— Et à présent, je lève mon verre pour la nouvelle promotion de Jade !

Accompagnée de Finn, April lève son verre à mon intention. Mon sourire est tellement grand qu'il m'arrive jusqu'aux oreilles. Nos verres s'entrechoquent et nous avalons d'un seul trait nos boissons alcoolisées. Mon meilleur ami lève aussitôt une main pour commander d'autres verres. Une chaleur délicieuse que j'ai appris à connaître avec les années commence doucement à monter au fond de mes entrailles. Un bonheur intense emplit mon être. 

Ce soir, nous trinquons pour mon parcours professionnel qui vient de prendre un tout nouveau tournant. En dehors de mes études à UCLA, je consacre quelques-unes de mes fins de journées et mes week-ends dans un restaurant gastronomique plutôt charmant, le Rivage, situé en plein cœur de Los Angeles, à Downtown, juste au-dessus d'un hôtel quatre étoiles. Aujourd'hui, cela va faire trois ans que j'occupe le poste de serveuse, et que je peine durant chaque service à me plier en quatre pour satisfaire les besoins de chaque client. Au bout de longues années parsemées d'embûches, d'apprentissages et de découvertes plus inattendues les unes que les autres, j'ai su m'épanouir dans un domaine qui me plaisait plutôt bien depuis ma plus tendre enfance. 

Après avoir appris tous les secrets du service dans la restauration et su gérer plusieurs plaintes et problèmes que nous rencontrons souvent durant les heures de pointe, Carlton, le F&B manager du restaurant a décidé de m'offrir une promotion il y a quelques heures, alors que je venais tout juste d'enfiler mon tablier pour débuter le nettoyage de la salle. A ma plus grande surprise, on m'apprit que j'occupe à présent le poste de chef de rang et que cette décision a été prise d'un commun accord entre tous les membres de l'équipe. Naturellement, la première question qui m'est sortie a été de savoir si cette promotion serait vraiment possible alors que je ne suis encore qu'une étudiante. Le maître d'hôtel Anders m'a alors affirmé que cela le serait, si je prenais toujours autant plaisir à venir travailler au sein de leur équipe.

A ce souvenir, un sourire se dessine sur mes lèvres. Carlton m'a accordé mon week-end entier avant d'attaquer mes premiers services en tant que chef de rang à partir de lundi soir.

Devant moi, deux des personnes qui me sont les plus chères de mon existence me renvoient leurs plus beaux sourires en se déhanchant au son de la musique qui vibre autour de nous. 

A ma droite, April Moore, une fille superbe à la chevelure flamboyante qui déborde tellement d'énergie que les mouvements de son corps vont au-delà du rythme de la musique. Elle me fait tellement rire, elle et ses grands gestes, sa joie constante et ce dynamisme qui ne vous donne envie que de la suivre dans ses folies les plus osées. 

A ma gauche, Finn Coalman me tend mon verre que je vide aussi rapidement que le précédent. Ce soir, je n'ai qu'une seule envie : m'éclater avec mes meilleurs amis, même si je sais pertinemment que Finn, le plus raisonnable d'entre nous trois, voudra s'en aller avant notre heure limite de sortie. Tellement doux, drôle et gentil, il est l'incarnation parfaite du petit ami que beaucoup de filles rêveraient d'avoir. Solitaire à certains moments, il se révèle être un ami disponible, aimant et attentionné pour ses siens. A chacune de nos sorties, il s'assure toujours de surveiller nos consommations et de nous ramener saines et sauves chez nous. Dit comme ça, on peut avoir l'impression qu'il joue le rôle de notre grand frère, intouchable, qui ne se laisse presque jamais dériver dans l'ambiance de nos soirées beaucoup trop arrosées. Et pourtant... il se révèle parfois bien pire que nous.

April me prend la main avec un énorme sourire pour m'entraîner sur la piste de danse. Nous nous mettons aussitôt à allier nos mouvements au rythme de la musique qui, tout à coup, devient beaucoup plus entraînante que la précédente. Au loin devant nous, j'aperçois Finn qui nous fait signe qu'il nous rejoint dans quelques instants. Discrètement, je le vois s'engouffrer dans la foule immense de danseurs sur la piste pour atteindre le bar et aborder une magnifique blonde. April suit mon regard et nous rions ensemble :

— Quand je te disais qu'il ne résisterait pas ! me crie ma meilleure amie dans mon oreille. Tu me crois maintenant ?

