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Coucou, c'est la fille du bus.
Envoyé à 20:57
Un après-midi entier de réflexion et d'hésitation pour envoyer un message aussi débile.
Quelle grosse nouille...
J'aurais mieux fait de terminer mes fiches de révision, au lieu de gâcher autant d'heures de travail pour ça.
Mais j'ai à peine le temps de me maudire, que mon portable vibre entre mes mains. Une notification s'affiche à l'écran.
Et elle s'appelle comment, la fille du bus ?
Reçu à 20:59
Pauline :) et toi ?
Envoyé à 21:00
Charlie.
Et ne le prends pas mal, mais soulage-moi d'un doute atroce... T'as quel âge ?
Reçu à 21:05
Même si je lui avoue que j'ai dix-sept ans et que mon anniversaire ne tombe que dans treize jours, il risque de bloquer sur mon âge actuel.
Alors je n'ai pas d'autre choix que d'arranger un peu la réalité.
18, mais je sais que je fais jeune...
Envoyé à 21:07
T'inquiète, c'est plus par respect des conventions qu'autre chose :p
Donc, comme Pauline est majeure et qu'elle me doit un service pour lui avoir rendu son portable (que j'aurais pu vendre), accepterait-elle de boire un verre avec moi ?
Reçu à 21:12
Notre premier rendez-vous est planifié pour le lendemain après-midi.
La simple idée de le revoir aussi tôt, en tête à tête, de devoir lui tenir une conversation, le regarder - bref, me montrer sociable - fait naitre une boule d'excitation et d'appréhension dans mon estomac. J'espère juste ne pas passer pour une fille idiote, inintéressante ou bizarre.
***
Quand j'arrive en ville, le lendemain, j'ai plus d'une heure d'avance.
Le vent me fouette le visage à la sortie du métro, et je regrette d'être arrivée si tôt. Il fait moche, et l'idée d'attendre de ce froid glacial ne m'enchante pas du tout. J'hésite à retourner à l'abri dans les souterrains, avant de finalement me diriger vers l'avenue commerçante.
Les décorations de Noël ont envahi les vitrines des magasins, tout comme les guirlandes lumineuses qui s'entortillent sur tous les lampadaires et les enseignes. Rien à voir avec ma campagne natale et le pauvre sapin décoré sur la place du village. Après une éternité passée au « Candy Shop », où j'ai dépensé bien trop d'argent pour des bonbons, puis un tour à la Fnac, dans une parfumerie, puis chez le chocolatier pour acheter des cadeaux, je remonte l'allée jusqu'à la grande place, où je suis censée retrouver le premier rencard de ma vie.
En face du banc sur lequel je patiente, une affiche publicitaire pour des sacs Louis Vuitton en toile damier m'occupe les yeux et l'esprit. Lorsque j'ai terminé de compter les 356 petits carreaux présents sur le panneau pour la deuxième fois, je jette un coup d'œil à mon portable.
Aucun message, et Charlie a déjà treize minutes de retard.
Peut-être qu'il a changé d'avis et ne veut plus me voir ? Ou qu'il a eu un empêchement ? Ou qu'il m'a oublié ? Mais comment aurait-il pu oublier, alors que nous avons décidé de ce rendez-vous la veille ? À moins qu'il n'ait prévu de me poser un lapin depuis le début ?
Rentrer ou rester ? L'appeler ou lui envoyer un texto ? Ou ne rien faire ?
Pour faire cesser le flot de questions qui inonde mon esprit, je me remets à compter les damiers de l'affiche.
J'en arrive au 299e carreau lorsque je sens une main sur mon épaule. Dans un sursaut, je me retourne, et l'angoisse qui me tenait compagnie disparait.
- Excuse-moi pour l'attente. Un pote m'a sauté dessus sur le chemin et m'a pas lâché... J'espère que t'as pas trop poireauté.
Une personne normale aurait surement été en colère, mais c'est tout l'effet inverse qui se produit. Je suis bien trop heureuse de voir Charlie. À tel point que des papillons se bousculent déjà dans mon estomac.
