec habileté. Yeosang n’avait rien à envier à l’Ombre en manière de combat. 

Ils continuèrent ainsi quelque temps jusqu’à ce que Yeosang se soulève du sol et balaye l'air de ses mains. Ses yeux prirent une couleur bleuté surnaturelle. Des pics de glace s'enfoncèrent dans les planches de bois. Trois d'entre eux s'étaient figés en apesanteur. San apparut au grand jour, des langues de fumées enroulées autour de son corps qui formaient une barrière de protection contre l'attaque de Yeosang. 

Yunho observait les deux mages avec fascination. Il savait très bien comment l'empire les considérait et les traitait. Ses parents l'avaient élevé dans les mœurs opposés et dans l'idée ancienne que les mages méritaient tout le respect que l'on pouvait accorder à des êtres spéciaux. 

San s’élança vers Yeosang qui sourit. Il tendit les mains et l'Ombre se mit à léviter dans un cri de surprise. Les marins scandaient le nom du Marcheur toujours plus fort. Yeosang balança son adversaire en direction du mât et San s'accrocha à la première vergue avant de disparaître. 

— Comment fais-tu pour le débusquer quand il est invisible ? demanda Yunho.  

— Il n'est pas invisible, il est dans un entre-deux entre deux mondes. San quitte le Nouveau Monde mais son corps est toujours quelque part dans l'espace, de même que son aura. Tout comme les Voyants possèdent le don de voir les auras, ma magie me permet de sentir la présence de son corps qui frotte contre l'air. 

— Comment peut-il être à la fois ici et dans un autre monde ? 

Yeosang haussa les épaules.

— La magie des Ombres est un mystère, même pour les mages qui la possèdent. 

Le mage tendit son bras et attrapa quelque chose que Yunho ne pouvait voir. Il sourit au vide devant lui. 

— Raté. 

San réapparut, son poignet tenu par Yeosang.  

— Tu es vraiment doué, le félicita l'Ombre.

— Un de mes professeurs aimait beaucoup la science du combat. Il nous écrasait à chaque fois. 

— Je pense que l'on va s'arrêter là pour aujourd'hui. 

Les mages se saluèrent et Yeosang rendit le couteau qu'il avait volé à un des marins. Yunho détailla San. Sans l’habituelle cape qu’il portait et qui tombait jusqu’à ses poignets, le noble pouvait voir toutes les cicatrices sur sa peau d’or. Le mage était originaire de Kerch, cela ne faisait aucun doute. Yunho fronça les sourcils en apercevant un tatouage en forme de bonsaï dans le creux de son poignet. Une marque d’appartenance à une maison de nobles. Tous les blasons de la noblesse défilèrent rapidement dans son esprit jusqu’à ce qu’il fasse l’association avec la famille Gang. Un bonsaï azalée. 

Quand San remarqua son regard insistant, il lui jeta un regard noir avant de rapidement réenfiler sa cape, camouflant ainsi son poignet. Yunho se mordit la lèvre, ne sachant pas s’il devait parler. Toute la haine que l’Ombre ressentait envers lui prenait davantage sens à présent. San avait été la propriété personnelle du chef de famille Gang, une des plus grosses ordures que le Nouveau Monde n’ait jamais porté mais ses liens avec l’empereur le rendait intouchable. Juste après sa nomination de gouverneur de Kerch, il avait fait massacré des milliers d’innocents pour purifier ses nouveaux sujets. 

Un cor retentit dans le ciel et tous les marins tournèrent la tête vers le navire qui approchait. Le Charmant manoeuvra pour se mettre parallèle à l’Ateez. Une planche fut rapidement posée entre les deux bâtiments et les lieutenants mirent le pied à bord. Yunho comprit que quelque chose n’allait pas en voyant le regard sombre du capitaine. San et Yeosang s’approchèrent des quatre arrivants et Yunho découvrit le problème. Mingi était soutenu par les autres pirates, inconscient. Une tache rouge couvrait le bas de sa chemise. 

Quand ils prirent le chemin de l’infirmerie, il les suivit. Jongho et San allongèrent Mingi sur un des trois lits alors qu'Hongjoong expliquait à toute vitesse à Yeosang la blessure de son ami. Yunho s'approcha et sursauta quand le second attrapa son poignet. Mingi ouvrit les yeux, au bord de l'évanouissement. Il le regarda, sembla vouloir dire quelque chose mais la douleur eut raison de lui et sa tête retomba contre l'oreiller. 

