Chapitre 13 - Gaëtane : Confession dans le bar.
Cléo et Asha avaient disparu derrière la porte de notre bureau. Que faisaient-elles ? Je ne savais pas, et j'étais assistée par des béquilles pour le moindre mouvement. Thibault, Bastien et Cassiopée discutaient encore alors que je n'écoutais plus. Mon regard accrocha la poignée de la porte. Je mourrais d'envie de l'ouvrir. Je les entendais vaguement parler et rire, se rapprocher de plus en plus. Elle n'avait pas eu d'autres amitié que Thibault depuis des années. Et je savais pourquoi. Je la voyais de plus en plus heureuse aux côtés d'Asha, mais de mes yeux, j'avais encore du mal à cerner leur relation. Pour elles, cela devait être encore flou, surtout après seulement presque deux semaines.
Cléo devait avoir du mal à s'y faire et à savoir comment réagir. Tout était confus, une essence de renouveau. Mais il fallait qu'elle se débrouille seule, quitte à ce que cela prenne plusieurs semaines, plusieurs mois. Je la voulais heureuse, au bout du compte, et j'espérais qu'elle le savait. Je m'adossai au clic-clac et soupirai d'insatisfaction. Il était impoli de les interrompre, à quoi bon fantasmer sur les amitiés de ma sœur. J'étais l'esclave de ma blessure, celle qui m'empêchait de me lever. Non, il ne s'agissait pas de ma fracture, mais bien de la danse qui allait s'effacer peu à peu de mon esprit. Une frustration brusque et féroce me prenait aux tripes et me força à m'intégrer dans la conversation des garçons et de Cassiopée afin de paraître la moins perturbée possible. La saveur de notre repas résidait encore dans ma bouche. Ce sentiment était désagréable, mais mêlé au goût du dîner rendait ce moment un peu plus supportable.
Je parlais doucement, je ne voulais pas me faire remarquer, être celle à qui on se sentirait obligée de poser une liste interminable de questions. Les sourcils froncés, mes amis mettaient probablement cela sur le compte de ma fracture, de mes béquilles et de mon incapacité à bouger seule. Les bras croisés sur mon plexus, j'observais le visage clair de Cass parsemé de taches de son. Ses yeux limpides se tournaient de temps à autre vers moi. Elle avait compris avant tout le monde que mon esprit n'était pas tranquille.
— Et si on faisait autre chose ? demanda-t-elle aux autres sans préciser que c'était pour moi.
Thibault haussa les épaules.
— Ce que vous voulez.
— Je propose un action ou vérité, déclara Bastien.
— Tu t'emmerdes à ce point ? l'interrogeai-je à mon tour, interloquée.
— Non, mais ça me permettra de connaître un peu plus Thibault et Asha puisque je n'ai pas eu l'occasion de les croiser plus tôt.
Loin d'être sauvées par le gong, Cléo et Asha sortirent du bureau. Les yeux brunâtres de l'Amérindienne pétillaient d'émerveillement. Les peintures de ma sœur l'avaient, de toute évidence, conquise. Elles revinrent à pas de loup tout en continuant de discuter. Nous étions tous là, à les observer parler puis s'installer sur le clic-clac. En quelques secondes, elles se rendirent compte que l'ambiance était silencieuse autour d'elles. Cassiopée leur expliqua brièvement le programme et sans mal, elles acceptèrent volontiers.
— Le plus jeune commence, ajouta Bastien juste à côté de sa soeur.
Thibault se prononça. Il était le dernier né de ce petit groupe, le vingt-deux juin.
— Asha, action ou vérité ? demanda-t-il d'une voix claire et posée.
— Action, déclara-t-elle, le sourire aux lèvres.
— Embrasse la joue de ta voisine de gauche.
