Chapitre six
Bonne lecture !
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Un peu mieux habillé – sans tache ni trou, tout du moins – Octavius se tenait devant la devanture du restaurant, la laisse d'Athy enroulée autour du poignet. Elle était plutôt sympa, assez sobre pour passer discrètement dans la rue calme où le restaurant s'était implanté, mais assez voyante pour attirer l'attention : il y avait de grandes vitres qui laissaient entrevoir les nombreux clients qui se trouvaient à l'intérieur, et Octavius déglutit. Tout le village s'était-il réuni ici ou bien cet endroit avait-il naturellement autant de succès ?
En entrant, la petite clochette au-dessus de la porte retentit et ce bruit le figea immédiatement – Athy remarqua son trouble et vint se coller à ses jambes, comme pour le soutenir –. Quelques regards se tournèrent vers lui, mais glissèrent sur son corps comme s'il n'était personne ; son souffle se relâcha et il remarqua une petite femme blonde s'approcher de lui. Elle avait de belles joues rosées et sautilla presque jusqu'à ses pieds avec un sourire discret. Son badge indiquait Iris Lindberg, et Octavius trouva soudain ces petites choses très pratiques.
– Monsieur ? Vous désirez déjeuner ?
Sa petite voix fluette était étrangement agréable à entendre, mais soudain son regard tomba sur sa chienne tranquillement assise sur le tapis de l'entrée. La gueule ouverte, elle attendait sagement qu'Octavius lui dise quoi faire.
– Vous acceptez les chiens ? marmonna-t-il en resserrant la poigne autour du tissu de la laisse.
Un homme sur l'une des tables avoisinantes fronça les sourcils, se tourna légèrement vers lui, puis reprit son repas sans faire de commentaire.
– Bien sûr, répondit-elle avec un sourire en tendant la main vers Athy.
Puis elle s'arrêta et releva la tête vers lui.
– Elle est gentille ? On m'a toujours dit de demander la permission avant de caresser un chien, mais elle est vraiment trop mignonne.
Octavius hocha la tête ; sa chienne était douce comme un agneau, et elle le resterait tant qu'il ne lui ordonnerait pas d'attaquer.
– Chouette.
Elle lui grattouilla le sommet du crâne quelques instants en gazouillant, affirmant que c'était le plus beau husky qu'elle avait vu de sa vie, puis se souvint soudain qu'elle était censée travailler. En une seconde elle fut debout avec des excuses, et lui proposa une table un peu à l'écart pour se faire pardonner de l'attente. Quand elle lui tendit le menu avec un petit air embarrassé, il lui demanda un café avant de manger. Si elle parut surprise, elle n'en montra rien et hocha la tête avant de repartir vers les cuisines.
Quand il baissa la tête, Athy était à moitié allongée sous sa chaise et le regardait avec ce qu'il interpréta comme la tête du « tu vois tu recommences ». Elle bouda et reposa sa gueule contre le sol.
Tout le repas fut bien plus dur que prévu ; les aliments étaient bons – ils devaient l'être, en tout cas –, mais il avait du mal à mâcher, à avaler, et au final tout avait un goût de carton. Son ventre se contractait de plus en plus, mais à force il savait que cela disparaîtrait un peu plus tard. Il commanda finalement trois autres cafés pour faire passer la nourriture plus facilement, et se força à grimacer un sourire quand Iris vint apporter une gamelle d'eau froide pour sa chienne. Elle posa son doigt sur ses lèvres pour lui faire comprendre d'être discret, puis retourna s'occuper des autres clients.
Ouvrir, croquer, mâcher, avaler.
C'était quelque chose qu'il faisait tous les jours – qu'il essayait de faire tous les jours –, mais son corps fondant comme une bougie allumée lui signifiait que ce n'était pas assez. Les gens autour de lui faisaient leur vie sans le regarder ; ils se levaient, partaient, arrivaient et rigolaient. Il y avait de tout dans cette pièce, des jeunes filles qui mangeaient avant de repartir en cours, des personnes âgées qui se retrouvaient ici pour ne pas rester seules chez eux, des hommes d'affaires de passage qui ne restaient qu'une trentaine de minutes avant de reprendre la route. En un sens, c'était si rassurant que parfois il parvenait presque à oublier et à manger sans trop se poser de question, mais le goût de carton réapparaissait et il devait faire une pause.
À un moment, au milieu du repas, un homme sortit de l'une des portes au fond – qui donnait sur un escalier en bois – et passa dans les rangées en demandant aux clients si tout se passait bien. À l'arrière de sa tête, il sentit quelque chose le titiller jusqu'à ce que le souvenir se rappelle à lui dans l'instant : Blaize De Luca. Iris l'appela patron, et plusieurs personnes lui serrèrent la main alors qu'il leur sortait de grands sourires commerciaux.
