Adja ouvrit son ordinateur portable et se rongea les ongles avec application, l'un après l'autre. Elle avait commandé une salade avec des toasts de fromage de chèvre chaud à la brasserie accolée à l'hôtel et s'était précipitée dans sa chambre. La perspective de retourner visiter la Maison Dormeaux en soirée fuyait de plus en plus loin dans son esprit. Je n'irai nulle part sans savoir à quoi ressemble la vidéo prise par la caméra du hall.

Elle passa des heures à passer et repasser les images et ne vit rien jusqu'à la fin de l'enregistrement. Aucune manifestation surnaturelle n'avait lieu avant l'arrêt brutal de la caméra. Bon... Je vais faire le montage en synchronisant cette caméra et celle qui reste toujours sur moi, on va voir ce que ça donne.

Adja travailla avec acharnement sur sa vidéo, bien décidée à la poster avant la tombée de la nuit. D'habitude, elle ne partageait rien de moins de deux heures, mais le contenu était si riche que cela n'avait pas d'importance. Elle avait besoin de l'avis de ses abonnés sur la conduite à tenir. Après tout, il s'agissait d'un véritable fantôme dont elle connaissait à présent le nom... À chaque fois qu'elle retournerait dans la Maison Dormeaux, Sylvana serait là pour l'accueillir et la guider vers la raison de sa mort. C'est effrayant, je ne dois surtout pas faire de bêtises...

Adja enregistra de longues minutes de narration pour agrémenter sa vidéo. En revoyant les vidéos alignées de la chambre et du hall, la vérité lui sauta aux yeux. Son cœur se mit à battre la chamade et elle expliqua au micro :

« À cet instant précis, raconta-t-elle, la caméra du hall s'est éteinte. L'écran va rester noir jusqu'au bout car je n'étais pas au courant de ce qu'il se passait. Je vais être honnête avec vous, et vous n'êtes pas obligés de me croire : je sais exactement pour quelle raison elle s'est arrêtée ! Au moment où j'ai regardé le visage de Sylvana, j'ai eu le malheur de me dire qu'elle avait l'air absent sur la photographie et qu'elle semblait plus vivante en tant que fantôme. Je n'ai pas osé le dire à voix haute car c'était impoli, mais je l'ai pensé très fort. Et cinq secondes plus tard... la caméra du hall s'est éteinte.»

Adja fit une pause et ajouta :

« Je pense que Sylvana s'est vengée de ma petite critique, malgré son épuisement. Elle avait donné toutes ses forces pour m'aider à me débarrasser du cadenas de l'armoire et je la critiquais sur son physique ! Peut-être qu'elle était une jeune fille très malheureuse et qu'elle essayait de le cacher sur cette photo... J'aimerais savoir ce que vous en pensez. Comment faire pour me faire pardonner quand je retournerai là-bas ? Je ne suis pas habituée à vexer des gens dans la vraie vie, alors une personne partie depuis plus d'un siècle... Quelqu'un qui n'a pas pu s'exprimer depuis sa mort et qui a cru que j'avais l'intention de me moquer d'elle...»

Adja se tut, prenait violemment conscience qu'elle prenait cette affaire trop à cœur. D'accord, c'est déjà très bizarre que je reste aussi calme en étant confrontée au surnaturel, mais j'en rêvais depuis toujours... je n'ai jamais douté de son existence. Bien sûr, faire souffrir un esprit n'est pas une bonne idée, mais elle restera pour toujours entre ces quatre murs ! Adja ne risquait rien si elle ne retournait pas dans la Maison Dormeaux, alors à quoi bon se torturer ?

Le problème principal était qu'Adja se comportait avec Sylvana comme si elle la connaissait réellement. Un peu de ouija dans le noir et de K-II, et voilà qu'elle se prenait pour sa meilleure amie ! Je suis folle à lier, et c'est bien plus étrange que de croire que je parle aux fantômes...

Lorsque son montage fut enfin terminé, Adja posta sa nouvelle vidéo : « MAISON SECRÈTE ET MORTELLE : PREMIÈRE NUIT HALLUCINANTE ET MATINÉE FOLLE !!». Elle n'avait jamais écrit un titre aussi aguicheur, mais il était un euphémisme au vu du contenu qu'elle proposait. Elle appuya sur Play pour supprimer la vidéo si elle voyait le moindre problème de montage.

« Salut à tous, c'est Adja Hunting ! Vous êtes devant la vidéo la plus dingue de toute ma vie...»

Adja regarda le résultat de son travail en plissant les yeux, concentrée, mais ne vit aucune erreur. Au moins, personne ne l'accuserait d'avoir trafiqué sa vidéo ! Les premiers commentaires ne tardèrent pas à apparaître, même avant la fin des soixante minutes.

« C'est quoi ce ouija de fou ??? »

« On dirait trop du fake, mais j'ai vu ta vidéo sur ton compte... Faut vraiment amener un abonné sur place pour re-tester ! »

« Énorme ! »

« Bande de naïfs, c'est du montage le K-II ! »

Adja répondit aux commentaires parlant d'être accompagnée par un de ses spectateurs en expliquant qu'elle avait l'intention de choisir quelqu'un du département et de l'emmener faire du ouija. Elle ignora les autres, s'attendant forcément à provoquer le scepticisme. Elle qui ne postait que des crachotements dégoûtants de spirit box en affirmant qu'il devait s'agir d'une voix de femme et non d'un cafard un peu trop bruyant dans le grenier...