Nous nous regardâmes tous les uns après les autres, bouche bée. Thibault avait un gaydar hors pair, et lorsqu'il avait l'audace de demander ce genre de requête, il savait qu'elle allait mener quelque part. Pour lui, ce n'était pas assez rapide, il voulait obtenir le fin mot de l'histoire. Elles se regardèrent, dubitatives avant de s'exécuter afin de jouer le jeu.
Asha était la seule à posséder un teint hâlé qui pouvait nous réchauffer. Elle était l'étrangère, mais elle semblait déjà bien intégrée à notre groupe aux peaux pâles. Les joues de Cléo s'empourpèrent d'embarras, parce qu'elle savait pertinemment que son meilleur ami en avait fait exprès et qu'il voulait la tester.
— Bastien, action ou vérité ? demanda Asha.
Aussitôt, il répondit vérité. Ce à quoi elle enchaîna :
— Quelle est ta plus grande peur ?
Aux côtés de Cassiopée, il se racla la gorge. Il hésita un instant et son regard prit un ton plus sombre que d'ordinaire.
— La mort.
Un silence coupa court à la conversation. Le jeu s'était interrompu, plongé dans un malaise inexplicable. Qu'est-ce que sous-entendait cette phrase ? Même à sa tête, je pouvais deviner que Cassiopée ne le savait pas elle-même. Ses sourcils étaient la définition de l'incompréhension. Alors c'était ça ? Ce qui l'avait brisé ? Quelle mort pouvait-elle être aussi brutale pour que sa propre sœur ne soit pas au courant ? Ce garçon était encore une énigme, et pas seulement pour moi. Nous laissâmes cette phrase sans réponse sur le banc de touche avant de continuer.
— Thibault, action ou vérité ? l'interrogea-t-il d'une voix monocorde.
— Action, affirma-t-il avec confiance.
— Chante-nous quelque chose. Ce que tu veux.
Bastien ne le savait pas, mais le chant était l'une des seules passions du meilleur ami de Cléo. Il passait la plupart de son temps à s'entraîner, à répéter sans relâche les paroles d'une chanson. Et ce, depuis des années maintenant. En un instant, la voix claire mais grasse de Thibault résonna. Il avait choisi, pour sa représentation, une chanson française que j'avais déjà entendue des dizaines de voix. Son tempo était toujours excellent, même face à plusieurs personnes, à un public plus grand et peut-être plus attentif. Il souriait, satisfait de faire frémir nos oreilles. Il continua encore sur quelques phrases et baissa le timbre de sa voix de plus en plus avant de la laisser s'éteindre. La luminosité extérieure se reflétait sur ses cheveux bruns et lui donnait un air plus angélique que d'ordinaire. Il savait mouler sa voix à ses paroles, et c'était indéniablement son plus grand point fort.
— Gaëtane, action ou vérité ?
— Vérité, avouai-je à demi-mot.
Je ne voulais pas vraiment parler, mais je n'avais pas le choix. C'était le jeu. Aussitôt, il me demanda :
— Qu'est-ce qui te plaît le plus chez Cléo ?
— Comme si tu ne le savais pas, ris-je de bon cœur.
— Si, mais les autres peuvent savoir aussi, rétorqua-t-il avec le plus grand des sourires.
Je pris une grande inspiration et me prononça :
— Son côté de battante. Les efforts qu'elle fournit pour lutter contre ses problèmes, même si à l'intérieur, ça ne va pas. C'est, de toute évidence, quelque chose que je ne pourrais jamais acquérir.
Même Cléo le savait déjà. Elle savait que je l'admirais et inconsciemment, je savais qu'elle me jalousait pour tout ce que j'avais accompli. Combien de fois je lui avais dit qu'elle était forte et qu'elle pouvait avoir le courage de sortir la tête hors de l'eau. Tantôt elle m'écoutait, tantôt elle m'ignorait. Du coin de ma vision, je l'observais sourire. Elle était à moitié cachée par Asha qui semblait elle-même touchée par mes paroles.