— Carrément ! Il ne changera jamais, ce bon vieux Finn, éternel séducteur !

Bien plus tard dans la soirée, il nous rejoint accompagné de sa nouvelle conquête, un sourire ravi aux lèvres. La blondinette ne masque pas sa déception lorsque Finn fait les présentations et l'invite à se joindre à nos petites festivités. Il sait que je ne dirais pas non, et que c'est même avec joie qu'April et moi l'entrainerons avec nous sur la piste de danse. Prénommée Heather, elle reste hésitante, nous sourit brièvement par pure politesse, et décide finalement de s'asseoir sur l'un des fauteuils en cuir qui entourent notre table avec Finn. Décidant de les laisser dans leur petite bulle, April et moi repartons sur la piste avec un sourire complice. Si Finn trouve une fille, la soirée risque de durer plus longtemps que prévu pour nous.

Au bout de trente minutes à peine, je suis installée au bar avec ma meilleure amie, en face d'une dizaine de shots que nous avons vidés en moins de cinq minutes. L'alcool monte rapidement, les vibrations de la musique s'intensifient dans mes tympans et, lentement, tout commence à vaciller autour de moi. Je n'aperçois pas tout de suite le jeune homme qui nous observe à l'autre bout du bar, mais j'ai vite compris que la moitié de ces shots nous ont été offerts par une âme généreuse. C'est April qui l'aperçoit la première lorsque le barman refuse de prendre sa carte bancaire pour la facturation de nos consommations.

— Eh Jade ! Tu as vu ce gars qui n'arrête pas de nous fixer ? me lance-t-elle en me plantant son coude dans les côtes.

Sous l'effet de l'alcool, j'éclate de rire en sentant son coude toucher l'un des points les plus sensibles de mon corps.

— C'est toi qu'il regarde April ! Il a aperçu ta magnifique chevelure et nous a payé tous ces shots.

— Ne dis pas de bêtises, c'est toi qu'il regarde. D'ailleurs, le voilà qui arrive...

Devant nous, un grand jeune homme assez séduisant, plutôt bien bâti et tout habillé en noir nous sourit.

— Bonsoir mesdemoiselles !

De belles dents blanches apparaissent et j'aperçois une fossette se former dans le creux de sa joue. Il est plutôt pas mal. Il examine April du regard, puis son regard se pose sur moi. Il s'attarde un peu plus sur mon collier : une simple chaîne sur lequel pend une petite pierre verte.

— C'est du jade ? me demande-t-il en prenant le pendentif entre ses doigts.

Son index effleure délicatement ma peau, ce qui me fait sursauter et reculer d'un pas. Je ne suis pas habituée à toute sorte de contact physique avec les inconnus. J'acquiesce.

— Et tu ne devineras jamais ! s'enthousiasme April à mes côtés. Elle s'appelle Jade !

Je la regarde avec de grands yeux ronds. Sous l'emprise de l'alcool, elle a enfreint l'une de nos principales règles lorsque nous sortons en boîte : ne jamais dévoiler nos noms.

A mon grand désarroi, cette révélation ravit notre bel inconnu qui relâche mon pendentif pour prendre ma main dans la sienne. J'ai un mouvement de recul mais sa poigne se fait plus ferme et je me tourne vers April, un peu paniquée. Malheureusement, cette dernière ne m'aide pas du tout. Elle me fait un clin d'œil pas du tout discret et me chasse de ses mains pour m'encourager à rejoindre l'inconnu.

Sans vraiment réfléchir à cause de l'alcool, j'emboîte le pas du jeune homme « tout habillé de noir » à travers la foule, tout en serrant mon pendentif entre mes doigts. 