Depuis le collège, il avait grandi et s'était teint les cheveux en noir. Il était plus fin, un peu plus costaud, et ne portait plus ces affreux pulls à carreaux qu'il affectionnait tant à l'époque. Durant une fraction de seconde, Octavius se demanda s'il allait soudain se retourner vers lui et s'écrier « hey, Octavius Vasilis ? Alors, on a loupé sa vie ? ». Loupé, pas raté ; comme s'il était réellement passé à côté du plus important. Il se souvenait encore de sa langue de vipère qui accompagnait William partout où il allait, de celui qui s'était imposé de lui-même dans un collège qui ne laissait pas sa place aux différences.
Sa main commença à trembler et il la cacha sous la table, serrée sur sa cuisse. Mais à son grand soulagement Blaize repartit vers les escaliers comme il y était venu, et son passage fut aussitôt oublié. Dans un sens, il se sentit aussitôt très stupide ; qui était-il pour penser que Blaize De Luca se souviendrait de lui ? Octavius avait été un garçon effacé qui traînait de temps à autre avec le meilleur ami de Blaize, rien de plus. Tout ce qu'il savait, c'était qu'apparemment à l'époque il n'était pas « autant un enfoiré qu'il essaye de le faire croire », d'après les dires de William.
Serrant les lèvres, il glissa la moitié de sa viande sur le côté de son assiette puis regarda Athy l'avaler tout entière sans rechigner.
– C'est bien, chuchota-t-il en repoussant le reste des légumes. Tout va bien.
Il caressa sa chienne puis but cul sec le reste de son café avant de se lever de sa chaise. Il avait d'autres choses à faire.
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De jour, les ruelles paraissaient plus larges, même s'il savait qu'il n'en était rien. Pourtant, au fur et à mesure qu'il avançait, il sentit le ciel se rapprocher et les murs l'écraser : même en marchant au milieu de la route il sentait de grosses gouttes de sueur lui couler le long du dos, comme si le soleil tapait fort à travers les nuages.
Se concentrer sur chaque pas était bien plus facile que de penser à ce qui l'attendrait au bout de cette route. En vérité, ce n'était rien, rien de grave. Cela n'aurait pas du le faire paniquer, rien de cela n'aurait du le faire paniquer. Il aurait dû être triste, il aurait dû pleurer et porter du noir à longueur de journée. Mais ce qui le marquait davantage que la mort de sa grand-mère, c'était toutes les choses que ça entraînait ; un immense barrage qui venait de s'écrouler, et qui l'emportait loin, très loin au gré des courants.
Ce qui le poussait le plus à avancer, c'était Athy qui tirait sur sa laisse, chose qu'elle ne faisait jamais en temps normal. Elle se retournait et le regardait, puis tirait encore jusqu'à réussir à le traîner jusque devant une maison qui le bloqua dans l'instant. La laisse tomba au sol, et la chienne fit demi-tour pour aller se serrer contre ses jambes.
Octavius, lui, ne regardait plus rien d'autre que la façade un peu décrépie et les lierres grimpant sur les murs. La porte en bois qui perdait sa couleur, la boite aux lettres délavée dont le nom n'était plus lisible. Il y avait un petit jardinet devant, un chemin de béton qui menait jusqu'à l'entrée, et les herbes autour étaient bien trop hautes et montraient que personne ne s'en était occupé depuis des lustres.
Cette maison était laide, et Octavius était bien placé pour savoir que l'intérieur n'était pas mieux. Tout était étroit, gris ou beige, et les immenses meubles en bois prenaient toute la place dans les couloirs et les pièces. Même s'il avait voulu, jamais il n'aurait repris cet endroit : une fois toute la paperasse terminée, il la mettrait en vente et ferait disparaître tout ce qu'elle représentait.
C'était autrefois son chez-lui, c'était là qu'il avait grandi, qu'il s'était construit, et c'était ici que sa grand-mère était venue habiter après avoir quitté la capitale, quand Octavius avait eu vingt ans et qu'il avait enfin trouvé sa voie. Mais à présent, même cette femme exceptionnelle qui l'avait pris sous son aile n'avait pas suffi à le faire changer d'avis.
Plusieurs minutes passèrent ; des dizaines et des dizaines où il se contenta de fixer ce qui lui restait d'enfance avec une peur mal contenue et une boule à l'estomac. Il avait grandi, mais à cet instant il se donnait l'impression d'avoir à nouveau treize ans, et de vouloir partir en courant sans pour autant donner de raison.
Quand sa main se posa sur le portillon défraîchi, il la retira immédiatement et reprit son souffle.
Athy aboya soudain, et il tourna la tête vers elle.
– C'est pas grave, lui dit-il. On ira un autre jour, d'accord ? Rien ne presse.
Tout va bien.
Sur le chemin du retour, il la laissa courir tranquillement et ignora les nuages noirs qui réapparaissaient derrière lui. Il fallait juste qu'il retrouve cette supérette, en espérant qu'elle existe encore, et tout devrait s'arranger.
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Des bisous !
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