— Dégagez tous sauf Yunho, ordonna Yeosang.

Quand le mage s'occupait d'un blessé, il devenait une autre personne. C'était son infirmerie et il la commandait d'une poigne de fer. 

— Je vais l'opérer et toi tu vas m'assister, d'accord ? 

Le noble regardait, figé, la tâche de sang qui grandissait sur la chemise de Mingi. 

— Yunho ! Tu es avec moi ?!

La gifle que lui administra Yeosang le fit revenir sur terre.

— Ce n'est pas le moment de rêvasser ! Aide moi à lui enlever sa chemise.

Il exécuta chaque ordre du mage. Contrairement à lui, Yeosang avait l'air d'avoir jeté ses émotions par le hublot pour se concentrer sur sa tâche. Les membres de Yunho tremblaient à l'idée de faire n'importe quoi et s'il avait bien compris, la balle avait touché un organe et n'était pas ressortie. En voyant la blessure, sa gorge se noua. Il y avait trop de sang. 

— Tu... tu peux faire quelque chose ?

Yeosang releva la tête vers lui à peine une seconde.

— Je suis un Marcheur, pas un Guérisseur. Je vais faire ce que je peux.

La médecine magique était bien plus fiable que les cours théoriques que Yeosang avait suivi. Les mages Guérisseurs étaient les plus respectés et personne depuis la Fracture n'avait eu l'idée de les prendre en chasse. Sauf qu’il n’y avait aucun Guérisseur sur ce navire, Yeosang était le seul à pouvoir sauver Mingi. Yunho ne comprenait pas pourquoi il n'utilisait pas sa magie.

— Tu maîtrises la gravité, l'air et les fluides non ? lui lança Yunho au bout de quelques minutes.

Yeosang hocha la tête, les sourcils froncés en cherchant à l'aide d'une pince la balle dans l'estomac de Mingi. Le second était déjà aussi pâle que la mort. Yunho n’y connaissait rien en médecine mais il n’avait pas besoin d’avoir fait ce genre d’étude pour comprendre que Mingi allait y passer s’ils ne trouvaient pas un moyen de faire sortir la balle rapidement. 

— Sers toi en pour extraire la balle et contrôler son sang.

— On ne contrôle pas le sang, rétorqua-t-il sèchement.

— C'est soit ça soit il meurt. A quoi te serviront tes principes une fois qu'il sera six pieds sous terre ?

Les doigts de Yeosang se crispèrent sur sa pince. Il semblait peser le pour et le contre à toute vitesse, ses yeux alternant entre la blessure de Mingi et son visage inconscient. Il finit par poser son outil et placer ses deux mains au-dessus de la blessure. L'air se chargea de particules électriques et Yunho observa la magie du Marcheur opérer, fasciné. Le sang s'arrêta de s'écouler de la plaie. Yeosang prit une profonde inspiration et la balle effectua le chemin en sens inverse avant de tomber au sol dans un bruit de ferraille.

— Maintenant tu vas recoudre.

— Quoi ?! s'étrangla Yunho.

Yeosang ne venait pas de sauver la vie de Mingi pour laisser Yunho l'achever par la suite. Le mage serra la mâchoire.

— J'ai les mains occupées comme tu peux le remarquer et je ne vais pas tenir encore longtemps. Je n'ai pas l'habitude de pratiquer ce genre de magie. Alors maintenant tu prends cette aiguille, du fil et tu recouds. Je vais te guider, n'ai pas peur, rajouta-t-il avec un petit sourire d'encouragement.

Yunho s'exécuta, les mains tremblantes. Il faisait du mieux qu'il pouvait, suivant le plus possible les conseils du mage. Dix laborieuses minutes plus tard, la plaie était refermée. Yeosang relâchait petit à petit sa magie pendant que Yunho se débarrassait des instruments de tortures.

— Maintenant on espère, chuchota Yeosang.

Le mage fit boire une concoction verdâtre au second avant de se laisser tomber sur le lit derrière lui et fermer les yeux. Yunho s'assit près de lui, tout aussi épuisé.

— Tu t'en ai bien sorti, le félicita Yeosang. Je vais pouvoir t'engager comme aide médecin.

Yunho ne répondit rien. Il ne comptait pas rester sur ce navire longtemps même si aider Yeosang à l'infirmerie lui permettait de s'occuper et de gagner la confiance de l'équipage. C'était nécessaire pour qu'il réussisse à s'enfuir.

— Je vais réfléchir à ta proposition.

