20
J'ai l'impression que Charlie commence à se lasser de moi. Ces dernières semaines m'en ont même donné la certitude.
Après les premières heures passées ensemble, et trois bisous échangés, l'euphorie des retrouvailles se trouve vite remplacée par une ambiance maussade. Quand Charlie ne m'ignore pas complètement, il devient désagréable et semble agacé par chacune de mes paroles ou actions. Même quand je reste silencieusement assise sur le canapé devant un film, le seul fait de me demander ce que je veux manger lui arrache un soupir. À croire que ma simple présence l'irrite. Pourtant, rien ne l'oblige à m'inviter chez lui.
Au début, j'accusais l'humeur parfois instable de Charlie, mais il n'est jamais comme ça avec amis. À l'exception de Lydia, qui est l'unique autre personne à le faire autant lever les yeux au ciel.
Je regrette presque la période où il était limite mesquin avec ses railleries. Au moins, nous avions encore un contact.
À force de cogiter, j'en suis donc arrivée à la conclusion que je ne dois plus lui plaire ou qu'il s'ennuie avec moi. Ce que je peux comprendre. Si je devais sortir avec moi-même, je m'ennuierais. Je suis loin d'être particulièrement intéressante. Sachant que mes seuls sujets de conversation concernent mon quotidien d'une insipide banalité : les cours, les examens, les séries et mes insomnies, plus récemment.
Les vacances approchent à grande vitesse, et à ce train-là, ça ne m'étonnerait pas que Charlie annule notre escapade de quatre jours à la montagne. Ça serait pourtant dommage. Nous venons juste de réserver un chalet qui a l'air super sympa et cosy. Je m'imagine déjà près de la cheminée, avec mon chocolat chaud coincé entre les cuisses à observer la neige tomber à l'extérieur.
Ça sera aussi la première fois que je passerai autant de jours d'affilée en compagnie de Charlie. Je ne rêve que de ce moment à venir, mais je ne suis pas sûre que ça soit le cas pour lui.
Un jour, alors que nous sommes plantés devant une émission de cuisine, l'interphone sonne. Charlie quitte le canapé dans un soupir pour aller répondre. Deux minutes plus tard, Lydia déboule dans le studio.
Les cheveux roses de notre invitée surprise sont rassemblés en un grossier chignon, et le vieux jogging gris qu'elle porte lui tombe sur les hanches. À son air dépité, je devine qu'elle se retrouve sûrement là pour de mauvaises raisons.
— Il a encore foutu son poing dans le mur, Charles. Je sais plus quoi faire.
Assise sur la chaise de bureau, Lydia nous raconte en détail, depuis dix longues minutes, la dernière dispute avec son copain.
— Quitte-le et arrête de nous emmerder, grogne Charlie qui n'a montré aucun intérêt pour ses malheurs.
— Merci pour ta compassion, connard...
— Ça fait cinq ans que tu me rabâches les mêmes histoires, cinq ans que je te répète la même chose et que rien ne rentre dans ton petit crâne rempli d'air.
— Je sais même pas pourquoi je te parle encore.
— Moi non plus, rétorque-t-il.
Et j'avoue ne pas comprendre non plus.
Lydia est la première à venir voir Charlie en cas de problèmes dans son couple, alors qu'elle sait très bien comment il est. C'est aussi la première à me dire du mal de lui. Je me demande comment ces deux-là font pour conserver leur « amitié ».
Après ce court échange, aucun des deux n'ouvre plus la bouche. L'une boude dans son coin, tandis que l'autre traine sur son portable. Lydia reste là, à suivre notre émission, jusqu'à se lever de son siège.
— Vous avez prévu quoi pour cette aprèm ? demande-t-elle en enfilant sa doudoune blanche à fourrure rose.
— Rien.
Lydia se tourne vers moi, l'air intéressé.
— Je vais chez le coiffeur, tu veux m'accompagner ? propose-t-elle. Ça sera toujours mieux que de rester avec ce plouc.
— Ouais, embarque-la, répond Charlie. Ça lui fera prendre l'air.
Puisqu'on a visiblement décidé pour moi, je me sens obligée d'accepter.
