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Adja comprit immédiatement qu'elle avait pris une très mauvaise décision. Elle avait suivi consciencieusement son GPS jusqu'à la Maison Dormeaux et ne l'avait trouvée qu'à la lumière de ses phares, après une heure de route. Génial. La maison était cachée entre deux gros bosquets très denses, aussi Adja n'était pas étonnée qu'elle soit protégée des squatteurs et autres dégradations du temps. Après avoir slalommé entre les arbres au volant de sa voiture, Adja s'était arrêtée et avait allumé sa lampe-torche. Ça suffit à peine pour marcher droit...
Autour d'elle, la forêt était silencieuse. Il faisait plutôt frais en ce début de nuit d'octobre, et Adja ne regrettait pas d'avoir pris un manteau. Elle éclaira du mieux qu'elle le put la façade de la maison et sortit sa caméra, un beau bijou réglé pour filmer à 360 degrés. Bien équipée, elle commença à expliquer à ses futurs spectateurs ce qu'elle avait l'intention de faire.
« Je suis juste devant la Maison Dormeaux, il est un peu plus de neuf heures du soir... On ne voit pas grand-chose ! Je suis dans une sorte de forêt et vous pouvez voir juste ici que la façade est en bon état. Vous voyez aussi, comme moi, que le seul effet du temps semble être la présence d'arbres à l'intérieur de la maison. Je vais m'approcher... »
Adja fit quelques pas et éclaira la porte. La moisissure avait attaqué le bois vernis qui semblait toutefois récent, taillé il y a quelques décennies tout au plus. Adja avait déjà vu bien pire dans des bâtisses de moins de cinq ans ! Celle-ci était parfaitement droite et rectangulaire, d'après ce qu'elle pouvait en juger à la lumière de sa lampe-torche, et lui faisait penser aux maisons de campagne de la fin du XIXème siècle.
« Je vais pousser la porte et voir ce qu'il y a de l'autre côté, attention ! »
Adja tira d'un coup sec sur la porte qui s'ouvrit sans difficulté et sans se désintégrer, à son grand soulagement. Elle s'attendit à recevoir en pleine figure une odeur affreuse, mais rien ne vint.
« Alors... Je dois avouer que c'est surprenant ! L'intérieur est en très bon état et pas du tout envahi par la végétation comme je le croyais ! Je me suis trompée, j'ai aperçu des ombres par les fenêtres mais ce n'étaient pas des plantes. »
... sûrement des meubles, mais c'est tout aussi bien d'entretenir le suspense. Adja se lança ensuite dans la récitation de sa formule de salutations habituelle. Ce rituel était indispensable pour éviter d'être suivie par des esprits rancuniers.
« Bonsoir, je m'appelle Adja et je ne veux pas vous déranger. Je vais utiliser divers appareils et objets dans ce lieu avec pour objectif d'entrer en contact avec vous. Je vous expliquerai en détail comment interagir avec mon matériel lorsque je m'en servirai. Je suis ici pour connaître votre histoire, pas pour me moquer de vous. »
Adja tenta de se repérer dans le hall d'entrée mais il y faisait bien trop sombre. Elle avait peur de tomber et de se blesser, seule, en pleine nuit, dans une maison où personne ne viendrait jamais la secourir.
« Je vais me faire mal dans le noir, j'explorerai de jour. En attendant, je vais sortir ma planche de ouija pour une première approche. »
Adja s'accroupit et posa sa caméra de manière à bien filmer la planche, qu'elle sortit avec précaution.
« Ceci est une planche de ouija, expliqua-t-elle pour les spectateurs et les éventuels esprits. Je vais poser mon doigt sur la goutte que vous voyez ici et me laisser guider. Je ne vais évidemment pas diriger la goutte moi-même ! Si quelqu'un se trouve ici et souhaite communiquer avec moi, il pourra me dire "oui", "non", toutes les lettres et tous les chiffres de son choix, et également décider de partir. Est-ce qu'il y a un esprit dans cette pièce ? »
La goutte frémit sous son doigt, mais Adja connaissait très bien ce phénomène : ce n'était qu'une manifestation de son impatience. Elle attendit puis répéta :
« Est-ce qu'il y a un esprit dans cette pièce ? »
Soudain, son bras tout entier fut projeté vers le "oui", si bien qu'elle dut contracter ses abdominaux pour ne pas tomber à plat ventre sur la planche. Adja sentit une sueur froide perler dans son dos et bredouilla :
« Euh... Esprit, pouvez-vous m'épeler votre nom ? »
Adja arrivait à peine à y croire. Était-elle enfin en train de vivre quelque chose d'extraordinaire ? Après ces deux années de vide intégral, elle ne savait plus quoi penser. La goutte se remit à bouger vers les lettres de la planche, mais Adja tremblait si fort qu'elle la lâcha. Elle frotta ses joues en inspirant profondément, frigorifiée de peur mais aussi d'excitation.
« Désolée, désolée, j'ai paniqué. Vous vous rendez compte ? Je n'avais jamais eu le moindre résultat avec le ouija, c'est énorme ! Excusez-moi, Esprit, je redeviens sérieuse. Êtes-vous toujours là ? » demanda-t-elle en posant la goutte au centre de la planche.
À nouveau, la goutte se précipita sur le "oui".
