Chapitre 17 - Une question de volonté
À la suite de mon entrevue avec Edan, je me sentais apaisée, soulagée d'un poids beaucoup trop lourd. J'avais réussi à m'imposer dans la plus prestigieuse Maison de Saolem. J'avais réussi à m'intégrer auprès de ses membres les plus influents tels que Lucas ou Marvel. Surtout, j'avais réussi à convaincre le propriétaire tyrannique de cette institution de m'accepter.
J'avais cru qu'une bataille féroce m'attendait. Pourtant, comme je l'avais toujours espéré depuis que j'avais décidé d'intégrer la Maison, mes soldats étaient partis au front pour moi. Je n'avais eu qu'à attendre le verdict, qui me déclara non coupable et m'évita ainsi la peine capitale. Qu'avaient dit mes combattants pour ma défense ? Qui devrais-je allégrement récompenser ?
Ce moment avec Edan avait été particulièrement agréable et je ne pouvais m'empêcher de sourire à ce souvenir. Oui, c'était une agréable surprise.
Je me sentais comme un poisson dans l'eau. Tout était bien qui commençait bien.
« Maintenant, il faut s'assurer que nous nous rendions le plus rapidement possible au Tombeau du Guérisseur. »
Elle avait raison bien sûr. Plus vite nous atteignions ce Tombeau, plus vite nous pourrions rejoindre celui de Talia pour qu'enfin je retrouve ma vie calme sans Kondairas, divinités ou dimension étrange.
Je me remémorai ma plus récente expérience dans le monde des dieux la veille. L'amoncellement d'ossements. La froideur, l'obscurité.
Cela représentait-il qui était Talia ? Le genre de déesse qui était vénérée ? Des offrandes, des... sacrifices ?
Cela représentait-il ses tourments intérieurs ? Qu'est-ce qui pouvait avoir autant meurtri une âme ?
Qui était vraiment Talia De Moraz ?
La curiosité me brûlait.
Elle avait toujours semblé si sure d'elle, si arrogante. Ses remarques sarcastiques apportaient du piment à mes propres réflexions personnelles et c'était toujours terriblement amusant de les entendre. J'en venais à les espérer, les attendre avec impatience. J'avais souvent l'impression que nous étions deux jeunes femmes devant un pot rempli de friandises à critiquer les personnes fades et insipides qui tentaient de donner un sens à leur vie pathétique. Comme des amies.
Je voulais en apprendre plus sur elle. Pas sur la déesse. Sur Talia. Juste Talia.
Et alors que je ne lui avais jamais rien demandé depuis son apparition, rendue audacieuse par mon récent succès, je sautai le pas :
— Qu'est-ce que c'était ? demandai-je.
Je ne précisai pas de quoi je parlais car cela me semblait évident, mais devant l'absence de réponse, j'insistai :
— Cette... dimension parallèle ?
« C'est exactement ce à quoi tu penses. Un espace. Une dimension qui n'appartient qu'à moi. Mon monde. Mon Vittsoa. »
Encore un mot barbare.
— Pourquoi était-il... si sombre ?
Je regrettai de ne pas l'avoir devant moi, de ne pas pouvoir sonder ses expressions, analyser ses sentiments. J'avais toujours pris un grand soin à adapter mon discours selon le comportement d'autrui, m'alignant ou reculant quand la situation l'exigeait. Pourtant avec Talia, j'étais totalement aveugle. Si j'étais à présent certaine qu'elle ne lisait pas dans mes pensées, et même si nous partagions le même corps, je n'étais pas non plus capable de comprendre ce qu'elle ressentait.
Une fois de plus, elle ne répondit pas immédiatement. En fait, quand elle reprit la parole, j'y discernai une chose que je n'avais jamais pu identifier dans ses intonations.
Une certaine douceur et...
De la vulnérabilité.
« C'était la première fois que j'en créais un. »
C'était... surprenant. En avait-elle... honte ?
— Est-ce difficile ? D'en créer un je veux dire.
Je gardai un ton curieux, sans jugement. Je ne tenais pas à ce qu'elle se referme sur elle-même, qu'elle se défile. Je voulais comprendre. La comprendre.
« Pas vraiment. »
Elle fit une pause mais je ne ressentis pas le besoin de remplir ce silence. Je la laissai chercher ses mots.