J'ai toujours été de nature anxieuse. Lorsque le contrôle d'une situation m'échappe, j'ai l'habitude de toujours envisager le pire, et de m'angoisser avec les différents types de scénarios qui défilent dans mon cerveau. Au fil des années, j'ai alors pris l'habitude de tenir ma pierre entre ma main pour me rassurer, et surtout pour invoquer ma chance et les vertus du jade. Lorsque j'avais huit ans, revenant d'un voyage d'affaires en Chine, ma mère m'a ramené cette pierre précieuse taillée en goutte d'eau pour deux raisons : pour un petit rappel à mon prénom et pour ses vertus thérapeutiques qui font effet sur moi depuis quelques temps. Selon certaines croyances, le jade servait autrefois à chasser les esprits négatifs. Aujourd'hui, la pierre est surtout utilisée pour son influence sur l'esprit : elle confère de l'objectivité sur le jugement d'autrui, de l'honnêteté, de la tempérance, de la tolérance, de la compassion, énormément de courage pour surmonter les épreuves, et enfin, elle aide à retirer tout sentiment de culpabilité et à atteindre les objectifs fixés. Elle est par ailleurs, généralement associée à cinq qualités : l'amour du prochain, la modestie, le courage, la justice et la sagesse. Cinq caractères qui ont su, au fil du temps, s'intégrer à ma personnalité.

Au fur et à mesure que nous avançons, ma vue commence à se brouiller légèrement, ma tête à tourner et mes jambes à flageoler. Je m'arrête un instant en tentant de reprendre mes esprits, les deux mains plaquées contre mes tempes. Le jeune homme se retourne vers moi.

— Quelque chose ne va pas ? me demande-t-il.

— Je ne me sens pas très bien...

Il me prend délicatement les deux mains et m'observe avec intensité. C'est assez troublant comme moment, d'autant plus que je suis en train de le vivre avec un inconnu qui a décidé de me kidnapper sous les yeux de ma meilleure amie. J'exagère peut-être, mais mon anxiété a atteint son paroxysme tellement rapidement que je n'arrête pas de me demander ce que je suis en train de faire avec lui. Une partie de mon être tente désespérément de me rassurer en me soufflant qu'il aimerait peut-être me séduire dans un endroit beaucoup plus calme. Dans tous les cas, que cela concerne un kidnapping ou une tentative de séduction, la situation n'a aucun sens à mes yeux. Malheureusement, sous l'emprise de l'alcool qui fait rapidement ses effets dans mon système, je perds tout moyen possible pour fuir. Et pourtant, j'ai toujours bien tenu l'alcool. J'ai toujours su garder le contrôle de moi-même et évité de dépasser mes limites. Toutefois, ce soir, cela semble être différent.

— Je pense que c'est l'alcool qui est monté beaucoup trop vite, ajouté-je.

Sur le coup, je ne sais pas trop si j'essaie de le rassurer ou de me rassurer moi-même.

— Je voulais te montrer quelque chose, mais comme tu ne te sens pas bien, je préfère qu'on aille à l'extérieur pour prendre un peu d'air frais.

Sans dire un mot, j'essaie de reprendre un semblant de contrôle de mon corps et de mon esprit avant de le suivre vers la sortie du night-club. Au bout de quelques mètres, nous franchissons une énorme porte capitonnée en cuir qui s'ouvre sur un long couloir éclairé de quelques ampoules incrustées dans le plafond. Mon inquiétude se fait de plus en plus grande lorsque je me rends compte qu'on a emprunté un chemin différent de celui qui mène réellement à la sortie. Finalement, nous arrivons devant une seconde porte gardée par un vigile à l'allure terrifiante. Apparemment, il connaît très bien mon partenaire et nous laisse passer. Lorsque nous franchissons la porte, une bourrasque d'air nauséabond nous fouette aussitôt le visage. C'était de l'air frais qu'il voulait me faire prendre déjà ? 

Avec ma vue qui se fait de plus en plus troublante, je parviens à discerner une petite place goudronnée encerclée par une grille menaçante qui nous sépare du parking du bâtiment. Autour de nous, des poubelles non vidées sont étalées sur le sol rejetant ainsi différents types de déchets accompagnés d'un parfum nauséeux. Plus loin, dans un coin de la place, un seul lampadaire éclaire le petit espace qui ne possède que deux entrées et sorties : d'une part, il y a la porte que nous venons de franchir, et de l'autre, une porte en fer forgé, encastrée dans le grillage. Je comprends vite que nous nous situons à l'arrière du night-club, dans leur décharge. Et pourtant, je peine à comprendre ce qu'un vigile fabrique devant la porte menant à cet endroit hostile. Que veut-il défendre exactement ? Des déchets ?

— Je pense qu'on s'est trompé de chemin, lâché-je en reculant de quelques pas.

— Pas tout à fait, me répond le jeune homme.

