##17
Sylvana s'assit aux côtés d'Adja et ferma les yeux pour mieux se concentrer sur son récit.
« J'avais dix-huit ans. Tu peux considérer cela comme l'année dernière en termes de... de mon décès. Ce que je vais te raconter s'est déroulé bien avant que mon grand-père ne tombe malade. J'étais allée à Toulon pour le mariage d'une amie d'enfance. Elle s'appelait Lucie, Lucie Tressande. Elle était aussi jeune que moi, dix-huit ans, mais elle avait trouvé un beau mari à épouser. Je ne le trouvais pas spécialement magnifique, il n'était pas mon genre... »
Littéralement, songea Adja avec amusement.
« J'étais venue m'occuper de quelques travaux d'aiguille, en particulier son châle en dentelle. Il était très finement conçu, je vais te montrer... »
Sylvana fit apparaître sur les épaules d'Adja le vêtement tel qu'il devait l'être à l'époque. Elle l'approcha de ses yeux pour mieux en voir chaque détail.
« C'est très beau, c'est vraiment toi qui l'as fait ?
— Bien sûr, tout comme ma robe. Mais ce n'est pas le sujet ! se reprit-elle. J'étais donc dans la chambre de Lucie, dans l'appartement de ses parents. Elle devait y vivre jusqu'à son mariage, cela ne se faisait pas d'habiter chez son fiancé. Elle m'a dit qu'elle avait peur, que rien ne serait plus comme avant et qu'elle était terrifiée de me perdre en partant pour la capitale. Et puis, elle m'a dit... »
Sylvana se redressa sur les genoux, dépassant Adja d'une bonne tête.
« Elle m'a dit... Sylvana, si tu savais quels sentiments j'ai pour toi depuis toutes ces années ! Je n'ai jamais cessé de te voir dans mes rêves, mais ce n'est pas naturel... »
Adja était partagée entre la curiosité et la colère. Je vais devoir l'écouter me raconter son aventure avec quelqu'un d'autre en détail ? Elle savait qu'elle s'apprêtait à entendre une histoire légèrement torride, mais la réalité était bien plus irritante que prévu. Elle n'a encore rien dit que ça m'énerve déjà !
« Alors, je lui ai répondu... Non, Lucie, il ne faut pas t'en vouloir, ces choses-là arrivent et il ne faut pas les combattre ! Demain, tu te marieras, mais tu garderas mon souvenir comme un éclat de pureté dans ta vie. Tu seras amoureuse de ton mari, et à chaque veille de Noël tu penseras à moi quelques instants. Lucie n'était pas satisfaite de ma réponse, alors j'ai voulu lui montrer ce que j'entendais par éclat de pureté. »
Sylvana s'approcha lentement de son visage, et Adja ferma les yeux. Elle va m'embrasser... elle va m'embrasser ! Elle attendait avec impatience de toucher les lèvres de Sylvana, même si imaginer cette pimbêche de Lucie Tressande à sa place lui donnait envie de crier de rage.
« Et là, voilà ce que j'ai fait. » poursuivit Sylvana avant de l'embrasser dans le cou, ce à quoi elle ne s'attendait pas.
Adja dut retenir un cri de surprise. Elle plaqua maladroitement sa main sur sa bouche pour ne pas émettre le moindre son, tétanisée. Jamais personne ne l'avait embrassée dans le cou, et encore moins quelqu'un qu'elle désirait de plus en plus. Elle sentait les lèvres de Sylvana descendre de plus en plus bas, vers son épaule.
« Je... Je crois que j'ai compris..., s'étouffa Adja, mais sans oser la repousser.
— À ce moment-là, continua Sylvana en parlant contre son épaule, Lucie s'est violemment débattue et m'a demandée de partir sur-le-champ. Ce que j'ai fait, ajouta-t-elle en s'éloignant d'Adja.
— Ah... Oui, en même temps, c'est logique, souffla cette dernière en respirant avec difficulté. Et... c'est tout, du coup ? C'est la fin de l'histoire ?
— Absolument pas ! Le lendemain, Lucie était prête pour son mariage, mais son futur époux avait un léger retard. Elle en a profité pour venir se rafraîchir dans la sacristie vide de l'église, le seul endroit calme car la nef était bondée de curieux. Lucie était magnifique dans sa robe et je l'ai rejointe pour lui donner son châle. Je l'avais terminé chez moi, après qu'elle m'ait jetée dehors.
— Mais c'est loin, non ? On met une heure en voiture...
— Oui, c'est loin. » confirma Sylvana en haussant les épaules.
Quelle perte de temps de faire ces allers-retours... J'aurais pris un hôtel près de l'église, si j'avais été à pied. Sylvana la regardait d'un air sévère, mécontente qu'elle ait changé le sujet de la conversation.
« Je suis donc arrivée discrètement dans la sacristie pour lui donner son châle, et elle m'a dit... Oh, Sylvana, tu n'as rien à faire ici ! Seuls le curé et les mariés peuvent y entrer et être dans leur droit ! Je lui ai répondu que je n'en avais rien à faire, et j'ai posé le châle sur ses épaules. À cet instant, Lucie m'a dit... »
Sylvana se rapprocha à nouveau d'Adja et prit ses mains dans les siennes.
