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Léon affichait sous ses traits fatigués un air de triomphe.
« Je vais prendre une chambre dans cet hôtel et on y retournera demain à dix heures. Compris ? »
Adja le mit dehors sans un mot, mais tous deux savaient qu'elle obéirait à son chantage. Et si cette bague était bien celle de Sylvana Dormeaux ? Elle ne pouvait se permettre de laisser une telle horreur se dérouler sous ses yeux : voler un objet appartenant à un fantôme dans la demeure où il avait perdu la vie ! Quelle folie ! Léon n'avait aucun scrupule et ignorait tout du surnaturel, c'en était affligeant. Sylvana devait être dans une colère noire, si elle avait conscience de ce larcin ! Je vais devoir passer la journée à m'excuser à la place de cet imbécile et à la rassurer en la suppliant de me parler en sa présence... génial !
Adja ne dormit presque pas, cette nuit-là. Elle aurait tellement aimé que Sylvana suive Léon et le hante dans son sommeil. C'est moi qu'elle devrait suivre, plutôt. Je lui ferais voir du pays. Adja croisa les bras sous les draps pour se réchauffer, épuisée de ne pas parvenir à se reposer. Je vais régler la spirit box pour qu'elle ne capte pas les ondes de mon téléphone, tiens. Ça m'occupera, se dit-elle à quatre heures du matin.
La spirit box émit les mêmes bruits insupportables qu'elle détestait tant. Elle brancha son casque dessus pour ne pas réveiller ses voisins. Adja bidouilla les boutons jusqu'à ce que son téléphone ne provoque plus d'interférences lorsqu'elle s'envoyait des SMS. Ah, c'est super ! J'espère que Sylvana me parlera, ce sera tellement mieux que le ouija...
Soudain, la température de la pièce chuta de cinq bons degrés. L'air autour de son visage lui sembla glacial et elle fut prise de violents tremblements sous ses draps. Non, ce n'est pas la fatigue, c'est beaucoup trop fort... Elle comprit alors ce qui avait dû se passer. Adja sauta hors de son lit, son pyjama collant contre sa peau recouverte de sueur, et attrapa le K-II qu'elle n'avait même pas pris le temps de ranger. Oh mon dieu, c'est peut-être...
« Sylvana ? Est-ce que c'est vous ?»
Adja serra les lèvres et attendit une réponse. Lorsque la diode du K-II clignota une fois, elle soupira de soulagement, joyeuse comme si elle avait retrouvé sa meilleure amie à l'autre bout du monde.
« Vous avez suivi Léon, n'est-ce pas ? Après sa séance de ouija ? »
"Oui".
« Vous avez décidé de rendre l'atmosphère glaciale depuis quelques minutes, pas avant ? »
Sylvana confirma qu'elle s'était faite discrète avant cet instant précis. Adja resserra sa prise sur le K-II. Elle tremblait tant qu'elle avait peur de le faire tomber.
« Est-ce que vous avez tout entendu, lorsque Léon discutait avec moi ? Son chantage, à quel point je le déteste...? »
Par chance, Sylvana lui répondit que oui. Pas besoin de tout lui expliquer... ouf !
« J'aimerais tester ma spirit box. Je vais vous montrer... Il suffit que vous parliez près de moi et je devrais pouvoir capter quelques sons. »
Sylvana donna son accord. Adja éteignit le K-II pour ne pas gêner le second appareil et écouta attentivement le brouhaha qui sortait de son casque. Si jamais je réussis à lui parler pour de vrai... Une merveille !
« Je vous attends. » dit-elle en fermant les yeux.
Adja discerna des bruits indistincts.
« Je ne comprends pas, mais j'entends que vous faites des efforts...
— Tchtchtchtchtch... a... tchtchtch...
— Oui ? J'ai entendu un son ! chuchota-t-elle pour ne pas déranger ses voisins.
— Tchtchtchtchtch... Adja ? ... tchtchtch...
— J'ai... J'ai entendu mon prénom ! »
Sans prévenir, Adja fondit en larmes. L'émotion la submergeait.
« Désolée... Désolée..., hoqueta-t-elle entre deux sanglots. Je ne sais même pas pourquoi je pleure....
— Tchtchtchtchtchtchtchtchtch...
— Tu as dit mon prénom... »
Adja renifla et s'allongea lentement, le casque sur ses oreilles et la spirit box contre son cœur.