- Non, c'est bon.
Mon timbre de voix est si bas que je doute qu'il ait entendu ma réponse, mais il me retourne un grand sourire. Sans poser de questions, je le suis docilement jusqu'à l'intérieur d'un bistrot de la place, dont les murs boisés et la décoration créent une ambiance chaleureuse.
J'apprécie instantanément l'effet de l'air chaud sur ma peau gelée.
Dès notre entrée, un serveur vient à notre rencontre et nous guide jusqu'à une des dernières tables libres, au fond de la salle.
- Tu veux boire quoi ? demande Charlie après un rapide coup d'œil à la carte.
Rien ne me ferait plus plaisir qu'un jus d'abricot. Mais passerais-je pour une gamine coincée si je ne commande qu'un pauvre jus de fruits, ou un Coca ? Dans le doute, je le laisse choisir pour moi.
- Comme toi, dis-je.
- Une bière ?
Un hochement de tête valide sa proposition, et je prie pour que ce ne soit pas trop mauvais.
Nos commandes prises, le serveur repart, mes yeux croisent le regard de Charlie, puis se baissent sur la carte, par automatisme. Une multitude de boissons chaudes, froides et de desserts y sont listés. Au total, il y en a un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept... quinze... vingt... vingt-huit...
- Mon petit-frère est comme toi.
Difficile de savoir combien de secondes s'écoulent avant de réaliser qu'il vient de m'adresser la parole.
- Comme moi ?
- Ouais, il compte tout, tout le temps, dit-il en appuyant sa tête contre son poing. Parfois, il nous écoute même pas quand on lui parle.
- Ah...
- Mais, je t'en prie, termine donc d'énumérer le nombre de produits sur la carte. Je t'attends.
- Non, c'est bon, j'ai fini...
Je lui rends son sourire amusé, même si je suppose que l'étiquette « autiste » est désormais collée sur mon front.
Le retour rapide du serveur interrompt notre échange, et celui-ci dépose deux bières sur la table.
Je porte le verre à mes lèvres pour en gouter une petite gorgée. L'amertume de ma boisson manque de me faire grimacer et le premier mot qui me vient à l'esprit est « beurk ». Pour le coup, j'ai du mal à comprendre ce qui justifie la popularité de la bière.
Heureusement, Charlie entame un interrogatoire et m'offre une excuse pour ma lenteur à vider mon verre.
Il m'assaille de questions auxquelles je suis obligée de répondre par autre chose que oui ou non, et je lui suis reconnaissante de me forcer à parler. Sa manière de rebondir sur chacune de mes réponses, même les moins fournies, empêche le silence de s'installer entre nous. Ma gêne commence à s'évaporer, si bien que j'en arrive à m'intéresser à lui et à trouver des sujets de conversation.
À l'occasion, Charlie m'apprend qu'il a commencé des études en communication après son bac, mais qu'il ne les a jamais terminées.
- Du coup, tu travailles ?
- Ouais. En ce moment, je suis livreur de colis, répond-il. Peut-être que j'aurais un jour la chance de passer chez toi, pour t'apporter ta prochaine paire de talons ou box de maquillage.
Je hausse les épaules.
- Je sais pas... Je commande rien sur internet, ou alors c'est vraiment rare, et je porte pas de talons, ni de...
À son air amusé, je devine que je n'ai pas saisi la blague et préfère me taire pour siroter ma boisson dégueulasse.
- Et t'as quel âge, au fait ? lancé-je pour changer de sujet.
Charlie s'appuie contre le dossier de sa chaise, sourit, et répond après ce qui ressemble à trois secondes de réflexion :
- Si je te dis vingt et un, ça te va ?
- Euh... Oui ?
J'ai des petits doutes quant à sa sincérité, mais ce n'est pas ce qui m'importe le plus.