Il tourna la tête à la recherche de l'approbation du mage mais celui-ci s'était endormi. Après s'être giflé mentalement pour ne pas s'effondrer à côté de Yeosang, Yunho se mit à ranger l'infirmerie. Il jeta les compresses imbibées de sang et la chemise de Mingi. Il ramassa la balle et la posa sur la table de chevet, les domestiques de la citadelle racontaient qu'ils avaient déjà vu plusieurs pirates en porter autour du cou.

Deux coups à la porte lui firent relever la tête.

— Oui ?

Hongjoong apparut dans l'encadrement. Il se précipita sur le second et observa sa blessure. Ses yeux se posèrent ensuite sur Yeosang endormi avant de revenir vers lui.

— Il va s'en sortir ?

Yunho haussa les épaules et le capitaine soupira. 

— C'est de ma faute.  

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? 

— J'ai été trop sûr de moi et Mingi s'est interposé entre la balle et ma mort. Comme d’habitude. 

Le regard de Hongjoong s’était perdu dans le vide. Yunho se demanda soudain depuis combien de temps les lieutenants et leur capitaine voguaient ensemble. Ils formaient une équipe soudée malgré leurs évidentes différences. 

— Je te remercie d’avoir aidé Yeosang. 

Il ne devait rien aux pirates, au contraire. Il avait simplement suivi la marche. Et puis Mingi n’était pas aussi horrible que la première image qu’il s’était fait de lui. 

— Je n’ai pas fait grand-chose. 

Hongjoong posa ses yeux sur la balle posée sur la table de chevet et sourit. 

— Je vais peut-être réfléchir à te donner ta propre cabine. L'infirmerie n'est pas un lieu de vie. 

— L'infirmerie me va bien. 

L’ambiance qu’avait créé Yeosang dans le petit espace lui plaisait. Un mélange de nature et de laboratoire digne d’un scientifique fou. Les plantes côtoyaient les bocaux de verre de différentes tailles et formes sur des étagères de bois pas très droites. Il s'y était habitué depuis la bataille de l'Île Abandonnée, la cale ne lui manquait pas. 

— Peut-être que tu t’habitues à cette vie plus vite que tu ne le penses.  

Yunho ne répondit rien. Il s'imagina sa vie sur l'Ateez en tant qu'aide soignant mais surtout à courir partout au gré des lubies de Mingi. Ce n'était pas ce dont il rêvait. Mais de quoi rêvait-il ? Dans d'autres circonstances, la vie sur ce navire aurait pu lui plaire. Sentir le vent tous les dans ses cheveux, vivre au jour le jour, ne pas se poser plus de questions. Ne compter que sur les autres marins pour survivre, apatride. La liberté qu'il souhaitait depuis sa plus tendre enfance ressemblait-elle à cela ? Se pourrait-il qu'elle ressemble un jour à cela ? 

L'image de son père surgit dans son esprit. Yunho ne pouvait pas s'autoriser à rêver, même s'il le voulait de toute son âme. Jaehyung comptait sur lui. Il ne voulait pas le décevoir, même si la vie qui s'offrait à lui en tant que Vicomte était le parfait prolongement de sa vie en cage. L'Ateez n'était qu'une parenthèse, un accident qui lui montrait avec ironie ce dont il avait toujours rêvé. Jamais l'empire ne l'autoriserait à trahir ses origines. Ses yeux glissèrent vers le hublot et il admira la Mer de Nuage. 

— Peut-être… murmura-t-il. 

— Pour un noble, ce navire doit te sembler très étroit, plaisanta le capitaine. 

Pas plus que les quatre murs de sa chambre. La citadelle de Skywe semblait minuscule au bout de vingt-trois ans passés à y tourner en rond. 

— Le navire ou ma cellule dans la cale ? réussit-il à plaisanter. 

Hongjoong sourit. Son regard resté sérieux semblait le mettre à nu, comme s'il lisait en lui dans un livre ouvert. Yunho détourna le regard qui finit par se poser sur Mingi. Il ferma les yeux. 

— Quels sont tes rêves, Yunho ? 

La question inopinée le ramena sur terre, en même temps que ses pensées s'envolèrent. Il ne sût pas répondre. Hongjoong l'observa quelques instants avant de quitter la pièce. Maintenant que l'adrénaline de l'opération retombait, Yunho avait du mal à garder les yeux ouverts. Bercé par le silence et le roulis du navire, il s'endormit sur le dernier lit disponible.