|Vildred|

La nuit commençait à tomber sur La Nouvelle Orléans.

Vildred était un homme plutôt solitaire. Paradoxalement, les établissements qu'il aimait le plus côtoyer étaient les bars. Il se mettait la plupart du temps dans un coin de la salle, observant les consommateurs perdre pieds sous l'impact de l'alcool. Il ne ressentait pas d'émotion, c'est vrai, mais, voir les autres perdre le contrôle lui procurait une certaine satisfaction. Il se sentait plus fort, plus intouchable, plus inarrêtable, plus invulnérable.

Ce soir-là, Vildred était venu passer du temps dans un bar très excentré de la ville, à la frontière d'Haharan, une banlieue située dans le Sud-Est de la Louisianne, collée à La Nouvelle Orléans. Ce lieu lui était encore inconnu. Il voyageait dans son éternel cabriolet en direction de Central Business District, quand il aperçut le vieux bâtiment, perdu à l'orée d'un bois et dissimulé par une épaisse couche de brouillard. Il ne put se l'expliquer, mais son flair le poussa à franchir les portes.

Étonnement, pour un bar situé en périphérie de la ville, il n'était pas vide. Pas plein non plus, mais certaines tables étaient partiellement remplies de locaux déjà ivres.

Vildred s'assît sur un tabouret, au bar central. La serveuse était en train d'essuyer des verres sur le comptoir. Elle était assez jeune, peut-être la vingtaine. De longs cheveux noirs et bouclés tombaient sur ses épaules nues, dévoilant une peau brune sans aucun défaut.

Quelque chose attira tout de suite son attention. Une chaîne était suspendue à son cou et laissait suspendre à la naissance de sa poitrine un pendentif orné d'un symbole qu'il avait déjà vu quelque part. Le symbole d'un arbre de vie avec un œil ouvert au milieu de son tronc.

Cependant, il ne se souvenait plus de l'endroit où il l'avait aperçu. Il se souvint juste du sentiment prononcé d'intrigue qu'il avait ressenti le jour où il était tombé dessus.

— Vous voulez mes yeux ? Lança la jeune femme au Chasseur, sur un ton mi-agressif mi-défensif.

Vildred détacha alors son regard de la poitrine de la serveuse pour les planter dans ses yeux bruns.

— Ce collier, où vous l'êtes-vous procuré ?

La jeune femme redirigea son regard sur les verres qu'elle était en train d'essuyer, et continua son travail, sans répondre à la question du client.

— Je sais qui vous êtes, articula-t-elle, sans émotion dans la voix.

Ce lieu de la ville n'était pas réputé pour accueillir des Surnaturels, pourtant. Il pensait qu'il passerait plutôt inaperçu. De toute évidence, elle non plus n'était pas humaine, si elle connaissait son identité. Il devina aisément l'espèce à laquelle elle appartenait en observant sa manière de bouger ses mains et ses doigts.

— Étonnant qu'une sorcière ne m'ait pas refusé l'entrée de son établissement, déclara-t-il en la dévisageant d'un regard appuyé.

— Ce n'est pas mon établissement. Je suis employée. Je n'ai donc pas le contrôle sur le refus des clients, à partir du moment où ils paient, répliqua-t-elle, en s'en allant à l'autre extrémité du bar.

Vildred attendit qu'elle revienne pour continuer la conversation.

— Vous n'êtes pas vraiment sorcière. Vous êtes à moitié humaine. Vous naviguez entre les deux mondes sans véritablement trouver votre place. Vous travailler dans un environnement humain, mais, pourtant vous porter sur vous un talisman. N'est-ce pas ? Ce que vous avez autour du cou est un talisman, autrement vous auriez déjà répondu à ma question. Étant à moitié humaine, vous êtes de toute évidence incapable de produire un objet contenant autant de magie. Donc, je réitère cette dernière : Quelle sorcière vous a-t-elle fourni ce talisman ?

La jeune femme fit quelques pas vers le Chasseur, posa ses paumes contre le comptoir pour s'appuyer dessus, et planta ses yeux dans les siens.

— Je vous trouve plutôt présomptueux, Monsieur Khanh. Venir questionner une sorcière tout en sachant que vous avez commis toute une série de meurtre à ses semblables s'avère assez osé.