« Tu sais, j'ai repensé à ce que tu m'avais fait hier soir, et je souhaiterais te remercier. J'étais heureuse, car j'avais quelques sentiments pour Lucie, pour ne rien te cacher...
— Hm hm, marmonna Adja en fronçant les sourcils.
— Lucie m'a plaquée contre un mur, entre deux peintures du Pape Léon XIII, un peu comme cela... »
Sylvana lui lâcha les mains et la poussa violemment contre la tête de lit, ce qui aurait pu lui briser la colonne vertébrale de son vivant.
« Aïe ! s'exclama-t-elle par réflexe, bien qu'elle ne sente rien.
— Et ensuite... »
Les yeux de Sylvana brillaient de désir, ses pupilles aussi dilatées que celles d'un chat en pleine nuit. Adja ne bougeait plus, paralysée, les bras mollement posés sur l'oreiller.
« Qu-qu-qu'est-ce que tu f-fais ? parvint-elle à bégayer.
— Je te raconte. » souffla Sylvana en s'approchant de son visage.
Son haleine était étrangement glacée. Adja bouillonnait de haine en imaginant cette gourgandine de Lucie plaquer sensuellement Sylvana contre un mur, en pleine église. C'est vraiment... c'est vraiment... c'est un blasphème, et le jour de son mariage !
« Tu te laissais faire..., marmonna Adja, le cœur battant. Tu te laissais toucher par cette traîn-
— Elle s'est penchée sur moi, et voilà ce qu'elle a fait. »
Lorsque Sylvana posa ses lèvres sur les siennes, Adja crut que son esprit allait se séparer en deux parties distinctes – un morceau surexcité de ce qui était en train de lui arriver, et un autre qui voulait étrangler Lucie Tressande jusqu'à ce que la lumière disparaisse de ses yeux. Elle tâcha de profiter du baiser sans repousser Sylvana et hurler de colère, ferma les paupières et se laissa faire.
« Et tu sais, poursuivit Sylvana contre sa bouche, tu sais ce qu'elle a fait, ensuite ?
— N-non, raconte ? répondit Adja, les dents serrées.
— Elle a commencé à mettre ses mains vers mes hanches, mais ce ne sera pas pareil parce que tu es assise... J'étais debout, moi. Elle portait ses gants de soie blancs, et elle descendait, descendait, descendait...
— En pleine église, marmonna Adja avant de sursauter lorsque Sylvana caressa sa cuisse gauche. Toi... toi qui disais être très pieuse, tu te faisais tripoter par une fille... dans une église... le jour de son mariage ! C'est triplement du grand n'importe quoi !
— Écoute, Adja, il y a une raison très simple à mon comportement. » murmura Sylvana.
Elle l'embrassa dans le cou en mettant sa main dans un endroit qu'Adja n'aurait jamais osé toucher en public. Sylvana ! s'exclama-t-elle dans sa tête, incapable de le dire à voix haute. Sylvana rougit subitement et chuchota :
« Tu as vu juste, je n'aurais jamais fait une chose pareille. Lucie Tressande n'existe pas, elle n'a jamais existé, je n'avais même pas d'amies lorsque j'étais adolescente !
— Mais..., balbutia Adja, le souffle court et les joues cramoisies. Pourquoi... pourquoi tu m'as raconté tout ça, alors ?
— Pour que tu réfléchisses à autre chose au lieu de faire ta prude. » lui dit Sylvana en écrasant ses lèvres contre les siennes, beaucoup moins sensuellement que la première fois.
Adja avait envie de se sentir vexée d'avoir été utilisée à ce point, mais elle était trop soulagée pour se mettre en colère plus que de raison. Lorsque Sylvana se sépara d'elle, la laissant pantelante, elle lui demanda :
« Et ça... tout ça... Tu ne l'as fait à personne ? C'est juste pour moi ?
— Je n'arrive pas à croire que tu aies pu me considérer comme jalouse, répliqua Sylvana. Tu veux tout savoir sur mon passé, alors que je t'embête sur le présent !
— Je fais ce que je veux, chacune son tour ! Reviens, l'implora Adja, tu ne peux pas t'arrêter comme ça...
— Frustrée ? la nargua-t-elle.
— Appelle ça comme tu voudras. » la rabroua Adja.
Elle croisa les bras en se concentrant pour faire baisser son pouls artificiel, mais en vain. C'est bizarre, mais je ne sais peut-être pas encore le faire... À quelques centimètres d'elle, Sylvana la fixait. Attends voir...
« Est-ce que c'est toi qui fais augmenter mon pouls ?
— Peut-être que oui. Peut-être que tu me trouves juste irrésistible. Qui sait ?
— Je vais donc passer toute ma mort avec une allumeuse dans ton genre, Sylvana ? lui lança-t-elle avec un sourire amusé. Tu me prends pour Lucie Tressande ?