« En fait, c'est une des choses primordiales qu'apprennent les divinités mineures. Leur pouvoir ultime, témoignage de leur puissance. Le Vittsoa représente le monde où ta propre parole fait foi. Où ta volonté est faite. Il s'agit du monde où tu es l'unique divinité. La divinité omnipotente, omnisciente. Entrer dans le Vittsoa d'un Sidia, c'est s'exposer à sa volonté, à ses désirs. La puissance des divinités mineures se déterminent par la force des Vittsoas. Il y a deux options une fois à l'intérieur : soit tu écrases sa volonté, soit tu t'y soumets. »
— Que se passe-t-il si la volonté du Sidia est écrasée ?
« Son Vittsoa est détruit, englouti par l'envahisseur. Une partie de l'Argia qui nous anime s'en trouve brisée, détruit. Il faut du temps pour s'en remettre. Bien plus qu'une vie humaine. »
Était-ce le sort subi par Nazar ? Sa volonté, son existence avait-elle été réduite à néant par la déesse des Désirs ?
— Et que signifie s'y soumettre ?
« Les Sidias sont fiers. La soumission n'est jamais une option. »
Pourtant, elle n'avait pas hésité à me conseiller de m'incliner devant la statue. Par la même occasion, elle s'était elle-même imposée cette humiliation. Était-ce la raison de sa violence à l'encontre du dieu dans son espace ?
« Mais si cela devait arriver, cela signifierait renoncer à son Vittsoa. Ton espace deviendrait une prolongation du sien et tu ne pourrais plus en avoir. »
Une soumission totale.
« Tu renoncerais à ton droit divin. »
Elle laissa un autre silence et ses prochains mots ne furent qu'un murmure.
« C'est un sort bien pire que l'annihilation pour certains d'entre nous. »
Pour elle, je n'en doutais pas.
— Alors... Avec Nazar, tu as écrasé sa volonté n'est-ce pas ?
« Pas exactement. Mais le résultat est en effet le même. C'est lui qui a tenté d'écraser ma volonté, de me soumettre. S'emparer de mon monde. Son échec s'est soldé par l'éclatement de son esprit et la destruction de son Vittsoa. »
Comprenant sans doute que c'était compliqué pour la stupide et faible humaine de saisir ces concepts, elle recommença toute son explication en repartant du début.
« Ayant senti ma présence, il a cherché à nous attirer dans son Vittsoa. C'est pourquoi chaque âme des aventuriers a disparu les unes après les autres, convoquée pour leur jugement dernier devant Nazar comme unique bourreau. Quand est arrivé notre tour, au lieu de le rejoindre dans sa dimension, j'ai forcé son apparition dans la mienne. Désemparé, il a tenté de s'en emparer. Il a refusé la soumission. Et je l'ai repoussé. »
— Que lui est-il arrivé ? « L'éclatement de son esprit »... Est-ce qu'il... a disparu ? Définitivement ?
« Non. Un Sidia ne disparaît jamais totalement, à moins de subir une annihilation. S'il était dans son Tombeau c'est qu'il avait été tué, par quelques méthodes que ce soit. Un Tombeau à son effigie a donc été érigé. Les Tombeaux sont des lieux de repos pour les divinités. Sacrés. Ils leur permettent de rassembler leur essence, l'Argia qui les façonne, afin de renaître. Nazar n'avait pas accumulé beaucoup d'énergie. Le Tombeau n'était pas ancien. Il doit maintenant recommencer sa renaissance. Qu'il ait déjà été capable de façonner un Vittsoa témoigne de sa puissance. Je n'avais jamais entendu parler de lui, mais nul doute qu'il était compétent. »
Que Talia reconnaisse la valeur d'un de ses pairs m'étonna plutôt agréablement. Elle n'avait donc pas que du mépris pour ses semblables.
Je comprenais un peu mieux ce qu'il s'était passé là-bas. Le combat de volonté qui avait opposé les deux divinités. Mais quelque chose me chiffonnait.
— Pourquoi as-tu refusé d'aller dans sa dimension ? Si tu n'avais jamais créé de Vittsoa c'était dangereux non ?
« Un Sidia est toujours plus puissant dans le monde qu'il régit. M'aventurer sur son terrain était un risque que je n'ai pas voulu prendre. Je suis... limitée, sous cette forme. Et je ne peux pas pleinement rassembler mon essence. Je ne suis pas certaine en l'état actuel que j'aurais pu contrer sa puissance si l'Argia suivait ses règles. »
Je sentais sa frustration à ses mots. Reconnaître sa propre faiblesse lui coûtait. Pourtant, en un quart de seconde, elle n'avait pas hésité et avait pris la décision de tenter de créer un monde entier plutôt qu'encourir le risque de devoir s'opposer à Nazar sur son territoire. Un frisson me parcourut. Et si, prisonnières de l'espace de Nazar, elle avait refusé de se soumettre et qu'elle avait été écrasée, que serait-il advenu de moi ?