— Asha, action ou vérité ? continuai-je, le sourire aux lèvres.
— Vérité.
Je fis mine de réfléchir alors que cette question me trottait dans la tête depuis déjà un moment :
— As-tu déjà ressenti de la pitié pour Cléo ?
La bouche entrouverte, elle resta interdite un instant alors que le teint de Cléo avait blanchi plus que de raison. Je connaissais déjà la réponse, mais Cléo, et toutes les personnes qui se trouvaient ici devaient s'en assurer afin de les laisser bâtir quelque chose entre elles.
— Non, bien sûr que non, chevrota-t-elle face aux autres.
Le regard assassin de Cléo qu'elle me lançait depuis tout à l'heure s'adoucit en un clin d'œil. Elle semblait soulagée, comme si cette simple question bloquait cette relation depuis le début. Amitié ou plus, elle devait s'en débarrasser et souffler, plus qu'à me remercier.
Durant près de deux heures, nous continûames avec rythme. Asha avait vécu la moitié de sa vie dans sa tribu, en Amérique, avant de déménager ici avec son père afin d'opter pour une vie plus urbaine et gonflée par la technologie. Tout ce que disait Cassiopée, je le savais, tout ce qu'elle précisait aussi, parce qu'à part son frère, personne ne la connaissait aussi bien que moi. Dans ce genre de moments, quelqu'un m'aurait au moins une fois demandé de faire quelques pas de danse et de m'amuser entre le comptoir du bar et la table basse. Bastien devrait bien aller travailler jusqu'à tard le soir, ce qui obligea Cassiopée à devoir rentrer chez elle. Rapidement, elle disparu tandis qu'Asha et Thibault se préparèrent à leur tour. Les deux mots qu'avaient prononcés un peu plus tôt résonnaient encore en main. « La mort. » J'eus un frisson.
Asha et Thibault partirent après nous avoir salué alors que Bastien se contentait de dépoussiérer ses vêtements. Il était déjà vêtu d'une chemise unicolore et sobre ainsi que d'un jean tout aussi sombre que sa chevelure, et ce depuis le début de la journée. Il sentait la propreté en permanence. Je pensais déjà le suivre jusqu'au rez-de-chaussée, parce que je n'avais plus rien à faire dans cet appartement devenu silencieux. Mais cela voudrait aussi dire consommer, et étais-je vraiment prête à débourser encore mon argent dans un verre ? Si c'était un prétexte pour savoir ce qu'il avait sous-entendu tout à l'heure, alors oui, je le ferai.
— Je descends avec toi, affirmai-je, toujours assise sur notre canapé.
Il acquiesça sans se douter de ce qui pouvait se cacher derrière mon intention. À l'autre bout du canapé, Cléo y était encore installée. Il ne restait que la place d'Asha, vide. Ma jumelle tenait son abdomen de ses deux mains et continuait de grimacer sans modération.
— Tu vas t'en sortir seule, Cléo ?
Elle grogna à moitié, même s'il n'était pas méchant.
— Oui, j'attendrais juste que mes douleurs passent et je nettoierais toute la vaisselle sale.
Les assiettes étaient encore empilées sur le bord de la table, prêtes à être lustrées. Des résidus de nos pâtes bolognaise restaient encore. De la sauce tomate, des épices, tout ce que je détestais de savonner moi-même au-dessus de l'évier. Je finis par ramasser mes béquilles couchées contre le canapé avant de m'appuyer dessus et de me lever. Je gardai le visage fixe sur l'une de nos petites lucarnes près du comptoir. Elle était de nouveau cachée par nos tabourets étriqués blancs. Après avoir rejoint Bastien près de la porte d'entrée, nous partîmes avant de nous rendre compte que je ne pouvais pas descendre les escaliers comme je l'avais espéré. La porte claqua derrière nous avant qu'il attrape mes deux appuis. Je me servis de son bras droit avant de dévaler les escaliers bancales à cloche-pied. Nous manquâmes à plusieurs reprises de tomber, mais une fois à l'extérieur, j'étais soulagée.