« Je vous jure que je ne triche pas, souffla Adja. Je vous le jure ! Je n'essaie pas de faire bouger la goutte ! Vous me connaissez, je n'ai pas peur de montrer des vidéos où il ne se passe rien... Alors, Esprit, pouvez-vous m'épeler votre nom ? »
Adja retint sa respiration en regardant son doigt voyager d'une lettre à l'autre. Elle avait lu assez de témoignages pour savoir que les esprits n'aimaient pas qu'on lise mal leur nom. Au moins, ce n'est pas Zaza ni Zozo, se dit-elle avec soulagement en voyant que le prénom commençait par un S. Ces deux noms ne présageaient rien de bon, tout comme Lucifer ou Satan. Pour sa première communication avec un fantôme, Adja avait la chance de ne pas parler à un démon.
« Vous vous appelez Sylvana, n'est-ce pas ? »
La goutte se décala sur le "oui".
« C'est un très joli prénom. Faites-vous partie de la famille Dormeaux, qui– »
Adja n'osa pas terminer sa phrase. Ce n'était pas très sain de rappeler à un esprit que sa famille avait été décimée.
« Ne faites pas attention à ce que j'allais dire. Faites-vous partie de la famille Dormeaux ? »
"Oui", annonça encore la goutte. Puis elle se déplaça vers les lettres.
« Oh, un message...? T...O...U...S...M...O...R...T...S. »
Adja déglutit. Elle avait affaire à Sylvana Dormeaux, et cette femme avait envie de parler des sordides événements qui avaient fait disparaître sa famille. Elle en avait peut-être même besoin. Adja passa sa langue sur ses lèvres, concentrée.
« J'aimerais savoir si vous étiez mère de famille, ou si vous étiez une jeune fille au sein de cette maison, pour mieux comprendre votre situation. Quel âge aviez-vous lorsque vous êtes partie ? »
"1...9". Dix-neuf ans.
« Est-ce qu'il y a eu une génération après vous dans cette maison ? »
"Non".
« Donc vous étiez une jeune fille ici, parmi les derniers enfants de cette famille ? »
"Oui".
« Merci beaucoup pour ces réponses, Sylvana. Aviez-vous déjà répondu à des visiteurs comme moi ? »
La goutte vola presque par-dessus les lettres tant Sylvana était pressée de raconter son histoire. Adja regarda fiévreusement les mots s'enchaîner, tentant de se souvenir de tout.
« Si je comprends bien, vous avez essayé de parler à beaucoup de gens, mais personne ne vous a écoutée et tous se sont enfuis. »
"Oui".
« C'est triste ! Tout le monde pense que cet endroit est trop hanté pour que quiconque y soit en sécurité. Mais ne vous inquiétez pas, je vais vous écouter et raconter votre histoire. »
La goutte épela deux mots à la suite : "Merci" et "Épuisée".
« Je ne vous forcerai pas à tout me dire par cette planche, c'est compris. J'espère que vous m'aiderez à enquêter dans cette maison, Sylvana. »
"Oui". Adja attendit que l'esprit lui dise au revoir, la salua à son tour, et rangea sa planche de ouija avec lenteur. Elle ne s'était jamais sentie aussi calme, comme si elle avait enfin fait ce à quoi elle était destinée. Elle nageait dans du coton. Je dois absolument en parler à mes abonnés...
~
Deux heures plus tard, après un trajet dont elle ne garderait aucun souvenir, Adja posta une vidéo sur les réseaux sociaux depuis sa chambre d'hôtel.
« Bonjour à tous ! J'ai un problème, et je vais être sincère. Il vient de m'arriver des choses incroyables et complètement inédites. Je sais que mes vidéos sont des explorations un peu glauques et non pas du pur paranormal... Vous êtes nombreux à me faire remarquer qu'il ne se passe rien de bien effrayant à l'écran, et vous avez raison. Mais aujourd'hui, j'ai le problème inverse. »
Elle fit une pause et coupa sa caméra. Il faut que j'aie l'air calme, sinon ils vont croire que je joue la comédie. Adja ferma les yeux quelques secondes avant de reprendre le cours de son explication.
« Ce soir, je suis allée visiter pour la première fois la maison hantée dont je vous ai parlé hier. J'ai juste utilisé ma planche de ouija, et... les résultats sont complètement fous. J'ai filmé une véritable discussion avec un esprit, mais c'est tellement impressionnant que ça ne paraît pas crédible ! J'ai peur d'être accusée de trucage, surtout avec le ouija où on peut tricher sans problème. J'aimerais avoir vos conseils ! Comment vous prouver que ce que j'ai filmé est réel ? Demain, je vais faire des tests avec des appareils impossibles à trafiquer, peut-être que ce sera une meilleure preuve que le ouija. Je vous souhaite une bonne nuit ! »
Adja alluma la petite télévision de sa chambre et se mit en pyjama devant la météo. Pas de pluie sur Toulon : impeccable. Lorsqu'elle prit son téléphone pour voir si ses fans lui avaient répondu, elle fut surprise de constater que tout le monde lui proposait la même chose : utiliser la planche de ouija avec une ou plusieurs autres personnes, de préférence des gens sceptiques vis-à-vis du surnaturel.
Elle rédigea précipitamment un message annonçant qu'elle retournerait sur place avec un abonné ne croyant pas au paranormal, sans doute dès la semaine suivante. En attendant, elle filmerait un maximum d'images de l'intérieur de la maison pour mieux comprendre l'histoire des Dormeaux sans communiquer avec eux.
Adja mangea quelques biscuits avant de se coucher, épuisée mais impatiente de retrouver Sylvana. Un véritable fantôme lui avait parlé ! Et elle allait encore communiquer avec elle le lendemain ! Est-ce que c'est réel ? C'est tellement génial... Un esprit bien intentionné comme première expérience paranormale, elle n'aurait jamais pu rêver mieux.
Après quelques heures d'insomnie fiévreuse, Adja s'endormit en essayant d'imaginer le visage de Sylvana.
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