Sans préciser le nom de la Maison Dormeaux pour ne pas attirer les curieux, Adja posta sur les réseaux sociaux qu'elle cherchait quelqu'un d'assez rationnel dans le Var. Cette histoire ne devait pas se dérouler qu'entre elle et Sylvana après tout, même si son cœur se serrait lorsqu'elle pensait à la jeune femme décédée. Peut-être que c'est entre elle et moi, en fait. Adja était possessive, sans doute. J'ai envie de tout savoir sur elle et d'être la seule à faire sa connaissance, je ne veux pas qu'elle parle à d'autres que moi... Personne n'a voulu lui répondre avant moi ! Personne ne l'a écoutée !

Adja se mit presque une gifle pour retrouver son calme et laissa ses ongles plantés dans sa joue. Arrête de penser à elle, ce n'est pas TON fantôme, Adja. C'est une véritable personne !

En quelques minutes, elle reçut plusieurs propositions de collaboration par Messages Privés. Après avoir discuté avec tous les prétendants, elle jeta son dévolu sur un jeune homme de dix-sept ans dont elle avait reconnu le pseudonyme : il passait son temps à dire qu'elle racontait n'importe quoi et que ses vidéos étaient truquées. Impeccable. Il s'appelait Léon et serait sur place le lendemain. Bon, c'est plus rapide que prévu, mais si ça peut me permettre de filmer le reste de mon enquête en paix...

Adja avala un paquet de chips et s'allongea sous les couvertures en lisant quelques commentaires.

« Ton visage s'éclaire quand Sylvana te parle, je te jure. »

Sa gorge se noua et un affreux malaise l'empêcha de s'endormir rapidement.

~

Le lendemain matin, groggy, elle dévora le petit-déjeuner de l'hôtel pour rattraper son dîner manqué de la ville. Elle quitta sa chambre pour rejoindre Léon à la gare de Toulon. On n'aura vraiment pas perdu de temps ! J'espère que Sylvana ne prendra pas son intrusion pour une insulte.

Adja reconnut facilement Léon d'après deux photos de lui, avec ses cheveux bruns, ses lunettes et son sac-à-dos de randonnée. Oh, mais qu'est-ce qu'il fait avec tout ça, lui... Il s'encombre ! Le jeune homme avait l'air sain d'esprit mais plutôt acariâtre.

« Léon ! s'exclama-t-elle en agitant les bras. Je suis là !

— Adja Hunting ! »

Léon souriait, mais son expression se figea d'un seul coup.

« Tu vois qui je suis, parmi tes abonnés, ou tu m'as choisi par hasard ?

— Ah, tu stresses pour ça ? s'amusa-t-elle. Je sais très bien que tu passes ton temps à essayer de lancer des clashs dans les commentaires de mes vidéos, mais c'est pour ça que je t'ai choisi. Personne ne me croirait si j'emmenais quelqu'un d'influençable ou de complètement fan de ma chaîne ! Tu vas vivre des choses extraordinaires et je te demanderai d'être honnête, d'accord ?»

Léon haussa les épaules mais acquiesça en silence. En marchant vers l'hôtel, il nettoya ses lunettes avec son pull et admit :

« J'aurais bien voulu faire le mec sympa et te dire que ton enquête m'intrigue, mais je n'ai pas cru une seconde à ton histoire de ouija. Je pense que tu bougeais la goutte toute seule. Tu connais l'effet idéomoteur ?

— Oui, soupira Adja, c'est quand on provoque des mouvements uniquement parce qu'on a envie de les voir... Mais je t'assure que ça bougeait bien trop fort pour que ce soit un réflexe de mon doigt, je te montrerai la différence. On ne sent pas la même chose quand quelqu'un déplace la goutte et quand elle bouge toute seule.

— Aucun objet ne bouge tout seul, franchement.»

Adja resta silencieuse quelques secondes puis dit à voix basse :

« Tu sais, j'ai fait des études scientifiques. J'ai toujours été attirée par le paranormal, mais je ne suis pas quelqu'un de fantasque ni d'irrationnel. Je pense qu'il faut toujours être ouvert à tout. On ne connaît rien du surnaturel.

— Mais sérieusement... Vous mesurez quoi, des champs électromagnétiques ? Ça ne veut rien dire ! Et quand bien même ça existerait, pourquoi les fantômes seraient capables de modifier les champs électromagnétiques ?

— Pourquoi pas ? »

Léon se tut, et Adja éclata de rire.

« Tu sais, je trouve ça très bien qu'on s'entende mal. N'hésite pas à discuter de tout ça quand la caméra sera allumée, ça peut être très intéressant pour les spectateurs. Il n'y a pas assez de scepticisme dans mes vidéos, et maintenant que j'ai des choses à montrer ça devient indispensable. »

En la suivant jusque dans sa chambre d'hôtel, Léon lui expliqua qu'il vivait chez ses parents et avait prétexté une formation de son université pour s'éclipser une semaine.

« Ils me tueraient, s'ils savaient que j'étais allé retrouver une inconnue. Et toi, tes parents s'en fichent ? Tu as de la chance, on me flique en permanence.

— Ils sont habitués... Je ne leur demande pas leur avis et je travaille, maintenant. Ma chambre est là. Tu veux manger, prendre une douche ?

— Rien de tout ça, répondit Léon en secouant la tête. J'ai tout prévu avant de prendre le train et j'habite juste à côté. Je ne suis pas arrivé par le TGV, tu sais, je n'étais pas si loin.

— Je ne t'ai pas demandé ton adresse, donc je n'étais pas sûre. Bon, poursuivit-elle en hissant son gros sac et son trépied sur son épaule, on met tout ça dans ma voiture et on y va ! »