Une fois ces mots dits, la jeune femme décida de clôturer la conversation. Elle tourna les talons, et posa ses verres sur les étagères suspendues devant elle.

— Vous ne répondrez pas à ma question, n'est-ce pas ?

— En effet, Monsieur Khanh.

— ...Pourtant, sans le savoir, vous l'avez implicitement fait.

La serveuse lui avait implicitement confirmé qu'elle était demi-sorcière, et que ce qu'elle portait était un talisman.

Vildred se souvint alors brusquement de l'endroit où il avait aperçu ce même signe.

C'était au doigt de Bella.

Souvenir...

***

C'était un soir pluvieux.

Il y a quatre ans de ça.

Vildred était encore en possession de ses émotions. Il venait tout juste d'être nommé chef du service Enquête. Il recherchait dans les sous-sols de l'Enclave, une vieille arme qu'on avait entreposé sûrement quelque part. Une arbalète plus précisément. On avait recensé ces derniers jours une invasion mystérieuse d'oiseaux tueurs. Ces derniers s'attaquaient aux humains, en se nourrissant de leurs yeux. Vildred voulait concevoir une arme capable de viser très rapidement et très précisément, en faisant preuve du minimum d'encombrement. Il s'était souvenu que l'un des anciens chefs de service en avait confectionné une, et il voulait s'en inspirer.

A cette époque-ci, les sous-sols de l'Enclave servaient d'entrepôts en tout genre. On y entassait de vieux objets, pour la plupart sans intérêt.

Bella venait tout juste d'intégrer le service du Chasseur, et lui avait spontanément proposé son aide. Vildred n'avait pas une seule seconde hésité. Le charme et l'aura mystérieuse et envoûtante de la jeune femme avaient tout de suite retenu son attention. Contrairement aux autres filles, il n'arrivait pas à la cerner. Et c'était cet aspect d'elle qui lui plaisait. Le Challenge de découvrir qui elle était, ce qu'elle gardait secrètement en elle, ce que dissimulait son sourire absolument séduisant, mais si mystérieux à la fois. Donc, il n'était pas contre passer un peu plus de temps seul en sa compagnie. Et puis, elle était avenante avec lui. Et, Vildred adorait les femmes entreprenantes. D'autant plus quand elles étaient particulièrement jolies.

Après avoir fouillé pas mal de locaux, ils pénétrèrent dans une salle bien plus grande. Dans celle-ci, étaient majoritairement entreposés des objets d'époque, des tableaux, des anciennes télévisions, des vieux meubles...

Vildred était plutôt concentré sur ses recherches. Quand il avait un objectif en tête, il restait focalisé dessus. Mais, il arrivait de rares fois qu'il se laisse distraire.

— Je ne pense pas qu'une arme aurait été entreposée au milieu de tableaux vintages, releva-t-il, en balayant du bout des doigts les toiles.

Soudain, une musique se fit entendre et retint son attention. Il posa le tableau qu'il tenait entre les mains et se retourna. Bella venait de mettre en marche un vieux tourne-disque. Il reconnu le titre de la musique. « Santa Maria », un classique dans l'univers du tango.

La jeune femme retira lentement sa veste, la posa gracieusement sur un fauteuil, dévoilant son corps de déesse mis en avant par un body léger à bretelle et en dentelle noir. Elle s'avança lascivement vers son nouveau supérieur et planta ses magnifiques yeux verts dans les siens. Elle savait qu'elle troublait les hommes rien qu'en les fixant avec intensité dans les yeux. Et, elle savait aussi qu'elle ne rendait pas insensible Vildred.

— Qu-qu'est-ce que tu fais ? Bégaya-t-il en ne pouvant détacher ses yeux de son corps svelte mis en avant par sa tenue.

Il se laissa entraîné par Bella, perdant complètement de contrôle de ses actes.

— Je sais que les Chasseurs sont de fins danseurs, murmura-t-elle, en positionnant une de ses mains derrière son dos et l'autre dans la sienne, maintenant son visage à quelques centimètres du sien, sans détourner une seule seconde le regard.

Vildred, happé par l'aura mystérieuse et séduisante de la jeune femme, ne put se résoudre à décliner son offre. Il se laissa donc entraîner par ses pas parfaitement exécutés.