« Je n'ai même pas envie de filmer, murmura-t-elle. Est-ce que tu es toujours là ?
— Tchtchtchtch... oui... tchtchtchtch... »
Les larmes d'Adja redoublèrent d'intensité. La voix qui sortait de la spirit box était aiguë mais assurée, bien qu'elle ne puisse pas réellement juger de son ton avec deux mots. L'appareil ne permettait pas de retranscrire son véritable timbre, bien sûr, mais Adja allait devoir s'en contenter : il n'existait pas de meilleure méthode sur le marché. Elle pouvait sentir la présence de Sylvana, bien plus que lorsque la goutte de ouija bougeait sous ses doigts.
Adja régla la spirit box sans ouvrir les yeux, afin de mieux discerner les paroles de son amie.
« Je vais essayer de mieux t'entendre.
— Tchtchtchtchtch... tu ? ... C'est... tchtchtchtchtch...
— Quoi ? Oh ! s'exclama Adja en rougissant de honte. Je vous ai tutoyée ! Je m'excuse, décidément j'enchaîne les gaffes...
— Tchtchtchtch... pas grave...»
Adja déglutit. Elle arrivait presque à avoir une conversation avec Sylvana, à présent. La réalité lui mit une gifle en pleine figure. Elle se trouvait dans sa chambre d'hôtel et avait passé de longues heures sans avoir conscience de la présence de Sylvana. Tout ce qu'elle avait fait avait trouvé un public : ses pensées étrangement affectueuses envers elle, toutes ses actions...
« Je me suis déshabillée devant toi pour me mettre en pyjama.» dit-elle d'une voix blanche.
Adja était mortifiée. Le paranormal était une expérience solennelle, grave, importante, et elle avait traîné dans la boue ce qui lui restait de dignité. Personne ne se demandait jamais s'il était vu par des esprits lorsqu'il se mettait à nu, mais Adja n'était plus n'importe qui. Oh, mon dieu...
« Tchtchtchtch... jolie... tchtchtchtchtch...»
Adja, pétrifiée, s'enfonça un peu plus dans son matelas. Comment réagir ? Comment changer de sujet ? Si elle arrêtait la spirit box, Sylvana allait s'installer dans sa chambre et y rester jusqu'à ce qu'elle retourne chez elle. Rien ne pourrait la faire partir. Adja se sentit terriblement embarrassée et presque effrayée, pour la première fois.
Les femmes ne lui faisaient pas de compliments, dans la vraie vie. Elle ne devait pas rencontrer assez de personnes pour éveiller l'intérêt sentimental de qui que ce soit. Que Sylvana la regarde se déshabiller et apprécie la vue était loin d'être habituel ! Adja n'était même pas flattée ni dégoûtée, le problème était bien plus grave. Je ne peux pas avoir une relation avec quelqu'un de décédé, enfin ! Je ne sais pas si je suis capable de l'aimer, mais c'est forcément impossible !
« Tchtchtchtch... réfléchis trop... tchtchtch... arrête... penser... tchtchtchtch...
— Tu es..., bredouilla Adja, tu es un peu spéciale pour une fille de 1884, pas vrai ? Personne n'aurait fait une chose pareille !
— Tchtchtchtch... -ait quoi ? ... tchtchtchtch...
— Me regarder, me complimenter sur mon physique, enfin... Aucune pudeur, je ne sais pas comment l'expliquer !»
Cette conversation n'est pas en train d'avoir lieu, je dois rêver. Je vais me réveiller. Adja sentit un frisson d'angoisse parcourir sa colonne vertébrale. Contre sa cage thoracique, la spirit box semblait peser un bon quintal. Sa respiration était laborieuse. Elle déglutit avant de poser une question qui quitta difficilement de ses lèvres.
« Sylvana... Est-ce que tu aimais les filles, quand tu étais vivante ?»
Il y eut un très long silence entrecoupé du brouhaha de la spirit box. Adja crut qu'elle avait perdu Sylvana lorsqu'elle entendit :
« Tchtchtchtch... aimais personne avant... tchtchtchtchtch...»
Adja coupa précipitamment la spirit box et la posa un peu trop fort sur le sol. Elle arracha le casque de ses oreilles et le lança à l'autre bout de la pièce. La poitrine secouée de sanglots, elle enfouit son visage dans ses mains.