— Tu restes ici ? demandé-je à Charlie, avant de franchir le seuil de la porte.
— Non, je vais sortir. Je serai pas loin, appelle-moi quand tu rentres.
N'étant pas loin du centre-ville, un quart d'heure de marche suffit pour arriver au rendez-vous de Lydia. À sa familiarité avec les employés du salon, je comprends qu'elle vient là régulièrement. Aujourd'hui, elle souhaite refaire sa couleur et débroussailler sa tignasse « impossible à coiffer ».
Elle passe une éternité à hésiter sur sa nouvelle coloration et à me demander des conseils, pour en fin de compte repartir sur sa teinte actuelle.
Une fois ses cheveux badigeonnés de produit, la coiffeuse installe Lydia sur les fauteuils au fond du salon le temps de laisser poser. Je la rejoins pour poursuivre notre conversation. Enfin, peut-on parler de conversation quand l'un se contente d'écouter l'autre ?
Le débit de Lydia parait infini. Elle se plaint aussi de beaucoup de choses sans gravité. Qu'il s'agisse de son crane qui la démange, de l'odeur des produits capillaires, des feuilles de magasine collées entre elles, ou de son portable qui bug, tout est source de contrariété chez elle. Mais j'aime bien l'écouter, je la trouve presque drôle.
— À ton tour de parler, maintenant, lâche la métisse après un monologue. Je suis fatiguée.
Je hausse les épaules.
— J'ai rien à dire...
— C'est impossible de n'avoir jamais rien à raconter.
Face à mon silence, elle insiste.
— Avec Charles, ça va ?
Nouveau haussement d'épaules.
En réalité, elle est la seule personne à qui je me sens de parler de lui. Elle le connait bien, et j'imagine qu'elle peut me comprendre mieux que quiconque.
Une fois certaine que personne ne peut nous entendre, je m'autorise donc à lui résumer mon ressenti sur Charlie et sa lassitude à peine camouflée.
— Te pose pas plus de questions, répond-elle à la fin de mon exposé. Il est juste frustré.
— Ah bon ?
— Oui. Ça fait combien de temps que vous sortez ensemble ? Deux mois ?
— Trois, corrigé-je.
— Et vous avez toujours pas couché ensemble.
— Ben...
— Tu te doutes bien qu'à son âge, il apprécie pas spécialement d'attendre des lustres que sa copine soit prête à franchir le pas, comme quand on avait quinze ans.
— Ben... Il pourrait faire un effort.
— C'est beaucoup demandé pour Charles-Maxime... Le connaissant, c'est déjà un miracle qu'il ait patienté aussi longtemps.
— Ah... Peut-être qu'il s'est résigné, dis-je dans une tentative de plaisanterie.
— Oh non, il t'aurait larguée dans ce cas-là, réponds Lydia sur un ton léger. T'as de la chance... Si on considère le fait de sortir avec ce type comme une chance.
Je glousse à sa remarque, bien que je sois plus contrariée qu'amusée après cette conversation.
J'ai maintenant l'impression d'être en sursis, qu'une sanction pourrait tomber du jour au lendemain, dès que Charlie aura estimé que je représente une cause perdue et qu'il a assez gaspillé son temps avec moi. Ce n'est pourtant pas faute de faire tout mon possible pour rester dans ses bonnes grâces. Je cède à toutes ses demandes, sauf sur ce seul et unique point. Et quand j'y repense, c'est sûr qu'il m'en veut.
***
Les vacances arrivent finalement avec le jour de notre départ à la montagne. Nos bagages et nos affaires de ski sont empaquetés dans le coffre de la voiture prêtée par un ami de Charlie. L'excitation et l'appréhension du séjour à venir se battent en duel pour savoir qui l'emportera. Je m'installe côté passager et redoute déjà le moment où je devrais remonter sur des skis.
Cela doit bien faire dix ans que je n'ai plus mis un pied sur une piste. Et d'après mes souvenirs, je passais plus de temps les fesses dans la neige qu'à glisser. J'espère aussi que Charlie sera de bonne humeur, qu'il ne s'impatientera pas trop face à ma nullité et que tout ira bien.
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