— Même si j'avais essayé d'imaginer une Lucie Tressande pour assouvir mes fantasmes de jeune femme, elle n'aurait pas été aussi belle que toi. »
Adja fut touchée par sa déclaration, même s'il était évident qu'elle l'avait sans doute lue dans un roman à l'eau de rose.
« Tu n'es pas non plus hideuse, Sylvana, si tu veux tout savoir.
— Tu rougis ! s'écria-t-elle si fort qu'Adja en fut gênée, comme si quelqu'un pouvait les entendre. Tu rougis quand tu me fais des compliments !
— C'est gênant ! répliqua-t-elle. Je n'ai jamais fait ça de ma vie ! »
Sylvana éclata d'un rire attendri, et l'ambiance sensuelle retomba presque instantanément. Adja se sentit frustrée d'avoir été abandonnée à son sort contre la tête de lit, le cœur battant à tout rompre, son corps inexpérimenté réclamant plus. Elle voulait que les mains pâlottes et glacées de Sylvana retournent exactement où elles étaient une minute auparavant, et qu'elles aillent encore plus loin. Adja serra les jambes pour se calmer, l'excitation laissant progressivement place à une certaine mélancolie. La réalité de son nouveau quotidien la heurtait de plein fouet. Mon cadavre est dans une autre chambre et on attend la police. Voilà ce qu'il se passe, là, maintenant, et pas ton batifolage interrompu.
« Tu repenses à des choses affreuses ? devina Sylvana en se replaçant à ses côtés.
— J'essaie de ne pas me focaliser dessus, mais...
— Je pensais t'avoir changé les idées.
— Ça a fonctionné, mais tu t'es arrêtée ! »
Sylvana haussa les épaules avec un sourire goguenard.
« J'ai l'éternité pour te découvrir... et inversement.
— Est-ce que tu as déjà fait quelque chose, puisque cette Lucie Tressande n'a pas existé ? demanda Adja pour envoyer la vision de son corps pourrissant dans la pièce adjacente loin d'elle. Ton expérience...
— Je n'avais jamais rien fait avant ce soir, avoua Sylvana en rassemblant ses cheveux derrière sa nuque.
— Et tu n'as toujours rien fait, s'amusa Adja. Ce n'est pas ce qu'on appelle une relation charnelle, désolée de te l'apprendre !
— Mais... et s'embrasser ? »
Sylvana semblait peinée.
« Tu n'avais jamais embrassé personne ? s'enquit Adja.
— Non, bien sûr.
— Ah.
— Et toi oui ! s'exclama-t-elle, les yeux lançant des éclairs. Qui ? Je veux savoir qui c'était !
— C'était un garç–
— C'était Léon !
— Non ! J'étais à l'école, c'était il y a longtemps... Ça n'a aucune importance pour moi, je ne m'en souviens même pas.
— J'espère bien ! » lâcha Sylvana avec hauteur.
Adja était toujours agacée par ses crises de jalousie. De son vivant, elle n'aurait sans doute pas toléré qu'on scrute son passé avec tant d'insistance, mais la situation était différente : Sylvana complexait manifestement sur son manque d'expérience. Elle cesserait de piquer des colères lorsqu'elles auraient passé assez de temps ensemble, sans aucun doute. De toute façon, si elle me rend la mort impossible, je la forcerai à dormir pour être tranquille. Elle s'en voulut de penser une deuxième fois à utiliser cette méthode pour se débarrasser d'elle. Stop, Adja, ça ne se fait pas !
Sylvana se blottit contre elle, ses yeux clairs dans le vague.
« Je changerai la pièce lorsqu'ils viendront. Cette chambre sera un havre de paix, tu ne les verras même pas s'ils y entrent dans le monde réel.
— Est-ce que tu m'accompagneras, si j'ai la possibilité de communiquer avec ma famille ? »
Sylvana leva les yeux vers elle, visiblement émue.
« Tu voudrais que je rencontre ta famille ?
— J'ai vu la tienne en photo et même en vrai, ce serait la moindre des choses. Et puis... je ne sais pas si j'y arriverai seule. »
Elle laissa Sylvana lui prendre la main pour la réconforter.
« Mes parents vont sûrement beaucoup pleurer, et peut-être qu'ils ne croiront pas ce qu'ils verront et renverront Léon chez lui avec la planche de ouija...
— Je suis sûre qu'ils comprendront, la rassura Sylvana d'une voix douce. Ils voudront connaître la vérité sur ton départ !
— Je ne pourrai pas tout leur dire, et encore moins comment ça s'est réellement passé...
— Est-ce qu'ils seraient gênés de savoir que je suis une femme ?
— Non, je ne pense pas, mais ils t'en voudraient sûrement. Je ne veux pas qu'ils parlent mal de toi. »
Sylvana se renfrogna. Je sais bien que tu ne peux pas répondre à ça, tu sais que tout est de ta faute... mais je ne sais pas si j'aurais vécu une telle histoire sans toi.
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