Une question en particulier me revient sans cesse en tête, sans que j'ose la poser. Qui est la fille qui l'accompagnait dans le bus en début de semaine ? J'avais supposé qu'il s'agissait de sa copine, mais s'il se trouve en face de moi, ce ne doit pas être le cas.
- T'aimes pas ?
D'un geste de tête, Charlie désigne mon verre, aussi plein que trente minutes auparavant.
- Pas trop... finis-je par admettre, après une courte hésitation.
- Te force pas. On a qu'à essayer autre chose.
Dès que le serveur passe dans notre coin, mon rencard commande un demi-pêche, dont le bon goût sucré du sirop parvient à masquer l'amertume de la bière, et l'interrogatoire reprend.
Je m'oblige à ne pas garder mes yeux braqués sur les murs ou la table quand je lui parle, mais cela s'avère plus difficile que je ne l'aimerais. Un jour, ma mère m'a conseillé de fixer un point entre les deux sourcils. Sauf que je trouve cela encore plus dérangeant.
Puis à l'occasion d'un silence, moins atroce que je ne le redoutais, nous échangeons un regard durant lequel je peux apprécier la beauté de ses iris couleur caca d'oie, des taches de rousseur sur son nez et ses pommettes, de ses lèvres charnues... Jusqu'à me souvenir qu'un bouton rouge s'exhibe sur ma joue gauche depuis ce matin. Dans un geste très peu naturel, je plaque une main contre mon visage pour cacher l'horreur.
En retour, un petit gloussement s'échappe de la bouche Charlie. C'est à ce moment-là que son portable vibre sur la table et attire son attention. D'un air las, il en fixe l'écran, puis lâche un long soupir.
- Désolé, Pauline, je vais devoir y aller...
Il marque une pause pour lire ce que je devine être un texto, ou plutôt un pavé, très fourni.
- Une pote me harcèle d'appels et de messages depuis hier soir, finit-il par m'expliquer, sans relever les yeux de son téléphone. Elle est en pleine crise internationale avec l'autre baltringue qui lui sert de copain, et il se trouve qu'elle est à la rue depuis une heure...
À entendre le ton ironique de sa voix, je devine que cette affaire l'agace plus qu'autre chose.
Ça ne m'empêche pas d'être jalouse de cette fille à qui il accorde plus d'importance qu'à moi, au point d'abréger notre rendez-vous. Peut-être qu'il s'agit de la blonde du bus...
Quand nous sortons du café, la nuit commence déjà à tomber. Un coup d'œil à mon portable m'apprend que j'ai également un appel en absence de ma mère, doublé d'un message vocal, que je supprime sans écouter.
Charlie m'accompagne jusqu'à la bouche du métro, et je suis limite déprimée de le quitter aussi tôt, après une petite heure passée avec lui. Mes pas sont si lents, qu'il est impossible de ne pas comprendre que je fais tout pour retarder notre séparation.
- Bon... souffle-t-il en pivotant vers moi, c'était court, mais sympa. Je t'aime bien, Pauline. T'as l'air d'une gentille nana, en plus d'être mignonne.
L'effet provoqué sur mon visage par ses paroles semble le satisfaire, au vu de l'énième sourire qu'il m'adresse.
- On peut se revoir ? Le week-end prochain, par exemple ?
Je hoche vivement la tête, incapable de répondre par des mots, au risque de trahir le trop-plein de joie qui m'envahit à présent.
- Cool. Alors, je te dis à bientôt. On s'écrit, conclut-il en désignant son portable qu'il tient toujours dans la main.
De retour dans ma chambre étudiante, je retire bottes, manteau et gants avant de me laisser tomber sur mon lit. Je reste là, à rêvasser, pendant un bon quart d'heure puis attrape mon téléphone posé sur la table basse.
Le ridicule espoir que Charlie m'ait déjà envoyé un quelconque SMS s'évapore, quand je constate que la nouvelle notification m'informe d'un deuxième appel manqué de ma mère. Avant qu'elle ne contacte la police pour signaler ma disparition, je me décide à la rappeler.
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