Je récupérai mes béquilles et le suivis sur un bon mètre avant de tomber nez à nez avec l'entrée du café Le Reflet. Les parfums de boissons chaudes et de repas bien garnis s'entremêlèrent rapidement. Bastien prit soin de m'attendre, de marcher plus lentement avant que je ne puisse m'installer à l'un des tabourets du bar. Il remplaça son collègue et enfila rapidement son uniforme plié en quatre à l'intérieur d'un des placards du petit muret.
— Je te sers quoi ? me demanda-t-il en se redressant vers moi.
— Un diabolo fraise, pour l'instant.
Je posai mon plâtre sur l'une des barres en métal noir du haut siège avant de poser mon regard sur lui et de l'observer préparer mon verre. J'attendis qu'il se calme et termine de triturer sa vaisselle. Un soupir s'échappa de ma gorge avant d'ancrer mes yeux dans les siens d'un bleu profond.
— Qu'est-ce que tu voulais sous-entendre tout à l'heure ?
Il arqua un sourcil, fit mine de ne pas comprendre.
— De quoi parles-tu ?
— Ta plus grande peur est la mort, c'est ça ? Si Cass avait l'air surprise c'est que ce n'était pas le cas avant. C'est une mort qui te rend aussi fade ?
Il était toujours aussi hésitant à se confier. Je finis par me dire que même le plus infime détail, je ne l'aurai que lorsque j'aurai remporté la partie. Avec lui, je ne savais jamais comment m'y prendre ni que dire, parce qu'il savait inconsciemment me déstabiliser.
— Oui, mais on en a déjà parlé, fit-il remarquer.
— Cette personne est morte il y a combien de temps ?
Il lâcha un soupir démesuré avant de s'accouder au comptoir et de tenter de capter encore plus mon attention par le regard.
— Il y a quelques semaines, tout au plus. Mais je n'ai pas envie de parler de ça pour l'instant. Tu ne réussiras pas à me faire cracher le morceau avant l'heure. Toi, avec Cléo, vous voulez que je me pointe tous les matins chez vous pour que je vous aide ? me demanda-t-il sans pointe d'agacement.
— J'aurai préféré que tu soulages ta peine plus rapidement que ce que tu as envisagé, mais visiblement ce n'est pas possible, c'est compliqué de te sortir les vers du nez, Bastien. Et oui, si cela ne te dérange pas. Au moins les jours où Cléo souffre vraiment, j'aimerais de l'aide. J'espère simplement que demain matin, je n'aurai pas à rechanger nos draps.
— Je sortirais les vers de mon nez quand tu auras gagné, Gaëtane.
Je savais très bien ce que cela signifiait, mais comment m'y prendre ? Je n'en n'avais aucune foutue idée.
— Si je savais comment me comporter avec toi, tout serait plus simple.
Dans l'ambiance psychédélique, il s'accouda à nouveau sur le bar, se rapprocha de moi et m'observa, les yeux dans les yeux. Je ne voyais plus le bleu nuit de ses pupilles mais une tristesse abyssale, un mal-être permanent.
— Je ne sais pas, amuse-toi, souffla-t-il en se penchant de plus en plus vers moi.
Mon palpitant était prêt à sortir de ma cage thoracique lorsque ses lèvres fraîches se posèrent sur les miennes. Tout mon être tremblait, mais ma tête ne suivait pas. Je me liquéfiai de honte, et son humeur avait beau être molle, je ne pouvais m'empêcher de profiter d'une chaleur passagère. Son aura se détacha amèrement de moi, mais je n'en n'avais pas assez. Mes yeux, restés ouverts, avaient du mal à se représenter un Bastien aussi dévergondé que celui-ci, et dans son regard, je ne savais pas ce que ce baiser voulait dire pour lui.
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