Secouant la tête, je chassai mes sombres pensées. Inutile de se torturer avec ça, cela n'avait pas eu lieu et Talia avait assuré, comme la déesse brillante et toute puissante qu'elle était.
Aussi neutrement que possible, je demandai :
— S'il s'agit de l'aboutissement des divinités... Pourquoi n'avais-tu jamais créé de Vittsoa ?
J'étais peut-être allée trop loin. Je ne voulais pas la blesser, ou qu'elle se sente rabaissée. Son aveu de faiblesse récent devait en plus lui peser. J'avais mal choisi mon moment.
C'était comme si j'essayais de dompter un chat sauvage. Si Talia avait été un félin, ses poils se seraient hérissés et elle m'aurait feulé à la figure, toutes griffes dehors.
Le silence dura.
J'hésitai à ajouter quelque chose mais je ne voulais pas qu'elle sente ma compassion qu'elle aurait pu mal interpréter, en de la pitié à son égard. Alors je me tus et attendis.
Finalement, quand elle reprit la parole, la douceur, la vulnérabilité étaient de retour. J'y décelai également un brin de nostalgie.
« J'en avais déjà créé. Mais il y a de cela très, très longtemps. Dans une autre vie, une vie si lointaine que je l'avais oubliée. Un temps où je n'étais alors qu'une enfant parmi les nouveaux dieux. Où la découverte de choses nouvelles m'enhardissait d'une joie candide. »
Je n'osai songer à quand cela remontait. Les hommes existaient-ils seulement en ce temps-là ? En revanche, j'essayai de me représenter une déesse enfant. L'image d'une petite fée me vint en tête. Je l'imaginai s'émerveillant de lucioles virevoltant dans la nuit étoilée au milieu d'une forêt luminescente.
« Je n'ai jamais eu à créer le mien. Tout simplement car je n'en avais pas besoin. »
Elle parlait de sa vie adulte, en tant qu'Impératrice.
« Le monde qui m'entourait obéissait déjà aux moindres de mes désirs. »
La chair de poule recouvrit ma peau. Un sentiment de malaise m'étreignit. J'avais bien compris que Talia était une Sidia importante. Ne fus-ce que par son titre, l'Impératrice.
Pourtant, ses mots me glacèrent.
Cela signifiait qu'aucun dieu ne parvenait à la soumettre dans leur propre dimension.
Quel devait être le niveau de puissance de la déesse pour que même le monde qui l'entourait se plie à sa volonté ? Pour que celui-ci devienne son monde ?
Je me demandais ce que je ressentirais si j'étais la maîtresse de... absolument tout.
— Cela me semble bien solitaire.
Je regardai le plafond depuis le début de notre échange, absorbée par ses paroles. Pour la première fois, je ressentais de la compassion pour Talia.
Quand on parvenait à s'élever si haut que plus personne ne pouvait nous atteindre, sur qui pouvions nous compter ?
« Ça l'était. »
Je pouvais sentir dans ses mots la tension, les sombres pensées qui l'avaient envahie.
Je repensai à ce qu'elle m'avait avoué lors de notre première discussion.
Quelqu'un l'avait trahie. C'était ce qui avait mené à sa mort. Pire, on avait tenté de la faire totalement disparaître.
La bile me monta à la gorge.
C'était une des rares personnes à qui elle avait dû accorder sa confiance, une des rares personnes à oser l'approcher.
Un intense sentiment de révolte à son encontre m'envahit.
La déesse avait dû en être terriblement blessée. Quand elle serait de retour, le traître s'en mordrait les doigts. Elle ne lui offrirait aucun cadeau.
— Comment le crées-tu ? Est-ce que tu peux choisir ce qui le constitue ?
Je voulais revenir sur un sujet plus léger, même si cela restait superficielle, après tout ce qu'elle m'avait confiée.
Je l'entendis ricaner et, rassurée, cela m'arracha un sourire.
« J'ai bien compris que cela ne t'avait pas plu. »
— Disons que c'était étrange d'être là sans être là.