— Tu sembles bien connaître les Chasseurs d'Ombre, pour avoir à l'esprit un détail aussi précis, murmura-t-il d'une voix plus basse.

Bella lui sourit. Un sourire terriblement séduisant. Elle connaissait à la perfection les pas du tango. Vildred se posa quelques questions, mais finalement, pas plus que ça. Il sentait la main douce de cette dernière posée sur son dos, qui lui donna instantanément des frissons. La sienne maintenait un peu plus fermement sa taille fine. Il était intrigué par la manière qu'avait la jeune femme de maintenir le regard au niveau de ses yeux, sans une seule fois fléchir. Elle semblait l'ensorceler par son charme inestimable.

C'est elle qui maintenait le rythme. Elle contrôlait la danse, alors que lui se laissait entraîner par la parfaite exécution de ses pas.

— Je me dois de connaître les petits secrets de mon supérieur, lui sourit-elle, en approchant légèrement plus son visage du sien.

Vildred fut alors enivré par le parfum de cette dernière. Un parfum à la rose. Son odeur préférée. Il n'eut aucun doute que la jeune femme essayait de le séduire. Et, elle y parvenait terriblement bien.

— Ce n'est pas très professionnel, cela, Mademoiselle Johnson, murmura-t-il en posant ses yeux sur ses jolies lèvres roses.

— Qu'est-ce qu'il n'est pas professionnel, Monsieur Khanh ? Susurra-t-elle, d'un air mi-innocent mi séducteur, en détachant sa main de la sienne pour la poser délicatement sur les muscles de son torse.

Vildred posa alors son regard sur les doigts fins de la jeune femme, au niveau de son buste. Une des bagues qu'elle portait attira tout de suite son attention. Un arbre de vie qui contenait un œil en son centre était gravé dessus. Il la trouva belle et mystérieuse à la fois. Un peu comme Bella.

— C'est un bijou de famille ? Demanda-t-il innocemment.

La jeune femme se détacha brusquement de lui. Son sourire disparut et son visage se ferma. Elle se tourna alors, pour qu'il ne puisse pas lire dans ses yeux.

— Non, répliqua-t-elle plus froidement.

Il se rendit subitement compte qu'il y avait quelque chose avec cette bague. Elle semblait lui rappeler quelque chose de douloureux. À ce moment-là, il s'en voulut de l'avoir un peu froissée.

— Elle te va bien, tu sais. En fait, beaucoup de chose te vont bien, murmura-t-il, en laissant son regard un peu timide virevolter sur la jeune femme.

Le sourire regagna alors Bella. Mais, il voyait dans ses yeux une onde de tristesse se noyer.

— Merci.

Il se demanda ce que cette bague représentait pour elle. Il sentit pour la première fois une certaine détresse en elle. Et, c'est celle-ci plus particulièrement qui le toucha. Il commença à se prendre d'affection pour la jeune femme. Il eut envie de la protéger.

— Tu as des ennuis, Bella ? Lui demanda-t-il alors, en s'approchant d'elle, alors qu'elle lui tournait le dos, et en posant délicatement sa main sur sa taille.

Bella se retourna alors, plongea ses yeux dans les siens, et posa ses lèvres sur les siennes pour l'embrasser. Vildred se laissa faire, sentant des picotements naître dans le bas de son ventre. Il oublia tout. Toutes ses inquiétudes, ses problèmes, ses interrogations.

Il oublia même qu'elle ne lui avait pas répondu.

Souvenirs...

*

Cette bague était donc sortie de son esprit jusqu'à aujourd'hui.

Cet arbre de vie avec un œil inscrit au centre de son tronc était sans doute la marque d'une sorcière. Il eut donc la confirmation implicite que Bella portait un talisman.

Un talisman qui renfermait sans doute autant de secrets que ceux de la jeune femme.

A l'époque, il avait enterré cette interrogation, parce qu'il avait été happé par les sentiments qu'il commençait à éprouver pour la jeune fille. Il avait donc oublié le mystère qui planait au dessus de cette bague.

Aujourd'hui, cette dernière lui revenait en tête.

Investiguer à ce propos, était ce que son intuition de Chasseur lui soufflait.

Il n'avait donc plus qu'à retrouver la sorcière qui l'avait créée.