« Stop ! Stop ! Tu n'as pas le droit de raconter n'importe quoi alors que je ne te verrai jamais ! Ce n'est pas normal ! Qu'est-ce que je suis censée te répondre ? »
Le silence.
« Comment je peux enquêter sur ta vie après une discussion aussi malsaine ? Ce n'est pas normal ! Pas normal !» répéta-t-elle en regardant des larmes tomber sur ses draps bleu foncé, impuissante.
Soudain, Adja entendit un bruit sourd et jeta un regard en direction de sa spirit box : le bouton s'était enfoncé de lui-même. Le volume augmenta de son propre chef et diffusa les hurlements de Sylvana à travers le casque.
« TCHTCHTCHTCH LÉON ??!! TCHTCHTCHTCHTCH LÉON !!! TCHTCHTCH...»
Adja se pencha pour baisser le son de la spirit box et remit le casque sur ses oreilles, même si les cris de Sylvana ne cessaient pas et qu'elle avait peur de finir sourde.
« Sylvana... Je crois que tu n'as pas compris mon problème, calme-toi. Je n'ai aucune envie de me rapprocher de Léon ! Ne sois pas jalouse de lui ! Il est répugnant et rentrera chez lui quand il en aura fini avec son chantage pitoyable...
— Tchtchtchtch... alors ? ... Tchtchtchtchtch...
— Alors c'est tout, je ne vais pas te mentir. Je n'aime pas ces histoires de choses sentimentales, je n'ai jamais vécu tout ça... et je pense que je deviens folle ! Je parle de ma vie amoureuse avec un fantôme ! C'est ça qui n'est pas normal !
— Tchtchtchtchtch... chut... tchtchtch...»
Adja n'était pas certaine d'avoir entendu Sylvana lui intimer de se taire au milieu des bruits de la spirit box, mais elle sentit quelque chose de glacé parcourir le côté gauche de son corps.
« Qu'est-ce que tu fais ?! s'affola-t-elle en se recroquevillant. Tu te mets dans... dans mon lit ?
— Tchtchtchtch... dormir... tchtchtchtch...»
Adja éteignit à nouveau la spirit box pour ne plus entendre les sottises de Sylvana, les mains tremblantes. Si elle souhaitait la séduire et lui faire perdre la raison, c'était son problème. Je suis forte, je ne vais quand même pas me faire avoir par un fantôme qui... qui lit dans mes pensées, mince...
Adja s'aperçut qu'elle avait de moins en moins froid, comme si la présence de Sylvana s'évanouissait.
« Sylvana ? »
Le froid revint. Je suis faible, je suis si faible.
« Reste avec moi, tant pis. » lui demanda-t-elle, vaincue.
Le visage inexpressif que Sylvana arborait sur sa photographie lui apparut dès qu'elle ferma les yeux. Je deviens complètement folle, au secours... Adja se mit à trembler, à la fois d'angoisse et de froid. L'école maternelle, l'école primaire, le collège, le lycée, ses années en freelance, toute sa vie défilait devant ses yeux. Tout ce temps passé à apprécier chaque jour, sans imaginer une seule minute qu'elle finirait dans une telle situation, terrorisée, perdant complètement pied... Elle se revoyait au CDI du collège, intéressée par un roman de Lovecraft. C'était de sa faute... de sa faute... La température chuta à nouveau.
« Pas trop près, c'est glacé...» l'implora Adja, ne sachant même plus ce qu'elle disait.
Elle resta ainsi, étrangement blottie contre quelqu'un qu'elle ne pouvait pas sentir ni voir, incapable de trouver le sommeil à six heures du matin. Mais qu'est-ce que je vais faire ? se demanda-t-elle en enfouissant son visage épuisé dans son oreiller. Je vais continuer mon enquête demain, peut-être les jours suivants, et après ? Est-ce que je pourrai utiliser le ouija pour ne pas saluer Sylvana et l'emmener avec moi, à Dunkerque ? Elle frémit de ses propres divagations, de l'horreur de son idée.
Adja sentit que Sylvana se rapprochait, millimètre par millimètre, et des doigts glacés touchèrent sa hanche. Elle ne parvint plus à respirer.
« Non, Sylvana, ne fais plus rien, lui ordonna-t-elle. Dors. »
Le froid disparut aussi subitement qu'il était arrivé, et rien ne fit revenir Sylvana dans sa chambre.
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