Je me retourne vers lui en fronçant les sourcils. Que veut-il dire par là ? J'espère bien qu'il est en train de plaisanter. Cette situation n'augure rien de bon pour moi et au fond, je ne cesse de maudire April qui m'a poussé à suivre cet inconnu.

J'ai un penchant presque addictif pour les livres, et surtout pour les polars et les romans noirs. Depuis mon adolescence, j'ai toujours baigné dans des bouquins emplis d'énigmes, de mystères et de scènes sanglantes. Au grand désarroi de ma mère, cette passion pour cette variété de littérature s'est renforcée au fil des années jusqu'au point où un jour, je voulus devenir détective, puis policière et enfin, agent du FBI ou de la CIA. D'une manière ou d'une autre, je me suis retrouvée à porter un très grand intérêt pour la justice qui se reflétait souvent à travers la haine ou la tristesse profonde que j'éprouvais quand j'étais face à une injustice envers autrui et lorsqu'il y avait trop de disparités autour de moi. Mes meilleurs amis m'ont souvent rappelé que tous les petits scénarios angoissants que produisait mon cerveau provenaient de mon imagination débordante tirée de mes lectures. Je peux l'accorder, ils n'ont pas tort. Mais pour rien au monde, je ne cesserais de me plonger dans mes romans préférés qui, à chaque fois, m'en apprennent davantage sur les différentes manières de se battre pour la justice.

Désemparée par la situation, j'essaie d'anticiper les évènements des prochaines minutes en me basant sur mes anciennes lectures. Pourquoi m'a-t-il emmené jusqu'ici ? Il veut me violer ? Dans une réserve à déchets donnant sur le parking ? Si j'étais à sa place, j'aurais trouvé mieux comme endroit. A moins qu'il veuille seulement me voler mon pendentif ? Et ensuite me tuer ?

— Qu'est-ce qu'on fait là exactement ? Pourquoi m'as-tu emmené jusqu'ici ?

Bien malgré moi, le ton de ma voix trahit mon inquiétude. Il sourit en se penchant pour prendre mon visage entre ses mains. J'ai un mouvement de recul. Il est beaucoup trop tactile et mystérieux à mon goût. L'envie de m'enfuir commence à trotter dans ma tête, même si je sais pertinemment que je n'en ai pas vraiment la force en ce moment.

— Ne t'en fais pas, je ne vais rien te faire, me rassure-t-il d'un ton beaucoup trop calme. Nous sommes juste venus ici pour prendre de l'air.

J'ouvre la bouche pour répliquer mais il me coupe d'une voix sourde, en retirant ses mains.

— C'était le seul endroit assez discret pour pouvoir te parler.

Dans un des scénarios qui se bousculent dans ma tête, un seul m'accapare l'esprit. Ce jeune homme me paraît de plus en plus louche, mais je garde une foi aveugle en ma pierre précieuse. Mon intuition m'a souvent trompé et pour une fois, j'espère que cela se reproduira. Malheureusement pour moi, ma chance commence à me quitter lorsque ma vue recommence à se brouiller. Mes jambes commencent à me lâcher et je sens un besoin irrépressible de me soutenir à quelque chose. J'évite toute sorte de contact avec l'inconnu et décide de m'asseoir à même le sol. Lorsque je relève la tête, une inquiétude se peint sur le visage de l'homme. Il se met à ma hauteur pour palper mon pouls.

— Ton cœur bat vite, remarque-t-il.

— Je ne me sens vraiment pas bien... On pourrait peut-être retourner à l'intérieur ?

Ma voix est à peine audible, je suffoque presque. Et cette odeur écœurante qui émane des poubelles autour de nous n'arrange pas grand-chose. Il me répond mais je n'entends plus rien. J'ai l'impression que mes tympans ont lâché et que les membres de mon corps sont en train de faire de même. Je suis littéralement en train de me liquéfier dans les bras de l'inconnu avant que mes paupières ne se ferment toutes seules et que, sans m'en rendre compte, je sombre dans l'inconscience totale.

***

PETITE NOTE DE L'AUTEUR :

Premier chapitre posté ! N'hésitez surtout à me faire part de votre avis en commentaires, cela m'aiderait énormément à apporter des modifications à ce que j'écris au fur et à mesure que nous avancerons ensemble :) Des bisous !