« Tu prêches une convertie. »
— Je comprends mieux maintenant ce que tu ressens. Et je comprends mieux pourquoi tu ne cesses de jacasser dans ma tête.
« Je ne jacasse pas. »
Elle jacassait.
— En parlant, tu as moins l'impression de te... noyer.
« Pour répondre à ta question initiale, je vais le... remodeler. »
Elle semblait... gênée ?
Mais c'était pourtant délirant, de mon point de vue.
— C'est génial ! m'enthousiasmai-je. Tu veux dire que tu vas créer ton propre monde ? Pourrais-je voir ?
« Sa première manifestation était dans l'urgence, je n'y ai donc rien apporté. Il s'agissait de la manifestation brute de mes émotions, de ma colère, de mon sentiment grandissant de vengeance. De ma volonté à piétiner autrui. »
Charmant. L'amoncellement de squelettes, le trône en son sommet, les ténèbres...
J'étais bien contente de ne pas faire partie des cibles de sa vengeance.
« Cette fois, je prendrais soin de créer. De générer à mon image, selon mes désirs. »
Je souris. C'était un beau projet. J'aurais aimé pouvoir faire quelque chose de similaire.
Si l'on y réfléchissait, c'était un peu comme de l'architecture ? Ou de la maçonnerie ? Mais à la place des habitations, c'était un monde entier qui résulterait du projet.
De la création pure et simple.
« Hors de question que tu y mettes les pieds cependant. Je ne veux pas qu'un être inférieur le pollue, contrairement à d'autres Sidias. »
Et la Talia condescendante était de retour. Les dieux en soient remerciés, elle allait bien.
— J'y pense... Comment se fait-il que tu te sois éteinte si peu de temps ? Est-ce dû au fait que tu n'as pas manipulée l'Hitzord cette fois ?
« Je ne me suis pas éteinte. »
Je fronçai les sourcils.
— Comment ça ? Je ne sentais plus ta présence.
« Oui, je suis restée dans mon Vittsoa. J'avais envie de commencer sa structuration. »
Ma mâchoire m'en tomba. Je me redressai dans mon lit.
Était-elle en train de m'annoncer, le plus naturellement du monde, qu'elle m'avait laissée seule dans le Tombeau d'un dieu, remplis de Kondairas à la recherche d'une plante qu'elle m'avait demandée de récupérer pour aller s'amuser avec son nouveau jouet ?
La moutarde me monta au nez.
— Tu plaisantes j'espère ? Tu m'as laissée toute seule pour aller décorer ta maison ?
Je crachai mon mépris, n'ayant aucune intention de le sous-exprimer.
D'un ton nonchalant, comme s'il n'y avait aucun problème — alors qu'il était évident qu'il y en avait un énorme — elle répondit :
« C'est pour cette raison que nous cherchions à rejoindre le Crépuscule Pourpre non ? Mission accomplie. »
Non ! Ce n'était pas pour que tu puisses t'amuser pendant que je risquais ma vie, non ! Et j'avais fini par être blessée, par tous les dieux ! Elle ne m'avait même pas demandé si j'allais bien.
Saleté de déesse.
Mais j'eus soudain une révélation qui balaya ma fureur.
— Attends... Cela veut dire que tu peux disparaître dans ton monde sans que je ne vienne ? Que je peux être... seule ?
Mon soulagement faisait sans aucun doute écho au sien.
« C'est en effet le cas. C'est une des raisons qui en ont fait ma priorité. Plus besoin que j'assiste à l'élimination de tes déchets. C'était si rabaissant. »
Je grimaçai. Bien plus pour moi que pour elle !
Je rayonnais soudain. C'était finalement une très bonne nouvelle cette histoire d'espace. Bien que légèrement terrifiante.
J'aurais pu lui demander pourquoi elle n'y avait pas pensé avant dans le but de la blesser pour me venger. La réponse était assez évidente : elle ne se souvenait plus de comment faire. Seul son instinct de survie, sa fierté bafouée mise à l'épreuve lui avait permis de se rappeler. Mais je décidais de laisser couler, en bonne personne compatissante que j'étais.
J'étais de vraiment bonne humeur aujourd'hui.
**--- Note de l'auteur ---**
Merci pour votre passage ! J'espère que l'histoire vous plaît ! <3
Je serais à l'étranger dimanche prochain donc pas de chapitre la semaine pro, désolée... Mais j'en publierais deux la semaine suivante pour me rattraper ! ;)
À très vite !
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